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Les 60 ans des accords d’Evian : dans les coulisses des pourparlers de paix

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  • Les 60 ans des accords d’Evian : dans les coulisses des pourparlers de paix




    Reportage

    Les accords paraphés au bord du lac Léman soldent huit années de guerre à l’issue d’une saga diplomatique émaillée de rencontres secrètes entre les délégations françaises et algériennes. Plongée dans les coulisses des pourparlers de paix.
    Evian soudain s’est arraché à sa somnolence pour rejoindre le fracas du monde. Ce piémont des Alpes savoyardes, où, face au lac Léman, s’étagent palaces Art nouveau et gentilhommières de style Renaissance florentine, a abrité dans la fébrilité, la peur parfois, l’épilogue de la guerre d’Algérie. En mai 1961 puis en mars 1962, la doucereuse station thermale prisée d’une clientèle cossue a pris des airs de fort retranché, alors que délégations française et algérienne y négociaient âprement les ultimes termes de la paix. Après huit ans de guerre, le grand brasier d’Afrique du Nord, où une France impériale avait tenté jusqu’au bout de conserver sa présence en Algérie, s’est éteint, le 18 mars 1962, sur ces rivages frontaliers de la Suisse. Bien sûr, le conflit allait connaître encore les déchaînements d’une violence débridée, notamment à Oran, mais ils n’étaient que les derniers spasmes d’un monde à l’agonie, les « feux du désespoir », comme l’écrivit le journaliste Yves Courrière. Les dés avaient été jetés à Evian.

    L’ancien hôtel du Parc, aujourd’hui résidence du Parc, était l’établissement dans lequel les accords d’Evian ont été signés, le 18 mars 1962. JULIEN DANIEL / MYOP POUR « LE MONDE »

    Six décennies plus tôt, au tournant du XXe siècle, Marcel Proust aimait venir y goûter ses langueurs thermales. Il prenait ses quartiers dans le monumental Hôtel Splendide, croisait des artistes de la Belle Epoque, Anna de Noailles ou Edmond de Polignac, soignait son asthme et noircissait des pages de La Recherche du temps perdu. A Evian, il est un temps que l’on aimerait bien retrouver, car il semble quelque peu égaré, c’est celui des pourparlers sur l’Algérie. Ah, l’ironie de ce ferry qui glisse à fleur de lac dans les lueurs orangées du crépuscule ! Sur son flanc s’étale la devise de la compagnie de navigation : « L’autre rive n’a jamais été aussi proche ». L’autre rive, c’est, bien sûr, Lausanne ou Genève. On n’en sourit pas moins au clin d’œil involontaire.

    Mémoire défaillante


    En réalité, la rive de l’Algérie n’a jamais été aussi loin, moins à cause de la géographie que d’une mémoire défaillante, presque refoulée. Il n’est pas anodin que la seule trace visible des pourparlers sur la fin de la guerre d’Algérie soit une plaque scellée derrière la mairie sur la façade de l’hôtel Beaurivage, aujourd’hui désaffecté : « A Camille Blanc, maire de la ville, tué dans un attentat le 31 mars 1961 lors des pourparlers ayant donné lieu aux accords d’Evian. » Référence aussi glaçante que lapidaire. Pour le reste, aucun mémorial, aucun musée, aucune rue n’évoque la paix advenue un certain 19 mars 1962.
    Façade de l’ancien hôtel Beau Rivage. Une plaque rappelle le souvenir du maire de la ville, Camille Blanc, assassiné par l’OAS. La famille était propriétaire de cet hôtel, où le maire fut assassiné, le 31 mars 1961. Evian, le 14 février 2022. JULIEN DANIEL / MYOP POUR « LE MONDE »

