Le modèle moderne de ces persécutions racistes fut établi dès 1609 en Espagne avec l’expulsion des morisques, ces musulmans convertis de force au catholicisme lors de la prise de Grenade, en 1492, la même année où les juifs étaient chassés du pays.
SIR Richard Fox Vassal, deuxième lord Holland (1773-1840), était anglais, riche et célèbre, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir quelques ennuis de santé. En 1802, son médecin lui conseilla un séjour de repos dans un climat sec et salubre. Sir Richard jeta son dévolu sur Madrid et s’y installa avec armes et bagages. Au bout de deux ans, le jeune lord avait appris l’espagnol et se préoccupait de trouver des manuscrits pour la bibliothèque de Holland House, l’imposante mansion familiale, que l’on peut encore admirer à Londres. En 1804, il acheta une liasse de documents manuscrits à un certain don Isidoro de Olmo. Sir Richard venait d’acquérir l’acte de naissance du premier Etat raciste de l’histoire.
Homme intelligent et cultivé, lord Holland ne comprit cependant pas toute la portée des documents qu’il emporta à Londres, se contentant d’inscrire, en tête de la liasse, qu’il s’agissait de « papiers, Mémoires, descriptions et correspondances datés de 1542 à 1610 au sujet des morisques d’Espagne ». « Certains, note-t-il, sont des copies, d’autres des originaux ; parmi ces derniers, il y a quelques lettres de Gonzalo Pérez (père du célèbre Antonio) (1) adressées à Philippe II, avec des notes marginales autographes qui constituent les réponses de ce monarque. »
Le 21 novembre 1989, l’ensemble de ces documents fut mis aux enchères à Londres : il se trouve à présent dans mes archives à Séville, sous le titre générique de « collection Holland ». L’étude approfondie de cette collection révèle la teneur d’un débat au sein des plus hautes instances de l’Etat espagnol concernant l’importante minorité hispano-musulmane, convertie de force au catholicisme. Morisque signifiait exactement : « musulman espagnol converti au catholicisme ». Le problème social et politique posé par cette minorité était celui de la plupart des minorités : une altérité mal tolérée par la majorité.
Altérité religieuse d’abord, car les morisques restaient, en fait, des crypto-musulmans. Altérité linguistique et sociale aussi, parce qu’ils entendaient conserver leur langue (l’arabe), leurs modes vestimentaires, leurs habitudes culinaires et hygiéniques (ils ne mangeaient pas de porc et se lavaient souvent, choses mal tolérées par les chrétiens de l’époque), et leurs jours de fête. Perçue, de surcroît, comme celle d’« agents de l’ennemi étranger », c’est-à-dire comme des alliés actifs de l’Empire ottoman, l’altérité des morisques les désignait d’une manière tangible comme « une menace pour la République chrétienne ».
Vers l’Etat raciste
L’ESPAGNE, depuis l’instauration de l’Inquisition comme partie intégrante de l’Etat (1481- 1483) par les Rois Catholiques, avait une vocation religieuse nettement unitaire et normalisée. C’est dire qu’il y eut, en Espagne, une « question morisque » qui, par maints aspects de ses causes et de ses conséquences, rappelle la " question juive " des années 30 et 40, et même l’actuelle situation de certaines minorités ethniques en Europe ou ailleurs.
L’intérêt fondamental de la collection Holland, c’est qu’elle révèle le passage d’un Etat sectaire où un membre d’une crypto-minorité religieuse avait la possibilité de se convertir pour s’intégrer à la société majoritaire, à un Etat raciste où cette même minorité devenait l’objet d’une persécution institutionnelle, au- delà de toute considération religieuse.
Le premier pas vers l’Etat raciste fut bien modeste et, en tout cas, antérieur au document le plus ancien de la collection Holland : en 1535, le chapitre de la cathédrale de Cordoue demanda au pape Paul III de sanctionner l’instauration d’une condition de « propreté de sang » (limpieza de sangre) pour pouvoir accéder à un poste rémunéré au sein du chapitre. Le pape refusa, mais le chapitre de Cordoue eut recours au roi-empereur Charles Quint. Celui-ci trouva l’idée bonne et fit pression sur le pape pour qu’une telle contrainte fût appliquée sur l’ensemble du royaume. Paul III fut obligé de s’incliner : toute personne désirant obtenir un poste rémunéré en Espagne devait désormais démontrer qu’elle n’avait aucun membre juif ou musulman dans sa famille depuis au moins quatre générations. Devenue loi, cette obligation ne fut pleinement abrogée que le 13 mai 1865, avec une brève interruption pendant le règne de Joseph Bonaparte (1808-1812).
Concernant, par exemple, les juifs ou marranes, l’Etat espagnol en venait à considérer en quelque sorte qu’il y avait « conflit entre la tradition nationale (...) et une tradition juive inassimilable », « et l’on sera conduit, poursuit-il, à partir de cette idée qu’est juive toute personne qui manifeste soit par des signes décisifs, soit en raison de présomptions suffisamment graves la présence ou la persistance de la tradition juive ».
