Samir Amin L’aide n’a changé ni de visage ni de nature. Dans cette préface au livre de Yash Tandon «Ending Aid Dependence» (En finir avec la dépendance à l’aide), Samir Amin rappelle comment elle maintient les Etats africains dans un statut d’"Etats clients", avec une fragilisation qui les enferme dans la logique vicieuse d’un système. Cette logique qui corrompt les dirigeants, nourrit les budgets au point de devenir indispensable et assoit un instrument de domination de l’impérialisme. Rejoignant Yash Tandon, il en appelle à une autre forme d’aide.
Si, comme on le prétend, il y a dans l’aide deux « partenaires » - en principe égaux – le pays donateur et le pays bénéficiaire, l’architecture du système aurait dû être négociée entre ces deux ensembles d’Etats. Il n’en est rien. Le débat sur l’aide a été enfermé dans un corset serré, dont l’architecture a été définie dans la « Paris Declaration on Aid Effectiveness » (2005), rédigée au sein de l’OCDE, imposée aux pays bénéficiaires de l’aide par l' « Accra Action Agenda » (2008). Dès le départ la procédure choisie est donc illégitime.
La conditionnalité générale, définie par l’alignement sur les principes de la mondialisation libérale, est omniprésente : favoriser la libéralisation, ouvrir les marchés, devenir « attractif » pour les investissements privés étrangers. De surcroît les moyens du contrôle politique de la Triade (Etats-Unis, Europe et Japon) ont été renforcés par l’adjonction d’une conditionnalité politique : le respect des droits humains, la démocratie électorale et pluripartiste, la bonne gouvernance, assaisonnés par le discours insipide sur la "pauvreté". La Déclaration de Paris constitue donc un recul en comparaison des pratiques « des décennies du développement » (1960-1970) lorsque le principe du choix libre par les pays du Sud de leur système et de leurs politiques économiques et sociales était admis.
La pauvreté, la société civile, la bonne gouvernance : la rhétorique pauvre du discours dominant de « l’aide »
Le terme même de « pauvreté » relève du langage de la charité, antérieur à la constitution du langage développé par la pensée sociale moderne, qui cherche à être scientifique, c'est-à-dire à découvrir les mécanismes qui engendrent un phénomène observable.
La « société civile » en question est associée à une idéologie du double consensus:
1) qu’il n’y a pas d’alternative à « l’économie de marché » (expression elle-même vulgaire pour servir de substitut à l’analyse du « capitalisme réellement existant ») ;
2) qu’il n’y a pas d’alternative à la démocratie représentative fondée sur le multipartisme électoral pour servir de substitut à la conception d’une démocratisation de la société, étant elle-même un processus sans fin.
Le concept authentique de société civile doit restituer toute leur place aux organisations de lutte : des travailleurs (syndicats), des paysans, des femmes, des citoyens. Il intègre et n’exclut donc pas les partis politiques du mouvement, réformateurs ou « révolutionnaires ». A leur place le discours de l'"aide" donne la prééminence aux « ONG ». Cette option est indissociable d’un autre pan de l’idéologie dominante, qui voit dans « l’Etat » l’adversaire par nature de la liberté. Dans les conditions de notre monde réel, cette idéologie revient à légitimer « la jungle des affaires », comme la crise financière en cours l’illustre.
La « gouvernance » a été inventée comme substitut au « pouvoir ». L’opposition entre ses deux qualificatifs – bonne ou mauvaise gouvernance – rappelle le manichéisme et le moralisme, substitué à l’analyse de la réalité. Encore une fois cette mode nous vient de la société d’outre Atlantique, où le sermon domine le discours politique. L’idéologie visible sous jacente s’emploie tout simplement à évacuer la question véritable : quels intérêts sociaux le pouvoir en place, quelqu’il soit, représente et défend ? Comment faire avancer la transformation du pouvoir pour qu’il devienne progressivement l’instrument des majorités, en particulier des victimes du système tel qu’il est ? Etant entendu que la recette électorale pluripartiste a prouvé ses limites de ce point de vue et que, dans les faits, les diplomaties de la triade impérialiste pratiquent le "deux poids, deux mesures" sans scrupule, singulièrement en ce qui concerne les "droits de l'homme".