    Il flotte à Evian comme un embarras, une gêne, sur ces fameux accords auxquels elle a donné son nom. L’assassinat de Camille Blanc, tué par l’OAS pour la simple raison qu’il était l’édile en chef d’une municipalité se préparant alors à abriter des tractations sur le désengagement de l’Algérie, n’en finit pas de peser sur les esprits. « Cela avait traumatisé la population, se souvient Henri Gateau, 79 ans, élu municipal. On avait peur de l’OAS. » La plaque à la mémoire de l’ex-maire ne mentionne d’ailleurs même pas la responsabilité de l’organisation terroriste. Le temps a passé, mais le malaise sourd toujours. A quoi bon remuer le souvenir de ce qui fut, au fond, une retraite peu glorieuse de la France ? Certaines associations d’anciens combattants, voire des nostalgiques de l’Algérie française, ne manqueraient pas de raviver la controverse sur l’infamie de l’événement. « La population vient ici pour la tranquillité, elle n’aime pas trop les vagues », observe Jean-Michel Henny, responsable du Cercle culturel lémanique.

    Lire plus tardJ
    ean-Michel Henny, responsable du Cercle culturel lémanique, dans la villa du Châtelet, aujourd’hui lieu d’accueil culturel. Y est présentée une exposition permanente sur l’histoire de la ville d’Evian. Le 15 février 2022. JULIEN DANIEL / MYOP POUR « LE MONDE »

    Ce 20 mai 1961, la tranquillité d’Evian a été plus que troublée par le déploiement de l’armée et de la police, qui hérissent à travers la cité des chevaux de frise, bloquent les rues, fouillent les véhicules. Des batteries de défense antiaérienne ont été disposées sur les berges, pointées vers un ciel maussade. Des hommes-grenouilles se meuvent dans les fonds à proximité. La journée est d’une sensibilité extrême : la première rencontre entre des représentants de l’insurrection algérienne et des fonctionnaires français mandatés par le général de Gaulle va s’ouvrir. Six semaines après l’assassinat du maire Camille Blanc, rien ne doit être laissé au hasard.
    A 10 heures du matin, un concert assourdissant monte du lac, celui d’un bourdonnement d’hélicoptères en provenance de l’« autre rive ». Une alouette HB-XBM de l’armée suisse se pose sur le quai Paul-Léger. Un petit homme trapu et joufflu, front dégarni, s’extrait de la cabine vitrée. Krim Belkacem, ancien patron du maquis kabyle, guerrier devenu diplomate, dirige la délégation du Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA) aux négociations d’Evian. Ses compagnons Ahmed Francis et Ahmed Boumendjel le suivent, tête baissée sous les pales et cartable de cuir à la main.

    Puis deux autres Alouette déposeront Mohamed Seddik Benyahia, Ahmed Kaïd (commandant Slimane), Ali Mendjeli, Redha Malek, Tayeb Boulahrouf, Saad Dahlab. L’équipe algérienne est au grand complet. Le sous-préfet de Thonon-les-Bains les accueille d’une seule inclinaison de la tête : la poignée de main est proscrite tant que la paix n’est pas signée. Naïf, un délégué algérien tend une paume ouverte, qui restera suspendue en l’air, faute de contrepartie. Du quai, les envoyés du GPRA traversent la route nationale, interdite à la circulation, et grimpent l’allée d’un jardin pentu coiffé d’un cèdre de l’Atlas et au sommet duquel trône en majesté l’hôtel du Parc, l’établissement sur lequel l’Etat a jeté son dévolu.

    Les propriétaires de l’hôtel du Parc menacés


    Là, dans le grand salon – d’ordinaire habitué aux parties de bridge – transformé en salle de conférences, les Algériens prennent place face à la délégation française, dirigée par Louis Joxe. Le ministre d’Etat chargé des affaires algériennes, fidèle serviteur du général de Gaulle, est flanqué de Bruno de Leusse et Claude Chayet, deux diplomates qui furent de tous les contacts secrets ayant permis la rencontre du jour grâce aux bons offices des Suisses. D’autres hauts fonctionnaires et deux militaires complètent l’équipe. « Les délégués algériens ne laissent pas d’être impressionnés par la phalange qu’on a alignée devant eux. Ils redoubleront de vigilance en s’efforçant à une rigueur qui surprendra parfois leurs vis-à-vis », écrira plus tard le porte-parole algérien Redha Malek dans son livre L’Algérie à Evian. Histoire des négociations secrètes 1956-1962 (Seuil, 1995).
    Dans une salle de presse, à Genève, durant la préparation des accords d'Evian, en 1961. A l'écran : Krim Belkacem, représentant du Gouvernement provisoire de la république algérienne