Tradition juive ou musulmane peu importe : le problème était exactement le même. Les propos cités ci-dessus sont du pétainiste français Xavier Vallat, publiés dans ses Mémoires après 1945 (2). Mais Vallat était moins exigeant que ses prédécesseurs espagnols, car il se contentait de deux grands-parents non juifs ou moins pour qualifier un citoyen de « bon Français ».
On a vu que la « propreté du sang » en Espagne, avant 1865, ne s’obtenait que sur quatre générations « non contaminées » ; il est, malgré tout, frappant de constater une telle continuité de concepts, au point qu’ils en deviennent interchangeables. Xavier Vallat était un bon catholique, qui ne pouvait en aucun cas être soupçonné de connivence avec les occupants nazis ; ce qui fut d’ailleurs démontré durant son procès devant la Haute Cour de justice en 1947, où il bénéficia du témoignage d’un médecin juif, Gaston Nora.
Peut-on parler de « racisme d’Etat » au temps de Charles Quint ? Non, parce que l’obligation de démontrer la « propreté de sang » ne constituait pas encore une définition autre que religieuse du problème. Etait juif ou musulman celui qui pratiquait ces religions : on pourrait tout au plus argumenter que les religions ne se transmettent pas par le sang, c’est-à-dire génétiquement, mais nous ne sommes encore en présence que d’une confusion ou d’une erreur de jugement, une sorte de dérive du sectarisme d’Etat institué par les Rois Catholiques.
Dérive néanmoins significative : les documents de la collection Holland, qui correspondent au règne de Philippe II, apportent une nouvelle définition de la minorité morisque. Il s’agit désormais d’une « nation ». Qu’est-ce qu’une « nation » dans l’Espagne du XVIe siècle ? Grosso modo, toute collectivité clairement différenciée peut être définie comme une nation. Ainsi, il existe de nombreux cas de bons catholiques espagnols définis comme appartenant à la « nation morisque ».
La « propreté du sang » aboutit à un nouveau critère collectif qui n’est ni plus ni moins absurde que la définition du juif comme appartenant à une « race ». Dès lors, les plus hautes instances du pays - le Conseil suprême de l’Inquisition, le Conseil d’Etat, le Conseil du Trésor, les Etats généraux de Castille et d’Aragon, sans compter les ecclésiastiques les plus influents, sont de l’avis qu’il faut en finir avec la « nation morisque ».
Les avis sont partagés entre les trois principaux degrés de cette élimination étatique : le génocide pur et simple, la déportation en masse et l’assimilation forcée et sous haute surveillance. Il est malgré tout prématuré de parler de « racisme d’Etat » : il n’y a pas encore de loi espagnole interdisant l’existence ou la présence d’une minorité - même définie comme une « nation » - sur son territoire.
La suite...
SIR Richard Fox Vassal, deuxième lord Holland (1773-1840), était anglais, riche et célèbre, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir quelques ennuis de santé. En 1802, son médecin lui conseilla un séjour de repos dans un climat sec et salubre. Sir Richard jeta son dévolu sur Madrid et s’y installa avec armes et bagages. Au bout de deux ans, le jeune lord avait appris l’espagnol et se préoccupait de trouver des manuscrits pour la bibliothèque de Holland House, l’imposante mansion familiale, que l’on peut encore admirer à Londres. En 1804, il acheta une liasse de documents manuscrits à un certain don Isidoro de Olmo. Sir Richard venait d’acquérir l’acte de naissance du premier Etat raciste de l’histoire.
Homme intelligent et cultivé, lord Holland ne comprit cependant pas toute la portée des documents qu’il emporta à Londres, se contentant d’inscrire, en tête de la liasse, qu’il s’agissait de « papiers, Mémoires, descriptions et correspondances datés de 1542 à 1610 au sujet des morisques d’Espagne ». « Certains, note-t-il, sont des copies, d’autres des originaux ; parmi ces derniers, il y a quelques lettres de Gonzalo Pérez (père du célèbre Antonio) (1) adressées à Philippe II, avec des notes marginales autographes qui constituent les réponses de ce monarque. »
Le 21 novembre 1989, l’ensemble de ces documents fut mis aux enchères à Londres : il se trouve à présent dans mes archives à Séville, sous le titre générique de « collection Holland ». L’étude approfondie de cette collection révèle la teneur d’un débat au sein des plus hautes instances de l’Etat espagnol concernant l’importante minorité hispano-musulmane, convertie de force au catholicisme. Morisque signifiait exactement : « musulman espagnol converti au catholicisme ». Le problème social et politique posé par cette minorité était celui de la plupart des minorités : une altérité mal tolérée par la majorité.
Altérité religieuse d’abord, car les morisques restaient, en fait, des crypto-musulmans. Altérité linguistique et sociale aussi, parce qu’ils entendaient conserver leur langue (l’arabe), leurs modes vestimentaires, leurs habitudes culinaires et hygiéniques (ils ne mangeaient pas de porc et se lavaient souvent, choses mal tolérées par les chrétiens de l’époque), et leurs jours de fête. Perçue, de surcroît, comme celle d’« agents de l’ennemi étranger », c’est-à-dire comme des alliés actifs de l’Empire ottoman, l’altérité des morisques les désignait d’une manière tangible comme « une menace pour la République chrétienne ».
