Reportage
Les accords paraphés au bord du lac Léman soldent huit années de guerre à l’issue d’une saga diplomatique émaillée de rencontres secrètes entre les délégations françaises et algériennes. Plongée dans les coulisses des pourparlers de paix.
Evian soudain s’est arraché à sa somnolence pour rejoindre le fracas du monde. Ce piémont des Alpes savoyardes, où, face au lac Léman, s’étagent palaces Art nouveau et gentilhommières de style Renaissance florentine, a abrité dans la fébrilité, la peur parfois, l’épilogue de la guerre d’Algérie. En mai 1961 puis en mars 1962, la doucereuse station thermale prisée d’une clientèle cossue a pris des airs de fort retranché, alors que délégations française et algérienne y négociaient âprement les ultimes termes de la paix. Après huit ans de guerre, le grand brasier d’Afrique du Nord, où une France impériale avait tenté jusqu’au bout de conserver sa présence en Algérie, s’est éteint, le 18 mars 1962, sur ces rivages frontaliers de la Suisse. Bien sûr, le conflit allait connaître encore les déchaînements d’une violence débridée, notamment à Oran, mais ils n’étaient que les derniers spasmes d’un monde à l’agonie, les « feux du désespoir », comme l’écrivit le journaliste Yves Courrière. Les dés avaient été jetés à Evian.
L’ancien hôtel du Parc, aujourd’hui résidence du Parc, était l’établissement dans lequel les accords d’Evian ont été signés, le 18 mars 1962. JULIEN DANIEL / MYOP POUR « LE MONDE »
Six décennies plus tôt, au tournant du XXe siècle, Marcel Proust aimait venir y goûter ses langueurs thermales. Il prenait ses quartiers dans le monumental Hôtel Splendide, croisait des artistes de la Belle Epoque, Anna de Noailles ou Edmond de Polignac, soignait son asthme et noircissait des pages de La Recherche du temps perdu. A Evian, il est un temps que l’on aimerait bien retrouver, car il semble quelque peu égaré, c’est celui des pourparlers sur l’Algérie. Ah, l’ironie de ce ferry qui glisse à fleur de lac dans les lueurs orangées du crépuscule ! Sur son flanc s’étale la devise de la compagnie de navigation : « L’autre rive n’a jamais été aussi proche ». L’autre rive, c’est, bien sûr, Lausanne ou Genève. On n’en sourit pas moins au clin d’œil involontaire.
Mémoire défaillante
En réalité, la rive de l’Algérie n’a jamais été aussi loin, moins à cause de la géographie que d’une mémoire défaillante, presque refoulée. Il n’est pas anodin que la seule trace visible des pourparlers sur la fin de la guerre d’Algérie soit une plaque scellée derrière la mairie sur la façade de l’hôtel Beaurivage, aujourd’hui désaffecté : « A Camille Blanc, maire de la ville, tué dans un attentat le 31 mars 1961 lors des pourparlers ayant donné lieu aux accords d’Evian. » Référence aussi glaçante que lapidaire. Pour le reste, aucun mémorial, aucun musée, aucune rue n’évoque la paix advenue un certain 19 mars 1962.
Il flotte à Evian comme un embarras, une gêne, sur ces fameux accords auxquels elle a donné son nom. L’assassinat de Camille Blanc, tué par l’OAS pour la simple raison qu’il était l’édile en chef d’une municipalité se préparant alors à abriter des tractations sur le désengagement de l’Algérie, n’en finit pas de peser sur les esprits. « Cela avait traumatisé la population, se souvient Henri Gateau, 79 ans, élu municipal. On avait peur de l’OAS. » La plaque à la mémoire de l’ex-maire ne mentionne d’ailleurs même pas la responsabilité de l’organisation terroriste. Le temps a passé, mais le malaise sourd toujours. A quoi bon remuer le souvenir de ce qui fut, au fond, une retraite peu glorieuse de la France ? Certaines associations d’anciens combattants, voire des nostalgiques de l’Algérie française, ne manqueraient pas de raviver la controverse sur l’infamie de l’événement. « La population vient ici pour la tranquillité, elle n’aime pas trop les vagues », observe Jean-Michel Henny, responsable du Cercle culturel lémanique.