    (GPRA). RAYMOND DEPARDON / MAGNUM PHOTOS

    La délégation du GPRA organise des conférences et des rencontres avec la presse étrangère, à la maison du Bois-d’Avault, sur la commune de Bellevue, en banlieue de Genève, en 1961. RAYMON DEPARDON / MAGNUM PHOTOS
    La délégation algérienne est hébergée au Bois-d’Avault, près de Genève, en 1961. Cette demeure été mise à leur disposition par son propriétaire, Cheikh Ahmed Ben Ali Al Thani, l’émir du Qatar. RAYMON DEPARDON / MAGNUM PHOTOS
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  • #2

    Tout autour, la sécurité est drastique. Car, outre les délégués, la famille Floret, propriétaire de l’hôtel du Parc, est menacée. Les services français l’avaient mise en garde : « Vous êtes les seconds sur la liste [après le maire Camille Blanc]. » Les allers-retours à heures fixes à bord de la 2 CV pour conduire à l’école la fille Clotilde, à l’époque âgée de 15 ans, sont devenus trop risqués et l’adolescente sera envoyée en pension. Au quotidien, il leur est enjoint de rester à l’écart des délégués. Un jour, un membre de la délégation algérienne saisi d’une migraine va toquer à la porte du domicile familial situé dans le parc. « Cette personne a demandé une aspirine à ma mère, rapporte Clotilde Floret. Elle lui a répondu : “Mais je ne peux pas ! Si je vous empoisonne ?” Le délégué a enchaîné en rigolant : “Ne faites pas d’histoire, j’ai mal à la tête, donnez-moi un cachet.” »

    Du 20 mai au 13 juin, les envoyés du GPRA traversent donc chaque jour le lac Léman. Ils sont logés sur l’« autre rive », au Bois-d’Avault, près de Genève, dans une gentilhommière noyée dans la verdure. L’énorme bâtisse rectangulaire aux formes sans apprêt a été mise à leur disposition par son propriétaire, Cheikh Ahmed Ben Ali Al Thani, l’émir du Qatar. La sécurité y est tout aussi draconienne qu’à l’hôtel du Parc, avec des gendarmes vaudois très nerveux patrouillant autour de la propriété, doigt sur la gâchette. A l’intérieur, l’atmosphère y est plus sereine, fraternelle quand les sympathisants étrangers de la cause du FLN se succèdent pour témoigner leur solidarité, solennelle quand l’hymne algérien Kassaman (« nous jurons »), diffusé par un électrophone, fige tout le monde dans un garde-à-vous sur les dalles de la cour.

    Durant ces deux semaines ponctuées de rotations quotidiennes d’Alouette vers Evian, la délégation du GPRA, entourée d’une équipe d’experts, peaufinera au Bois-d’Avault ses arguments pour mieux arracher des concessions aux Français. Le salon du rez-de-chaussée est le « centre névralgique » des conciliabules, écrit Redha Malek : « Canapés de reps vert olive, chaises de cuir gainées de cuir ivoire, il est éclairé de baies vitrées qui donnent sur la terrasse. » Raymond Depardon, jeune photographe alors débutant dans la carrière, s’y glisse souvent et immortalise des scènes de délégués sûrs d’eux-mêmes, de leur combat. Lui qui s’était déjà frotté à l’ambiance électrique d’Alger est frappé du contraste. « Les Algériens du Bois-d’Avault étaient souriants, de bonne humeur, témoigne-t-il aujourd’hui en commentant ses clichés exposés à l’Institut du monde arabe (IMA). C’était la première fois que je photographiais des Algériens heureux, des hommes qui ne baissaient pas la tête. »

