Le gaz de schiste, fuite en avant d’un régime corrompu aux manettes d’une Algérie rendue malade de son or noir ? C’est le constat dressé par Hocine Malti, qui participa comme jeune ingénieur à la création de l’entreprise algérienne des hydrocarbures, la Sonatrach. Aujourd’hui consultant pétrolier, il est l’auteur de « Histoire secrète du pétrole algérien » (éd. La Découverte, 2010). Il revient avec nous sur le contexte dans lequel s’inscrivent les projets actuels d’exploitation du gaz de schiste dans le Sahara algérien, sur l’influence des intérêts français, et sur l’importance du mouvement de résistance des populations locales.
C’est en janvier 1956, six ans avant l’indépendance, qu’est découvert le premier gisement de pétrole de l’Algérie. Jusqu’à quand les hydrocarbures algériens sont-ils restés un monopole de fait des entreprises françaises ?
Hocine Malti : À partir de la découverte du pétrole à Hassi Messaoud en 1956 et jusque dans les années 1970, seules des entreprises françaises exploitaient les hydrocarbures du Sahara algérien. Étaient présents les ancêtres de Total et d’Elf, mais aussi ceux des groupes parapétroliers comme Vallourec. Au moment de l’Indépendance, les accords d’Évian ont instauré une sorte de co-souveraineté sur ces ressources. Du côté algérien, nous n’avions initialement ni les moyens, ni les hommes, ni l’argent pour exploiter les hydrocarbures. Mais nous avons construit la Sonatrach, qui a été l’une des premières compagnies pétrolières nationales du Moyen Orient, et l’Algérie a su instaurer petit à petit des relations plus équilibrées avec les multinationales étrangères.
Ce n’est qu’à partir de 1971 que les partenaires de l’Algérie se sont diversifiés ; auparavant, tout était géré à 50/50 entre Français et Algériens, et si les Américains voulaient venir par exemple, il fallait qu’ils négocient non seulement avec nous, mais aussi avec la France ! Même la fixation du prix du pétrole algérien – qui sert de base au calcul de l’impôt – se faisait à deux ! Vous pouvez imaginer la frustration du côté algérien.
L’influence française sur le secteur des hydrocarbures algériens n’a-t-elle pas perduré après les nationalisations ?
Si. À l’intérieur même du système algérien, il y a eu beaucoup de résistances, si bien qu’avec Chadli Bendjedid en 1978 (président de la République jusqu’en 1992, ndlr), il y a eu à nouveau une certaine emprise française sur le pétrole algérien, qui a duré pratiquement jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Bouteflika en 1999. Au moment des nationalisations de 1971, nous avions été très étonnés qu’Elf décide de claquer complètement la porte, comme par dépit. Mais Elf était une compagnie d’État, qui ne raisonnait pas seulement en termes industriels mais aussi en fonction de la politique du gouvernement français. Du côté de Total, en revanche, la logique était complètement différente : tant que cela restait profitable pour eux, ils restaient.
D’ailleurs, même avec les nationalisations, leur pourcentage de participation n’a pas baissé de beaucoup. Total est donc resté en Algérie, même si à partir du moment où ils ont absorbé Elf, ils ont dû changer un peu de politique. Total a continué à exploiter le champ pétrolier de Hassi Messaoud jusqu’en 1992. Aujourd’hui, cette entreprise travaille dans le domaine pétrolier dans le Sud-Est et est également présente dans l’Ouest, là où il y aurait beaucoup de gaz. Le puits polémique qui a été foré par fracturation hydraulique près d’In Salah se trouverait sur une concession dont Total est partie prenante. N’oublions pas non plus que Gaz de France, aujourd’hui intégrée à GDF Suez, a toujours été un client important pour le gaz algérien, et que le gouvernement français a tout fait pour qu’elle en reste le client privilégié, sinon exclusif.
La France a-t-elle vraiment encore suffisamment d’influence en Algérie pour qu’il y ait effectivement eu un accord secret avec le président Bouteflika, comme l’a rapporté la presse, afin que les entreprises françaises expérimentent le gaz de schiste sur le territoire algérien ?
J’ai vu cette information, mais je n’ai pas de preuve. Ce ne serait pas étonnant qu’un accord de ce type ait été passé.
Qu’est-ce qui a changé avec l’arrivée d’Abdelaziz Bouteflika au pouvoir en 1999 ?
