Pierre-Philippe Rey (Professeur d’anthropologie à l’université Paris VIII)
« Les ibadites à l’origine de l’islamisation du Maghreb »
Interrogé en marge du colloque sur les « Savoirs et les sciences », organisé par l’Institut d’études avancées de Nantes et le CREAD, les 31 mai et 1er juin derniers à Tipaza, Pierre-Philippe, professeur d’anthropologie à l’université de Paris VIII et historien émérite, a bien voulu répondre aux questions portant sur l’islamisation du Maghreb à travers, notamment, le courant berbère ibadite qui avait réalisé au VIIIe siècle déjà le premier grand espace musulman dans cette région berbérophone. Il évoque les conflits récurrents entre les communautés mozabites et chaâmbas, qu’il se garde d’imputer à un différend d’ordre religieux mais beaucoup à des problèmes sociologiques.
Dans les manuels scolaires, on fait rarement état du kharidjism notamment, sa composante ibadite comme étant à l’origine de l’islamisation des Berbères du Maghreb. On doit pourtant les premières conversions de berbères à l’Islam à des prédicateurs ibadites qui, du reste, jetteront les bases de l’imamat de Tihert (Tiaret), cette vaste communauté musulmane qui s’étendait sur patiquement tout le Maghreb et une partie de l’Afrique subsaharienne...
Il est vrai que telle qu’enseignée en Algérie, l’histoire de l’islamisation du Maghreb est quelque peu tronquée. Dans la mémoire collective algérienne, l’islamisation du pays n’est généralement perçue qu’en tant que résultat des conquêtes de Okba Ibn Nafaâ. Mais en réalité, les choses ne se sont pas passées ainsi. Les conquérants notamment Okba Ibn Nafaâ, qui a tué au cours d’une bataille contre le chef berbère Kosseila, n’ont en vérité pas obtenu de résultat tangible en termes de propagation de l’Islam dans le Maghreb. L’islamisation des Berbères s’est en réalité faite contre ces conquêtes qu’ils sont parvenus à refouler dans un petite enclave située entre Kairouan, Sousse et un peu Tripoli, tombée entre les mains de conquérants orientaux qui formeront la dynastie aghlabide de Tunisie. Les faits historiques, qui ne sont malheureusement pas mis en évidence, montrent par contre que l’islamisation du Maghreb est indéniablement le fait de missionnaires d’un courant de l’Islam, en l’occurrence l’ibadisme qui existe toujours dans le M’zab algérien, à Djerba en Tunisie, au djebel Naffoussa en Lybie et à Zanzibar en Afrique. Contrairement à ce qui est souvent affirmé, l’ibadisme n’est pas une branche du sunnisme ni même du chiisme, comme on aurait tendance à le croire, celle d’un tout autre courant religieux appelé kharidjisme.
Mais d’où viennent tous ces courants qui se distinguent du sunnisme ?
Tous ces courants viennent de la péninsule arabique. Ils ont pris racine au moment de la bataille pour le khalifat entre Ali et Mouaouïa. Certains vont suivre dans un premier temps Ali, mais lorsque ce dernier a accepté un compromis avec Mouaouïa, beaucoup sortiront des rangs d’Ali et prendront de ce fait le nom de kharidjites, dont l’ibadisme est la seule composante qui subsiste aujourd’hui. Ceux qui ont choisi de suivre Mouaouïa seront qualifiés de sunnites et les fidèles d’Ali de chiites.
Lequel de ces trois courants est à l’origine de l’islamisation du Maghreb ?
C’est le courant kharidjite et, plus précisément, sa composante ibadite qui entamera l’islamisation du Maghreb. Les premières conversions de Berbères à l’Islam seront entreprises par des prédicateurs ibadites, originaires de Basra (Irak), portant le nom très significatif de « propagateurs de la science ». Ils étaient peu nombreux, à peine 5 missionnaires, parmi lesquels figuraient le Persan Abderrahmane Ibn Rostom. Ils créeront l’imamat de Tihert, auquel s’allieront progressivement la totalité des Berbères du Maghreb, à l’exception, de ceux déjà soumis aux Aghlabides de Tunis et aux Abbassides de Fès. Il assoira son autorité politique et religieuse durant près de deux siècles sur un vaste territoire s’étalant du Maroc à la Tunisie, sans compter son influence sur les tribus d’Afrique sahelienne, fortement dépendantes du Maghreb, notamment sur le plan commercial. Ils imprégneront durablement les populations autochtones des rites musulmans, en général et de ceux, plus particuliers, propres au courant ibadites. Au VIIIe siècle déjà, on relevait une forte prégnance du culte ibadite sur les populations berbères, à tel point que cela avait posé problème au sunnite Tarek Ibn Zyad, après qu’il ait conquis l’Espagne, en 742, à la tête d’une armée berbère essentiellement ibadite. Le conflit entre sunnites d’origine arabe et ibadites berbères était tel que les sunnites arabes avaient failli être expulsés d’Espagne par les Berbères ibadites. L’historien étranger à la région que je suis est aujourd’hui bien étonné de constater à quel point les Algériens, contrairement aux Tunisiens et Marocains qui revendiquent fièrement l’apport des dynasties aghlabides et idrissides qui n’avaient pourtant régné que sur une petite partie de leurs territoires, minorent les apports identitaires de l’imamat ibadite, dont la capitale (Tihert) installée dans leur pays avait rayonné durant plus de150 ans sur une vaste étendue du Maghreb.