    A l’hôtel du Parc, à Evian, les délégués du GPRA baissent si peu la tête que les discussions s’enfièvrent sur bien des dossiers litigieux. La France que représentent leurs interlocuteurs a certes déjà fait beaucoup de chemin. Elle est en train de faire son deuil de l’utopie de l’Algérie française. Le général de Gaulle, revenu au pouvoir à la faveur du coup d’Etat du 13 mai 1958 – soulèvement des Européens sur le forum d’Alger toléré par l’armée et noyauté par les gaullistes –, n’a cessé de prendre ses distances avec ses anciens soutiens partisans de l’« intégration » entre la France et l’Algérie. Ce fut un processus graduel, mais irréversible. Le lancement, à l’automne 1958, du plan de Constantine (développement économique), puis le déclenchement, à partir de février 1959, des vastes offensives militaires du plan Challe (du nom du chef de l’armée en Algérie, Maurice Challe) avaient créé l’illusion que le général s’était pleinement rallié aux thèses de l’Algérie française.

    Le grand tournant


    En réalité, il prépare une autre voie. Un premier indice est fourni par l’étrange confession qu’il fait, le 28 avril 1959, à Pierre Laffont, le directeur du quotidien L’Echo d’Oran : « L’Algérie de papa est morte et, si on ne le comprend pas, on mourra avec elle. » Le 16 septembre 1959, il « proclame » comme « nécessaire » « le recours à l’autodétermination ». C’est le grand tournant. Le malentendu autour des intentions réelles du général commence à se dissiper. Et l’inquiétude qui naît alors chez les Européens, attisée par les « ultras » de l’Algérie française, vire au défi frontal lors de la « semaine des barricades », à Alger, du 24 au 31 janvier 1960. Le 14 juin 1960, il poursuit la clarification de sa vision de l’avenir en évoquant la perspective d’une « Algérie algérienne ». Le 4 novembre, il franchit un pas supplémentaire en prédisant que « la République algérienne existera un jour ». Cette fois, c’est au tour de l’armée de s’alarmer. Un douloureux divorce s’ébauche. Sa déclaration du 11 avril 1961 sur « l’Algérie [qui] nous coûte plus qu’elle ne nous rapporte » précipitera la rupture. Celle-ci prendra la forme du fameux « putsch des généraux » (Maurice Challe, Edmond Jouhaud, André Zeller et Raoul Salan), du 22 au 25 avril 1961.
    ​Ahmed Kaïd, Tayeb Boulahrouf, Ali Mendjeli, Saad Dahlab, Mohamed Seddik Ben Yahia, Krim Belkacem, Ahmed Boumendjel, Ahmed Francis, sur le perron de l’hôtel du Parc, en juin 1961. RAYMON DEPARDON / MAGNUM PHOTOS

    Le général de Gaulle s’est converti à un réalisme froid, « cynique », déplorent même ses critiques. A ses yeux, la guerre d’Algérie est un fardeau qui pèse sur les ressources de la France, nuit à son prestige diplomatique, hypothèque le redéploiement de sa grandeur vers une armée moderne et le nouvel horizon qu’est la construction européenne. Il ne cache pas son impatience. « Il faut en finir avec cette boîte à chagrins ! », explose-t-il ainsi, un jour de septembre 1961, face à ses collaborateurs, selon une scène rapportée par Claude Chayet à Jean Lacouture (De Gaulle. III. Le Souverain, Seuil, 1986).