Aide, géo-économie, géopolitique et géostratégie
Les politiques d’aide, le choix des bénéficiaires, des formes d’intervention sont indissociables des objectifs géopolitiques.
Les différentes régions de la Planète ne remplissent pas des fonctions identiques dans le système libéral mondialisé. L’Afrique sub-saharienne est parfaitement intégrée dans ce système global, et en aucune manière « marginalisée » comme on le dit hélas, sans réfléchir, trop souvent : le commerce extérieur de la région représente 45 % de son PIB, contre 30 % pour l’Asie et l’Amérique latine, 15 % pour chacune des trois régions constitutives de la triade. L’Afrique est donc quantitativement « plus » et non « moins » intégrée, mais elle l’est différemment.(1)
La géo-économie de la région repose sur deux ensembles de productions déterminantes dans le façonnement de ses structures et la définition de sa place dans le système global :
1) des productions agricoles d’exportation « tropicales » : café, cacao, coton, arachides, fruits, huile de palme etc ;
2) les hydrocarbures et les productions minières : cuivre, or, métaux rares, diamant etc. Les premiers sont les moyens de « survie », au-delà de la production vivrière destinée à l’auto-consommation des paysans, qui financent la greffe de l’Etat sur l’économie locale et, à partir des dépenses publiques, la reproduction des classes moyennes. Ces productions intéressent plus les classes dirigeantes locales que les économies dominantes. Par contre, ce qui intéresse au plus haut point ces dernières ce sont les produits des ressources naturelles du continent. Aujourd’hui les hydrocarbures et les minerais rares. Demain les réserves pour le développement des agro-carburants, le soleil, l’eau.
La course aux territoires ruraux destinés à être convertis à l’expansion des agro-carburants est engagée en Amérique latine. L’Afrique offre, sur ce plan, de gigantesques possibilités. Madagascar a amorcé le mouvement et déjà concédé des superficies importantes de l’Ouest du pays. La mise en œuvre du code rural congolais (2008), inspiré par la coopération belge et la FAO permettra sans doute à l’agri-business de s’emparer à grande échelle de sols agraires pour les « mettre en valeur », comme le Code Minier avait permis naguère le pillage des ressources minérales de la colonie. Les paysans, inutiles, en feront les frais ; la misère aggravée qui les attend intéressera peut être l’aide humanitaire de demain et des programmes « d’aide » pour la réduction de la pauvreté !
La nouvelle phase de l’histoire qui s’ouvre est caractérisée par l’aiguisement des conflits pour l’accès aux ressources naturelles de la planète. La triade entend se réserver l’accès exclusif à cette Afrique « utile » (celle des réserves de ressources naturelles), et en interdire l’accès aux « pays émergents » dont les besoins sur ce plan sont déjà considérables et le seront de plus en plus. La garantie de cet accès exclusif passe par le contrôle politique et la réduction des Etats africains au statut d’"Etats clients". L’aide extérieure remplit ici des fonctions importantes dans le maintien des Etats fragiles dans ce statut.
Il n’est donc pas abusif de considérer que l’objectif de l’aide est de « corrompre » les classes dirigeantes. Au-delà des ponctions financières (bien connues hélas, et pour lesquelles on fait semblant de croire que les donateurs n’y sont pour rien !), l’aide devenue « indispensable » (puisqu’elle devient une source importance de financement des budgets) remplit cette fonction politique. Il est alors important que cette aide ne soit pas réservée exclusivement et intégralement aux hommes aux postes de commande, au « gouvernement ». Il faut aussi qu’elle intéresse également les « oppositions » capables de leur succéder. Le rôle de la société dite civile et de certaines ONG trouve sa place ici.
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