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ean-Michel Henny, responsable du Cercle culturel lémanique, dans la villa du Châtelet, aujourd’hui lieu d’accueil culturel. Y est présentée une exposition permanente sur l’histoire de la ville d’Evian. Le 15 février 2022. JULIEN DANIEL / MYOP POUR « LE MONDE »
Ce 20 mai 1961, la tranquillité d’Evian a été plus que troublée par le déploiement de l’armée et de la police, qui hérissent à travers la cité des chevaux de frise, bloquent les rues, fouillent les véhicules. Des batteries de défense antiaérienne ont été disposées sur les berges, pointées vers un ciel maussade. Des hommes-grenouilles se meuvent dans les fonds à proximité. La journée est d’une sensibilité extrême : la première rencontre entre des représentants de l’insurrection algérienne et des fonctionnaires français mandatés par le général de Gaulle va s’ouvrir. Six semaines après l’assassinat du maire Camille Blanc, rien ne doit être laissé au hasard.
A 10 heures du matin, un concert assourdissant monte du lac, celui d’un bourdonnement d’hélicoptères en provenance de l’« autre rive ». Une alouette HB-XBM de l’armée suisse se pose sur le quai Paul-Léger. Un petit homme trapu et joufflu, front dégarni, s’extrait de la cabine vitrée. Krim Belkacem, ancien patron du maquis kabyle, guerrier devenu diplomate, dirige la délégation du Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA) aux négociations d’Evian. Ses compagnons Ahmed Francis et Ahmed Boumendjel le suivent, tête baissée sous les pales et cartable de cuir à la main.
Puis deux autres Alouette déposeront Mohamed Seddik Benyahia, Ahmed Kaïd (commandant Slimane), Ali Mendjeli, Redha Malek, Tayeb Boulahrouf, Saad Dahlab. L’équipe algérienne est au grand complet. Le sous-préfet de Thonon-les-Bains les accueille d’une seule inclinaison de la tête : la poignée de main est proscrite tant que la paix n’est pas signée. Naïf, un délégué algérien tend une paume ouverte, qui restera suspendue en l’air, faute de contrepartie. Du quai, les envoyés du GPRA traversent la route nationale, interdite à la circulation, et grimpent l’allée d’un jardin pentu coiffé d’un cèdre de l’Atlas et au sommet duquel trône en majesté l’hôtel du Parc, l’établissement sur lequel l’Etat a jeté son dévolu.
Les propriétaires de l’hôtel du Parc menacés
Là, dans le grand salon – d’ordinaire habitué aux parties de bridge – transformé en salle de conférences, les Algériens prennent place face à la délégation française, dirigée par Louis Joxe. Le ministre d’Etat chargé des affaires algériennes, fidèle serviteur du général de Gaulle, est flanqué de Bruno de Leusse et Claude Chayet, deux diplomates qui furent de tous les contacts secrets ayant permis la rencontre du jour grâce aux bons offices des Suisses. D’autres hauts fonctionnaires et deux militaires complètent l’équipe. « Les délégués algériens ne laissent pas d’être impressionnés par la phalange qu’on a alignée devant eux. Ils redoubleront de vigilance en s’efforçant à une rigueur qui surprendra parfois leurs vis-à-vis », écrira plus tard le porte-parole algérien Redha Malek dans son livre L’Algérie à Evian. Histoire des négociations secrètes 1956-1962 (Seuil, 1995).

(GPRA). RAYMOND DEPARDON / MAGNUM PHOTOS

La délégation du GPRA organise des conférences et des rencontres avec la presse étrangère, à la maison du Bois-d’Avault, sur la commune de Bellevue, en banlieue de Genève, en 1961. RAYMON DEPARDON / MAGNUM PHOTOS

La délégation algérienne est hébergée au Bois-d’Avault, près de Genève, en 1961. Cette demeure été mise à leur disposition par son propriétaire, Cheikh Ahmed Ben Ali Al Thani, l’émir du Qatar. RAYMON DEPARDON / MAGNUM PHOTOS
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