Kamel Daoud,
contre-enquête
Par Olivier Gloag
Chercheur en littérature
Qu’advient-il lorsque le ressentiment d’un écrivain envers l’Algérie indépendante se confond avec celui de la France, qui attend, depuis le traumatisme national de 1962, une revanche sur son ancienne colonie ? C’est simple : il obtient le prix Goncourt ! Et devient un atout de choix pour l’extrême droite transatlantique, obsédée par la peur de l’islam, dans son combat métapolitique.« Où
l’impérialisme passe,
l’opportunisme écrivaillon repasse
Pour couvrir de guimauve
et d’encre ses sanglantes traces. »
Djawad Rostom Touati
« C’était précisément ce traître, que mon père, d’habitude si respectueux du clergé juif, accusa à haute voix de faire “un discours stupide et mensonger” pour le compte de Lindbergh au Madison Square Garden, ce “juif factice” selon Alvin, qui avait assuré la défaite de Roosevelt en “koshérisant Lindbergh pour les goys”, alors ce fut étonnant d’observer les efforts que nous allions faire pour le nourrir. »
Philip Roth
« Tout irait si bien si, justement, la fonction de la littérature ne changeait sans cesse, souvent d’une génération à l’autre, en fonction des transformations constantes de nos sociétés historiques. »
Jean-Paul Sartre
« Nous n’hésiterons pas plus à passer sous silence un livre excellent mais qui, du point de vue où nous nous plaçons, ne nous apprend rien de nouveau sur notre époque, qu’à nous attarder, au contraire, sur un livre médiocre qui nous semblera, dans sa médiocrité même, révélateur. »
Jean-Paul Sartre[1]
Avez-vous lu ce livre récent qui fait allègrement l’amalgame entre l’auteur d’une fiction et ses personnages ? On nous y parle d’un Camus-Meursault, considéré comme un « meurtrier », et, au sujet de La Peste, on y accuse Camus lui-même de tentative de « génocide » à Oran… N’oublions pas la quatrième de couverture, qui invoque une « réparation ultime » des crimes de la France envers l’Algérie.
Le titre de ce brûlot ? Meursault, contre-enquête. L’auteur ? Kamel Daoud. Mais, attention, si vous êtes un lecteur hexagonal, ne cherchez pas dans votre exemplaire ces propos sacrilèges : ils ont été méticuleusement retirés – un par un – de l’édition originale, parue un an plus tôt en Algérie. Ainsi Daoud a-t-il trafiqué son propre livre (ou a-t-il accepté qu’on le fasse, les versions diffèrent), c’est-à-dire qu’il a censuré toute critique trop appuyée de Camus ou de son œuvre – on se rend compte, ainsi, des compromissions nécessaires pour être publié et célébré par la bien-pensance et les élites française.
En conséquence, Kamel Daoud reçoit le prix Goncourt du premier roman pour Meursault, contre-enquête 2.0, pour ce qui n’était pas son premier roman, sauf à laisser comprendre – dans un aveu involontaire – que, pour le monde de l’édition française, un roman publié en Algérie par un auteur algérien ne compte pas vraiment.
Mais il ne s’agit pas, ici, de se limiter aux contorsions d’un Bel-Ami contemporain, mais plutôt d’examiner les situations qui permettent – on pourrait dire qui suscitent – ce genre d’itinéraire. La référence en la matière, c’est justement Bel-Ami de Maupassant. L’histoire de George Duroy déroule deux intrigues : d’une part, l’ascension d’un employé de bureau, ancien militaire en Algérie occupée, et, de l’autre, celle des manipulations journalistiques dans la jeune Troisième République au service de la politique impérialiste de Jules Ferry.
Duroy participe, d’abord indirectement, à l’occupation de la Tunisie (le Maroc dans le roman) par la France en publiant ses « souvenirs » orientalistes de l’Algérie dans un quotidien parisien, puis, plus directement, en contribuant, par des articles, à une vaste campagne de désinformation en vue de monter une affaire de toutes pièces (pour un exemple actuel, pensons aux imaginaires « armes de destruction massive » en Irak) qui servira de prétexte à une incursion militaire au Maghreb. Tout cela aura pour conséquence l’enrichissement de nombreux spéculateurs et l’asservissement d’un peuple.
C’est l’aspect méconnu de Bel-Ami : la démonstration implacable du rôle primordial des écrivains et des journalistes dans l’élaboration du projet colonial ; plus qu’une énième confirmation du constat du marquis de Bonald (« la littérature est l’expression de la société »), ce roman, à maints égards, illustre qu’en France, la culture – sans doute plus que dans n’importe quel autre pays du monde – est le lieu de combats politiques (c’est une réalité qui inclut, malgré eux, les tenants, plus ou moins ingénus, d’une littérature fétichisée, qui viendrait, pour ainsi dire, du ciel).