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« Les ibadites à l’origine de l’islamisation du Maghreb »
Interrogé en marge du colloque sur les « Savoirs et les sciences », organisé par l’Institut d’études avancées de Nantes et le CREAD, les 31 mai et 1er juin derniers à Tipaza, Pierre-Philippe, professeur d’anthropologie à l’université de Paris VIII et historien émérite, a bien voulu répondre aux questions portant sur l’islamisation du Maghreb à travers, notamment, le courant berbère ibadite qui avait réalisé au VIIIe siècle déjà le premier grand espace musulman dans cette région berbérophone. Il évoque les conflits récurrents entre les communautés mozabites et chaâmbas, qu’il se garde d’imputer à un différend d’ordre religieux mais beaucoup à des problèmes sociologiques.
Dans les manuels scolaires, on fait rarement état du kharidjism notamment, sa composante ibadite comme étant à l’origine de l’islamisation des Berbères du Maghreb. On doit pourtant les premières conversions de berbères à l’Islam à des prédicateurs ibadites qui, du reste, jetteront les bases de l’imamat de Tihert (Tiaret), cette vaste communauté musulmane qui s’étendait sur patiquement tout le Maghreb et une partie de l’Afrique subsaharienne...
Il est vrai que telle qu’enseignée en Algérie, l’histoire de l’islamisation du Maghreb est quelque peu tronquée. Dans la mémoire collective algérienne, l’islamisation du pays n’est généralement perçue qu’en tant que résultat des conquêtes de Okba Ibn Nafaâ. Mais en réalité, les choses ne se sont pas passées ainsi. Les conquérants notamment Okba Ibn Nafaâ, qui a tué au cours d’une bataille contre le chef berbère Kosseila, n’ont en vérité pas obtenu de résultat tangible en termes de propagation de l’Islam dans le Maghreb. L’islamisation des Berbères s’est en réalité faite contre ces conquêtes qu’ils sont parvenus à refouler dans un petite enclave située entre Kairouan, Sousse et un peu Tripoli, tombée entre les mains de conquérants orientaux qui formeront la dynastie aghlabide de Tunisie. Les faits historiques, qui ne sont malheureusement pas mis en évidence, montrent par contre que l’islamisation du Maghreb est indéniablement le fait de missionnaires d’un courant de l’Islam, en l’occurrence l’ibadisme qui existe toujours dans le M’zab algérien, à Djerba en Tunisie, au djebel Naffoussa en Lybie et à Zanzibar en Afrique. Contrairement à ce qui est souvent affirmé, l’ibadisme n’est pas une branche du sunnisme ni même du chiisme, comme on aurait tendance à le croire, celle d’un tout autre courant religieux appelé kharidjisme.
Mais d’où viennent tous ces courants qui se distinguent du sunnisme ?
Tous ces courants viennent de la péninsule arabique. Ils ont pris racine au moment de la bataille pour le khalifat entre Ali et Mouaouïa. Certains vont suivre dans un premier temps Ali, mais lorsque ce dernier a accepté un compromis avec Mouaouïa, beaucoup sortiront des rangs d’Ali et prendront de ce fait le nom de kharidjites, dont l’ibadisme est la seule composante qui subsiste aujourd’hui. Ceux qui ont choisi de suivre Mouaouïa seront qualifiés de sunnites et les fidèles d’Ali de chiites.
Lequel de ces trois courants est à l’origine de l’islamisation du Maghreb ?
C’est le courant kharidjite et, plus précisément, sa composante ibadite qui entamera l’islamisation du Maghreb. Les premières conversions de Berbères à l’Islam seront entreprises par des prédicateurs ibadites, originaires de Basra (Irak), portant le nom très significatif de « propagateurs de la science ». Ils étaient peu nombreux, à peine 5 missionnaires, parmi lesquels figuraient le Persan Abderrahmane Ibn Rostom. Ils créeront l’imamat de Tihert, auquel s’allieront progressivement la totalité des Berbères du Maghreb, à l’exception, de ceux déjà soumis aux Aghlabides de Tunis et aux Abbassides de Fès. Il assoira son autorité politique et religieuse durant près de deux siècles sur un vaste territoire s’étalant du Maroc à la Tunisie, sans compter son influence sur les tribus d’Afrique sahelienne, fortement dépendantes du Maghreb, notamment sur le plan commercial. Ils imprégneront durablement les populations autochtones des rites musulmans, en général et de ceux, plus particuliers, propres au courant ibadites. Au VIIIe siècle déjà, on relevait une forte prégnance du culte ibadite sur les populations berbères, à tel point que cela avait posé problème au sunnite Tarek Ibn Zyad, après qu’il ait conquis l’Espagne, en 742, à la tête d’une armée berbère essentiellement ibadite. Le conflit entre sunnites d’origine arabe et ibadites berbères était tel que les sunnites arabes avaient failli être expulsés d’Espagne par les Berbères ibadites. L’historien étranger à la région que je suis est aujourd’hui bien étonné de constater à quel point les Algériens, contrairement aux Tunisiens et Marocains qui revendiquent fièrement l’apport des dynasties aghlabides et idrissides qui n’avaient pourtant régné que sur une petite partie de leurs territoires, minorent les apports identitaires de l’imamat ibadite, dont la capitale (Tihert) installée dans leur pays avait rayonné durant plus de150 ans sur une vaste étendue du Maghreb.
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