Depuis l’indépendance, c’est l’armée qui gouverne en Algérie : elle choisit les présidents. Suite à la guerre civile, l’armée avait besoin d’une vitrine civile, quelqu’un qui soit suffisamment connu à travers le monde... Ils ont choisi Bouteflika qui avait été ministre des Affaires étrangères de Boumediene et qui s’attendait à lui succéder en 1978, mais ils lui ont d’emblée fait comprendre qu’il n’était là que pour exécuter les ordres. Lors de l’élection de 1999, il était officiellement candidat indépendant mais tout le monde savait que l’armée était derrière lui, et tous les autres candidats se sont retirés la veille du scrutin. Bouteflika est donc allé chercher des soutiens à l’étranger, en France mais aussi aux États-Unis.
Il voulait jouer le même rôle que le roi d’Arabie Saoudite ou le président égyptien, qui sont les deux partenaires les plus importants des États-Unis dans la région. Il a donc nommé ministre de l’Énergie son ami Chakib Khelil, avec lequel il a grandi et qui était à l’époque à la Banque mondiale. C’est alors que les compagnies pétrolières américaines sont revenues en Algérie.
Puis il y a eu les attentats du 11 septembre, qui ont été du pain béni pour Bouteflika et pour l’armée. Ils avaient infiltré les extrémistes qui s’étaient rendus en Afghanistan, et ils ont donc pu se refaire une virginité politique en offrant aux États-Unis toutes les informations qu’ils avaient ainsi récoltées. Le président Bush a accepté l’offre, à condition d’avoir aussi accès au pétrole algérien. Mais pour les États-Unis comme d’ailleurs pour la France, l’importance de l’Algérie ne tient pas uniquement aux hydrocarbures ; elle tient aussi à des considérations de sécurité régionale. On sent par exemple aujourd’hui que la France aimerait bien intervenir militairement en Libye, au besoin dans le cadre d’une coalition internationale si les Nations unies refusent. L’Algérie jouerait certainement un rôle central dans une telle coalition si elle devait voir le jour.
Qui sont les autres acteurs impliqués dans le secteur des hydrocarbures en Algérie ?
Il y a l’entreprise italienne ENI, mais sa place tend à se réduire. Il y a aussi les Russes, à travers Gazprom, Anadarko (USA), Statoil (Norvège) ainsi que BP (Grande-Bretagne). BP détient des concessions de gaz très importantes dans le Sud algérien, mais ne les exploite pas pour le moment en raison des excédents de gaz sur le marché mondial.
Vous soulignez dans votre livre combien la manne pétrolière a eu des conséquences néfastes pour la société algérienne, en favorisant la corruption et la dépendance de l’économie envers les hydrocarbures.
L’Algérie n’est pas malade de son pétrole mais de ses dirigeants. On dirait qu’ils se sont arrangés pour faire en sorte que l’Algérie importe tout ce dont elle a besoin. Si vous vous promenez dans Alger, vous avez l’impression d’être dans un pays riche car on y trouve tout ce qu’on veut. Mais c’est une richesse artificielle : tout cela, c’est l’argent du pétrole. Sauf que le régime a habitué les gens à pouvoir trouver toutes ces marchandises importées, et se retrouve un peu piégé s’il n’y a plus assez de pétrole ou si son prix baisse. C’est ce qui s’est passé dans les années 1980, et cela a débouché sur les manifestations d’octobre 1988 brutalement réprimées par l’armée. On peut se demander si aujourd’hui, avec la baisse du prix du pétrole, on ne va pas dans la même direction.
L’autre grand problème est bien sûr la corruption. Les recettes actuelles de l’Algérie sont de l’ordre de 70 milliards de dollars par an grâce au pétrole. Or ce qui est inscrit au budget de l’État, c’est seulement une trentaine de milliards. Où passe le reste ? Cette corruption cause des dégâts inimaginables dans la société : les milliardaires d’en haut ont réussi à contaminer le peuple en créant tout une chaîne de complicités. Tout le monde a compris que c’est comme cela que cela fonctionne, et chacun tente de négocier le petit pouvoir qu’il détient. Il y a énormément de révoltes aujourd’hui en Algérie.