    Aussi a-t-il autorisé l’établissement de contacts avec des émissaires du GPRA afin de préparer la naissance d’un futur Etat associé, la formule qui a sa préférence. Du 20 au 24 juin 1960, une première rencontre à Melun entre représentants français et Mohamed Benyahia et Ahmed Boumendjel se solde par un échec. A l’heure où la « pacification » décime les maquis, les Algériens ont l’amer sentiment que Paris a cherché à jouer de leurs faiblesses et de leurs divisions. Dès lors, « le nationalisme algérien, déçu par Melun, s’ouvre aux influences du marxisme et du panarabisme », écrit Jean Lacouture.
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    Le général de Gaulle cherche à sortir de l’impasse avec sa fameuse déclaration sur « la République algérienne [qui] existera un jour ». L’ouverture permet de réactiver des contacts secrets début 1961 par le biais du diplomate suisse Olivier Long. Le 20 février, un hôtel de Lucerne abrite une rencontre secrète entre, d’un côté, Georges Pompidou et Bruno de Leusse et, de l’autre, Ahmed Boumendjel et Tayeb Boulahrouf. Le 1er mars, les deux tandems se retrouvent à Neuchâtel. Au fil de ces échanges, le général de Gaulle abandonne deux des principes qui avaient jusque-là bloqué les discussions préliminaires à l’ouverture de pourparlers formels : le refus français d’accorder au FLN le statut d’interlocuteur exclusif du côté algérien – Paris avait évoqué l’idée d’associer le Mouvement national algérien (MNA) de Messali Hadj – et le préalable d’un cessez-le-feu (« le couteau au vestiaire », Charles de Gaulle, 5 septembre 1960). Pressé de se délester du boulet algérien, le général lâche sur ces deux points. La voie est ouverte pour la tenue de la première conférence d’Evian, du 20 mai au 13 juin 1961.

    Krim Belkacem, l’un des représentants du GPRA, sur la terrasse du Bois-d'Avault, en juin 1961. RAYMON DEPARDON / MAGNUM PHOTOS

    Le temps semble comme s’accélérer. Mais, dans la grande salle de l’hôtel du Parc, au balcon donnant sur le lac Léman, tout reste à faire. Si la France revient de loin, elle résiste encore sur bien des dossiers. Les modalités de la période de transition avant le référendum sur l’indépendance (force de sécurité, composition d’un exécutif provisoire, calendrier du transfert de souveraineté) suscitent bien des divergences. Et, au-delà, les Français veulent verrouiller a priori le contenu de la future « association », alors que les Algériens considèrent que celle-ci ne sera définie et négociée qu’une fois l’indépendance acquise. « L’association discutée avant l’autodétermination, n’est-ce pas une prédétermination ? », objecte Krim Belkacem.
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    • #3

      Divergence autour du Sahara


      Or, les Français veulent graver dans le marbre trois types de garantie. D’abord, les assurances « organiques » offertes aux Européens dans une Algérie indépendante. La délégation française, soucieuse d’apaiser leurs inquiétudes, réclame la double nationalité à leur profit ainsi que des droits communautaires particuliers (élections, justice, statut personnel…). Les Algériens récusent une telle « super-citoyenneté » qui va, selon eux, « cristalliser une minorité » et donc porter atteinte « à l’unité du peuple ». Ensuite, les Français revendiquent le maintien de la souveraineté sur des enclaves militaires, notamment la base navale de Mers El-Kébir, près d’Oran. Enfin, ils exigent de conserver le Sahara – riche en gaz, pétrole et abritant le programme atomique français –, sous le prétexte d’une histoire et d’un peuplement distincts de l’Algérie du Nord. La délégation du GPRA rétorque qu’elle ne saurait accepter une telle atteinte à l’« intégrité territoriale » du futur Etat algérien. Les échanges, certes courtois et argumentés, tiennent du dialogue de sourds. Le 13 juin, sur instruction du général de Gaulle, les pourparlers sont suspendus.
      ​Rencontre des représentants du GPRA, Ahmed Kaïd, Krim Belkacem, Saad Dahlab, Ali Mendjeli, avec une délégation d'étudiants algériens. Maison du Bois d’Avault, Suisse, juin 1961. RAYMON DEPARDON / MAGNUM PHOTOS