Vers l’Etat raciste
L’ESPAGNE, depuis l’instauration de l’Inquisition comme partie intégrante de l’Etat (1481- 1483) par les Rois Catholiques, avait une vocation religieuse nettement unitaire et normalisée. C’est dire qu’il y eut, en Espagne, une « question morisque » qui, par maints aspects de ses causes et de ses conséquences, rappelle la " question juive " des années 30 et 40, et même l’actuelle situation de certaines minorités ethniques en Europe ou ailleurs.
L’intérêt fondamental de la collection Holland, c’est qu’elle révèle le passage d’un Etat sectaire où un membre d’une crypto-minorité religieuse avait la possibilité de se convertir pour s’intégrer à la société majoritaire, à un Etat raciste où cette même minorité devenait l’objet d’une persécution institutionnelle, au- delà de toute considération religieuse.
Le premier pas vers l’Etat raciste fut bien modeste et, en tout cas, antérieur au document le plus ancien de la collection Holland : en 1535, le chapitre de la cathédrale de Cordoue demanda au pape Paul III de sanctionner l’instauration d’une condition de « propreté de sang » (limpieza de sangre) pour pouvoir accéder à un poste rémunéré au sein du chapitre. Le pape refusa, mais le chapitre de Cordoue eut recours au roi-empereur Charles Quint. Celui-ci trouva l’idée bonne et fit pression sur le pape pour qu’une telle contrainte fût appliquée sur l’ensemble du royaume. Paul III fut obligé de s’incliner : toute personne désirant obtenir un poste rémunéré en Espagne devait désormais démontrer qu’elle n’avait aucun membre juif ou musulman dans sa famille depuis au moins quatre générations. Devenue loi, cette obligation ne fut pleinement abrogée que le 13 mai 1865, avec une brève interruption pendant le règne de Joseph Bonaparte (1808-1812).
Concernant, par exemple, les juifs ou marranes, l’Etat espagnol en venait à considérer en quelque sorte qu’il y avait « conflit entre la tradition nationale (...) et une tradition juive inassimilable », « et l’on sera conduit, poursuit-il, à partir de cette idée qu’est juive toute personne qui manifeste soit par des signes décisifs, soit en raison de présomptions suffisamment graves la présence ou la persistance de la tradition juive ».
Tradition juive ou musulmane peu importe : le problème était exactement le même. Les propos cités ci-dessus sont du pétainiste français Xavier Vallat, publiés dans ses Mémoires après 1945 (2). Mais Vallat était moins exigeant que ses prédécesseurs espagnols, car il se contentait de deux grands-parents non juifs ou moins pour qualifier un citoyen de « bon Français ».
On a vu que la « propreté du sang » en Espagne, avant 1865, ne s’obtenait que sur quatre générations « non contaminées » ; il est, malgré tout, frappant de constater une telle continuité de concepts, au point qu’ils en deviennent interchangeables. Xavier Vallat était un bon catholique, qui ne pouvait en aucun cas être soupçonné de connivence avec les occupants nazis ; ce qui fut d’ailleurs démontré durant son procès devant la Haute Cour de justice en 1947, où il bénéficia du témoignage d’un médecin juif, Gaston Nora.
Peut-on parler de « racisme d’Etat » au temps de Charles Quint ? Non, parce que l’obligation de démontrer la « propreté de sang » ne constituait pas encore une définition autre que religieuse du problème. Etait juif ou musulman celui qui pratiquait ces religions : on pourrait tout au plus argumenter que les religions ne se transmettent pas par le sang, c’est-à-dire génétiquement, mais nous ne sommes encore en présence que d’une confusion ou d’une erreur de jugement, une sorte de dérive du sectarisme d’Etat institué par les Rois Catholiques.
Dérive néanmoins significative : les documents de la collection Holland, qui correspondent au règne de Philippe II, apportent une nouvelle définition de la minorité morisque. Il s’agit désormais d’une « nation ». Qu’est-ce qu’une « nation » dans l’Espagne du XVIe siècle ? Grosso modo, toute collectivité clairement différenciée peut être définie comme une nation. Ainsi, il existe de nombreux cas de bons catholiques espagnols définis comme appartenant à la « nation morisque ».
La « propreté du sang » aboutit à un nouveau critère collectif qui n’est ni plus ni moins absurde que la définition du juif comme appartenant à une « race ». Dès lors, les plus hautes instances du pays - le Conseil suprême de l’Inquisition, le Conseil d’Etat, le Conseil du Trésor, les Etats généraux de Castille et d’Aragon, sans compter les ecclésiastiques les plus influents, sont de l’avis qu’il faut en finir avec la « nation morisque ».
Les avis sont partagés entre les trois principaux degrés de cette élimination étatique : le génocide pur et simple, la déportation en masse et l’assimilation forcée et sous haute surveillance. Il est malgré tout prématuré de parler de « racisme d’Etat » : il n’y a pas encore de loi espagnole interdisant l’existence ou la présence d’une minorité - même définie comme une « nation » - sur son territoire.
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