On parle de 10 000 émeutes tous les ans en différents coins du territoire – soit une trentaine d’émeutes par jour ! Les gens savent très bien que leur pays était riche et que la nomenklatura en a profité. Ils ne portent donc pas de revendications politiques, mais matérielles : le peuple veut simplement avoir sa part du gâteau. Le régime l’a bien compris, et distribue des miettes à droite et à gauche pour acheter la paix sociale.
La suite......................
C’est en janvier 1956, six ans avant l’indépendance, qu’est découvert le premier gisement de pétrole de l’Algérie. Jusqu’à quand les hydrocarbures algériens sont-ils restés un monopole de fait des entreprises françaises ?
Hocine Malti : À partir de la découverte du pétrole à Hassi Messaoud en 1956 et jusque dans les années 1970, seules des entreprises françaises exploitaient les hydrocarbures du Sahara algérien. Étaient présents les ancêtres de Total et d’Elf, mais aussi ceux des groupes parapétroliers comme Vallourec. Au moment de l’Indépendance, les accords d’Évian ont instauré une sorte de co-souveraineté sur ces ressources. Du côté algérien, nous n’avions initialement ni les moyens, ni les hommes, ni l’argent pour exploiter les hydrocarbures. Mais nous avons construit la Sonatrach, qui a été l’une des premières compagnies pétrolières nationales du Moyen Orient, et l’Algérie a su instaurer petit à petit des relations plus équilibrées avec les multinationales étrangères.
Ce n’est qu’à partir de 1971 que les partenaires de l’Algérie se sont diversifiés ; auparavant, tout était géré à 50/50 entre Français et Algériens, et si les Américains voulaient venir par exemple, il fallait qu’ils négocient non seulement avec nous, mais aussi avec la France ! Même la fixation du prix du pétrole algérien – qui sert de base au calcul de l’impôt – se faisait à deux ! Vous pouvez imaginer la frustration du côté algérien.
L’influence française sur le secteur des hydrocarbures algériens n’a-t-elle pas perduré après les nationalisations ?
Si. À l’intérieur même du système algérien, il y a eu beaucoup de résistances, si bien qu’avec Chadli Bendjedid en 1978 (président de la République jusqu’en 1992, ndlr), il y a eu à nouveau une certaine emprise française sur le pétrole algérien, qui a duré pratiquement jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Bouteflika en 1999. Au moment des nationalisations de 1971, nous avions été très étonnés qu’Elf décide de claquer complètement la porte, comme par dépit. Mais Elf était une compagnie d’État, qui ne raisonnait pas seulement en termes industriels mais aussi en fonction de la politique du gouvernement français. Du côté de Total, en revanche, la logique était complètement différente : tant que cela restait profitable pour eux, ils restaient.
D’ailleurs, même avec les nationalisations, leur pourcentage de participation n’a pas baissé de beaucoup. Total est donc resté en Algérie, même si à partir du moment où ils ont absorbé Elf, ils ont dû changer un peu de politique. Total a continué à exploiter le champ pétrolier de Hassi Messaoud jusqu’en 1992. Aujourd’hui, cette entreprise travaille dans le domaine pétrolier dans le Sud-Est et est également présente dans l’Ouest, là où il y aurait beaucoup de gaz. Le puits polémique qui a été foré par fracturation hydraulique près d’In Salah se trouverait sur une concession dont Total est partie prenante. N’oublions pas non plus que Gaz de France, aujourd’hui intégrée à GDF Suez, a toujours été un client important pour le gaz algérien, et que le gouvernement français a tout fait pour qu’elle en reste le client privilégié, sinon exclusif.
La France a-t-elle vraiment encore suffisamment d’influence en Algérie pour qu’il y ait effectivement eu un accord secret avec le président Bouteflika, comme l’a rapporté la presse, afin que les entreprises françaises expérimentent le gaz de schiste sur le territoire algérien ?
J’ai vu cette information, mais je n’ai pas de preuve. Ce ne serait pas étonnant qu’un accord de ce type ait été passé.
Qu’est-ce qui a changé avec l’arrivée d’Abdelaziz Bouteflika au pouvoir en 1999 ?