      Ainsi se clôt « Evian 1 ». La tentative de relancer les discussions du 20 au 28 juillet au château d’Allaman, sur la commune voisine de Lugrin, tourne court. L’atmosphère y est bien plus orageuse qu’à Evian. La divergence autour du Sahara semble insurmontable. La suspension des travaux est, cette fois-ci, l’initiative des Algériens, qui considèrent que la revendication saharienne de la France reviendrait à amputer les quatre cinquièmes du territoire national. « Une Algérie limitée à un cinquième ne peut pas négocier », assène Krim Belkacem. Le général de Gaulle est furieux de la rebuffade. Il demande à Alain Peyrefitte de réfléchir à l’hypothèse d’une partition pour jeter une « poire d’angoisse » au sein du GPRA. Mais le temps presse à ses yeux et le « dégagement » devient son obsession. Le 5 septembre, il lâche sur la « souveraineté » du Sahara au profit d’accords pour son exploitation. La concession est monumentale.


      Dès lors, le processus est relancé. Mais les contacts repassent en mode « secret ». Les 28 octobre et 9 novembre, Redha Malek, Mohamed Benyahia, Bruno de Leusse et Claude Chayet – toujours avec le Suisse Olivier Long en coulisse – se retrouvent à Bâle pour continuer à aplanir ce qui reste de différends. En décembre, Louis Joxe et Saad Dahlab poursuivent à deux reprises, et tout aussi confidentiellement, dans des villages du Jura, le travail de convergence. Les points de vue se rapprochent sur la question – la seule qui compte désormais à Paris – des garanties à offrir aux Européens d’Algérie. Et, après le Sahara, les Français révisent à la baisse leurs ambitions sur Mers El-Kébir.

      Désormais, la voie est ouverte pour une nouvelle « plénière » entre les deux délégations. Elle se tiendra du 11 au 18 février 1962, aux abords du village enneigé Les Rousses, une station de ski du Jura à deux kilomètres de la frontière suisse, dans des conditions rocambolesques. Arrivés déguisés en vacanciers – skis et passe-montagnes –, les onze délégués s’entassent dans un chalet nommé Le Yéti, un entrepôt de chasse-neige des Ponts et Chaussées surmonté d’un logis rustique pour employés en vacances. Ambiance colonie clandestine…
      ​Sur la route de la station Les Rousses, dans le Jura. Le 15 février 2022. JULIEN DANIEL / MYOP POUR « LE MONDE »


      Le châlet « le Yeti » qui a abrité les négociations secrètes en février 1962 entre les délégations française et algérienne, à la station Les Rousses, dans le Jura. Le 15 février 2022. JULIEN

      DANIEL / MYOP POUR « LE MONDE »

      Une stèle commémore les négociations secrètes en février 1962 entre les délégations française et algérienne qui ont été menées ici, dans le châlet nommé « le Yéti ». Le 15 février 2022. JULIEN DANIEL / MYOP POUR « LE MONDE »

      L’anonymat romanesque sera préservé le temps de sceller un accord qu’il restera à entériner lors d’une nouvelle session – publique, celle-là – à Evian, prévue entre le 7 et le 18 mars. Ce sera « Evian 2 », toujours à l’hôtel du Parc. Dans un climat assombri par les violences de l’OAS en Algérie, cette ultime semaine est harassante, vouée à régler les détails de la période transitoire ouvrant sur le référendum d’autodétermination. Le 18 mars, à 17 h 30, les trois membres du gouvernement français – Louis Joxe, Jean de Broglie (secrétaire d’Etat au Sahara et aux DOM-TOM) et Robert Buron (ministre des travaux publics, des transports et du tourisme) – et le chef de la délégation algérienne, Krim Belkacem, apposent leur signature au bas d’un bloc de documents de 93 pages. Le cessez-le-feu entrera en vigueur dès le lendemain. Le climat des derniers jours a été « désagréable, desséché, morose », écrira plus tard Robert Buron. Mais, après huit ans de guerre, la paix est enfin signée. Délégués français et algériens se serrent la main pour la première fois. Evian peut retourner à sa somnolence séculaire, tandis que l’Algérie plonge dans une nouvelle ère, joie et panique mêlées.

      Frédéric Bobin Evian (Haute-Savoie), envoyé spécial

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      • #4
        Les 60 ans des accords d’Evian. Raymond Depardon : « En 1961, les délégués algériens étaient tous joyeux, très élégants, magnifiques »


        En mai-juin 1961, le jeune photographe est mandaté par son agence pour suivre la délégation algérienne en Suisse. Il est l’un des derniers témoins vivants des négociations d’Evian et expose les clichés de cette période à l’Institut du monde arabe.

        Propos recueillis par Charlotte Bozonnet
        Publié le 17 mars 2022


        Raymond Depardon à l’Institut du monde Arabe (IMA), le 9 février 2022. JULIEN DANIEL / MYOP POUR « LE MONDE »

        Tout jeune photographe en 1961, Raymond Depardon se rend à plusieurs reprises en Algérie, entre le printemps et l’automne, une période particulière où l’indépendance est acquise mais pas encore actée. Européens et musulmans d’Algérie se côtoient dans une atmosphère tendue. Les premiers préparent leurs départs tandis que la menace des attentats de l’OAS plane sur Alger. En mai-juin, il est mandaté par son agence pour suivre la délégation algérienne en Suisse d’où elle participe au premier round de négociations des accords d’Evian avec les représentants de la France. Ses photographies, accompagnées de textes de l’écrivain algérien Kamel Daoud, sont exposées à l’Institut du monde arabe.

        En 1961, vous avez 19 ans, qu’est-ce qui fait que vous vous retrouvez en Algérie ?


        A ce moment-là, je suis salarié depuis pas très longtemps dans une petite agence magazine qui s’appelle Dalmas. En 1960-1961, il y a beaucoup d’événements à couvrir dans le monde et les photographes qui sont plus âgés que moi n’ont plus envie de se rendre en Algérie. On me demande si je veux y aller. Je n’ai pas beaucoup d’expérience. J’y suis parti un an plus tôt pour remplacer un photographe sur une expédition destinée à étudier la résistance du corps humain sous la chaleur ! L’Algérie est alors en pleine guerre – même si à l’époque on parle de « maintien de la paix ». J’avais fait des photos d’appelés du contingent qui avaient été publiées dans Paris Match. L’Algérie m’avait donc plutôt porté chance, j’ai accepté. Quand on partait en bateau de Marseille et qu’on arrivait à Alger, c’était très impressionnant, surtout pour un petit-fils de paysan de la vallée de la Saône : c’était immense, haussmannien.

        Lire plus tardDans quel état d’esprit êtes-vous en arrivant à Alger ?


        Je n’ai pas vraiment d’idées préconçues. Enfin si. Mon frère, qui a quatre ans de plus que moi, vient de rentrer de son service militaire. Et il est en colère, comme dans toutes les exploitations viticoles du Beaujolais ou les exploitations agricoles de la Bresse. Parce que, à cause du service militaire, une partie de leur main-d’œuvre – leurs fils – se retrouve bloquée pendant deux ou trois ans en Algérie. A cette époque, la France est encore très rurale. Ça a dû beaucoup jouer sur le fait que la métropole a largement voté en faveur de l’indépendance de l’Algérie lors du référendum [organisé le 8 janvier 1961]. On ne veut plus en entendre parler.

        Vos photos prises en Algérie au cours de l’année 1961 montrent un pays à la fois dans l’attente et dans une grande tension. Comment décririez-vous le climat sur place à l’époque ?