Depuis l’indépendance, c’est l’armée qui gouverne en Algérie : elle choisit les présidents. Suite à la guerre civile, l’armée avait besoin d’une vitrine civile, quelqu’un qui soit suffisamment connu à travers le monde... Ils ont choisi Bouteflika qui avait été ministre des Affaires étrangères de Boumediene et qui s’attendait à lui succéder en 1978, mais ils lui ont d’emblée fait comprendre qu’il n’était là que pour exécuter les ordres. Lors de l’élection de 1999, il était officiellement candidat indépendant mais tout le monde savait que l’armée était derrière lui, et tous les autres candidats se sont retirés la veille du scrutin. Bouteflika est donc allé chercher des soutiens à l’étranger, en France mais aussi aux États-Unis.
Il voulait jouer le même rôle que le roi d’Arabie Saoudite ou le président égyptien, qui sont les deux partenaires les plus importants des États-Unis dans la région. Il a donc nommé ministre de l’Énergie son ami Chakib Khelil, avec lequel il a grandi et qui était à l’époque à la Banque mondiale. C’est alors que les compagnies pétrolières américaines sont revenues en Algérie.
Puis il y a eu les attentats du 11 septembre, qui ont été du pain béni pour Bouteflika et pour l’armée. Ils avaient infiltré les extrémistes qui s’étaient rendus en Afghanistan, et ils ont donc pu se refaire une virginité politique en offrant aux États-Unis toutes les informations qu’ils avaient ainsi récoltées. Le président Bush a accepté l’offre, à condition d’avoir aussi accès au pétrole algérien. Mais pour les États-Unis comme d’ailleurs pour la France, l’importance de l’Algérie ne tient pas uniquement aux hydrocarbures ; elle tient aussi à des considérations de sécurité régionale. On sent par exemple aujourd’hui que la France aimerait bien intervenir militairement en Libye, au besoin dans le cadre d’une coalition internationale si les Nations unies refusent. L’Algérie jouerait certainement un rôle central dans une telle coalition si elle devait voir le jour.
Qui sont les autres acteurs impliqués dans le secteur des hydrocarbures en Algérie ?
Il y a l’entreprise italienne ENI, mais sa place tend à se réduire. Il y a aussi les Russes, à travers Gazprom, Anadarko (USA), Statoil (Norvège) ainsi que BP (Grande-Bretagne). BP détient des concessions de gaz très importantes dans le Sud algérien, mais ne les exploite pas pour le moment en raison des excédents de gaz sur le marché mondial.
Vous soulignez dans votre livre combien la manne pétrolière a eu des conséquences néfastes pour la société algérienne, en favorisant la corruption et la dépendance de l’économie envers les hydrocarbures.
L’Algérie n’est pas malade de son pétrole mais de ses dirigeants. On dirait qu’ils se sont arrangés pour faire en sorte que l’Algérie importe tout ce dont elle a besoin. Si vous vous promenez dans Alger, vous avez l’impression d’être dans un pays riche car on y trouve tout ce qu’on veut. Mais c’est une richesse artificielle : tout cela, c’est l’argent du pétrole. Sauf que le régime a habitué les gens à pouvoir trouver toutes ces marchandises importées, et se retrouve un peu piégé s’il n’y a plus assez de pétrole ou si son prix baisse. C’est ce qui s’est passé dans les années 1980, et cela a débouché sur les manifestations d’octobre 1988 brutalement réprimées par l’armée. On peut se demander si aujourd’hui, avec la baisse du prix du pétrole, on ne va pas dans la même direction.
L’autre grand problème est bien sûr la corruption. Les recettes actuelles de l’Algérie sont de l’ordre de 70 milliards de dollars par an grâce au pétrole. Or ce qui est inscrit au budget de l’État, c’est seulement une trentaine de milliards. Où passe le reste ? Cette corruption cause des dégâts inimaginables dans la société : les milliardaires d’en haut ont réussi à contaminer le peuple en créant tout une chaîne de complicités. Tout le monde a compris que c’est comme cela que cela fonctionne, et chacun tente de négocier le petit pouvoir qu’il détient. Il y a énormément de révoltes aujourd’hui en Algérie.
On parle de 10 000 émeutes tous les ans en différents coins du territoire – soit une trentaine d’émeutes par jour ! Les gens savent très bien que leur pays était riche et que la nomenklatura en a profité. Ils ne portent donc pas de revendications politiques, mais matérielles : le peuple veut simplement avoir sa part du gâteau. Le régime l’a bien compris, et distribue des miettes à droite et à gauche pour acheter la paix sociale.
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