        J’ai vite compris qu’on ne pouvait pas faire de photos. Il fallait se cacher, travailler en douce. Je faisais des images comme je pouvais dans les lieux publics, où les deux communautés [Européens et musulmans d’Algérie] se rencontraient, mais il n’y en avait pas beaucoup. A Bab El-Oued, j’avais loué une chambre d’hôtel pour pouvoir faire des photos plus à l’aise depuis un balcon. C’était des gens assez modestes, on ne voyait pas tellement de différence entre les deux communautés. Ce qui m’avait frappé, c’est qu’on voyait très peu de jeunes de mon âge. Ce que je craignais le plus quand j’étais dans les rues d’Alger, c’était une bombe [de l’OAS]. Un photographe m’avait dit : « Théoriquement, on te préviendra. Il y aura quelqu’un de dos, qui va te faire signe de changer de trottoir ou de t’arrêter. »

        Il y a les photos prises à Alger et en Oranie, et celles prises au bord du lac Léman, lors des premières négociations entre la France et le gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA)…
        On m’avait dit : « Tu n’as pas fait ton service militaire, donc tu vas couvrir les pourparlers côté algérien » ! La délégation était logée dans cette immense villa de Bois-d’Avault, sur la commune de Bellevue, dans la banlieue de Genève, juste en face d’Evian. Les délégués faisaient les allers-retours dans les hélicoptères de l’armée suisse. Au début, c’était un peu tendu. Avant l’ouverture des négociations, on était tous avec des téléobjectifs derrière la grille pour pouvoir photographier la délégation algérienne. Mais au fur et à mesure, ça s’est détendu. J’ai été présenté à la délégation, j’ai demandé si je pouvais faire des photos, et on m’a dit oui, pas de problème. On m’a oublié et j’ai pu faire des photos, d’ambiance, même si je n’étais pas de l’école Cartier-Bresson – je ne savais même pas qui il était à cette époque !

        Lire plus tardQuels souvenirs gardez-vous de l’atmosphère ?


        Formidable. Ils étaient tous joyeux, très élégants, magnifiques. Il y a une anecdote que j’ai apprise récemment au sujet de la photo où l’on voit Krim Belkacem sur la terrasse qui lit un journal et se met la main au front. Son chauffeur a expliqué qu’il venait de subir une opération de l’appendicite. C’était top secret, on ne pouvait pas annoncer que l’un des principaux négociateurs, celui qui allait fonder les premiers pas de la République algérienne, était malade à la veille de l’ouverture des pourparlers.
        Etes-vous surpris par le contraste entre la décontraction de ce moment-là et les photos que vous prenez en Algérie ?


        Bien sûr. Au moment d’Evian, c’est la première fois que je photographie des Algériens heureux, qui ne baissent pas la tête, qui ne marchent pas vite dans la rue, n’évitent pas de rester en terrasse par crainte des attentats de l’OAS, ne s’enferment pas tout de suite dans un appartement.

        LVous venez d’en faire un livre et une exposition avec des textes de l’écrivain Kamel Daoud. Pourquoi était-ce important de montrer ces images ?


        Il n’y a pas vraiment de photos de cette période-là. Sur les clichés de l’époque, on montre les gens avec leur valise sur les bateaux, l’adieu à l’Algérie, l’arrivée à Marseille. Mais toute cette période de 1961, un peu flottante, où l’indépendance est acquise, on ne la voit pas alors qu’elle raconte aussi l’histoire de la France et de l’Algérie. C’est pour ça que j’ai tenu à exposer ces photos. Je me disais aussi qu’elles devraient appartenir aux Algériens. On est entré en contact, avec Kamel Daoud, par sa maison d’édition en Algérie, les éditions Barzakh. Je crois qu’il a beaucoup hésité avant d’accepter mais il s’est complètement approprié mes photos. J’en suis très heureux.


        « Raymond Depardon/Kamel Daoud. Son œil dans ma main. Algérie 1961-2019 », à l’Institut du monde arabe (IMA), 1, rue des Fossés-Saint-Bernard, 75005 Paris. Jusqu’au 17 juillet.
        Son œil dans ma main, de Raymond Depardon et Kamel Daoud, livre coédité par Barzakh (Alger) /Images plurielles (Marseille), 232 pages, 136 photos, 35 euros.
        وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

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