Pour proposer un début d’explication à ce constat qui pourrait paraître scandaleux à certains, il faut revenir au plus fondamental des nombreux fiascos militaires français. Comme nous le rappelle le regretté Fredric Jameson, la défaite de Napoléon à Waterloo sonne le glas des ambitions hégémoniques françaises sur le plan militaire, au profit de l’Angleterre[2]. La nation est reléguée, depuis lors, de façon permanente, à une compétition essentiellement superstructurelle, à l’action à travers le langage et la culture. Londres devient la première puissance impériale du globe, mais c’est Paris qui imposera son hégémonie culturelle, comme le développe Pascale Casanova dans La République mondiale des Lettres.
Ce combat culturel dépasse la littérature. Il permet, par exemple, de transformer l’histoire de France ; les grandes humiliations militaires sont métamorphosées en victoires idéologiques : c’est ce que fera de Gaulle dans son ouvrage publié en 1938, La France et son armée – Alésia, Poitiers, Azincourt, Pavie, Sedan y sont célébrés comme autant de moments charnières. Ce culte de la défaite et le ressassement continuel des humiliations – imaginaires ou authentiques – subies aux mains d’une puissance étrangère victorieuse sont une ingénieuse manœuvre pour tenter de galvaniser une identité nationale dans un pays dont les véritables lignes de démarcation – Marx le dira souvent – sont, de tout temps, sociales. Ce stratagème correspond, à l’échelle des nations, à ce que Sartre écrira quelques années plus tard dans L’Être et le néant : « Nous ne sommes nous qu’aux yeux des autres, et c’est à partir du regard des autres que nous nous assumons comme nous[3]. »
Nous comprenons mieux, dès lors, pourquoi la plus récente des grandes défaites françaises, connue dans l’Hexagone sous le vocable de « guerre d’Algérie », autrefois rabaissée à une série d’« événements », est vécue, collectivement, comme une déchéance, comme un décès. Puisqu’il s’agit d’une sorte de deuil national, si nous mettons en rapport les cinq stades de la psychologue Kübler-Ross (le déni, la colère, le marchandage, la dépression, l’acceptation) avec les réactions françaises face à la perte de sa colonie algérienne, nous pourrions considérer que nous sommes aujourd’hui au deuxième stade.
Toutefois, immédiatement après l’indépendance, en 1962, dans l’Hexagone, c’est le règne de l’oubli imposé[4]. Il prend la forme d’une censure de films par exemple – bien sûr, on interdit de projection le chef-d’œuvre de Pontecorvo, La Bataille d’Alger, mais aussi le très problématique Le Petit Soldat de Jean-Luc Godard, entre autres. Dans les foyers, les appelés français de retour ne parlent pas : rien, dans la société, ne les y encourage[5]. À l’école publique, cette guerre est rarement au programme, c’est une litote – par contre, on fait circuler toutes sortes de contre-vérités, notamment celle qui consiste à dire que les Pieds-noirs, après l’indépendance, n’avaient le choix qu’entre « la valise ou le cercueil ». Pourtant, bien des itinéraires démontrent la nature mensongère de cette affirmation[6].
Les lignes bougent lentement – le déni s’estompe peu à peu, même si les étapes se chevauchent –, quelques romans émergent dans les années quatre-vingts : Didier Daeninckx puis Leïla Sebbar évoquent le bain de sang du 17 octobre 1961, passé sous silence jusque-là, dans Meurtres pour mémoire et La Seine était rouge. Simultanément, l’émergence du Front national sonne le réveil de la parole raciste et antisémite en France.
Mais c’est la figure de Camus qui fait fonction de baromètre de la doxa française quant à son legs colonial. Peu après l’accident tragique survenu le 4 janvier 1960, les proches de Camus lisent le manuscrit du Premier Homme, trouvé parmi les décombres. Ils décident de reporter la publication d’un ouvrage considéré comme trop nostalgique de l’Algérie coloniale pour la période.
Ce n’est que trente-quatre ans plus tard, après la chute du mur de Berlin, après la fin de l’URSS, que, sans contrepoids, la parole coloniale réémerge dans l’Hexagone. Le livre est publié en 1994, d’abord prudemment, un petit tirage dans une collection relativement confidentielle (« Cahiers Albert Camus », aux éditions Gallimard). C’est un succès inattendu. Cette esquisse de roman, d’une nostalgie appuyée pour une époque antérieure aux « évènements », est un véritable plaidoyer pour les « bons colons », qui sont souvent décrits comme des victimes. Le Premier Homme est glorifié par une majorité de critiques et promptement réédité en livre de poche, devenant le best-seller que l’on sait.
Nous voici alors au deuxième stade du deuil : la colère. La nation qui remplace objectivement l’Allemagne dans ce club assez restreint des némésis constitutives – dans le théâtre de ces pseudoguerres de civilisations qui détournent les regards des réalités sociales –, c’est bien l’Algérie, cible du nouveau revanchisme au centre de tant de rancœurs et d’animosités.
C’est dans ce contexte politico-culturel que la carrière de Kamel Daoud va prospérer car son ressentiment personnel envers l’Algérie indépendante se confond avec celui de la France pour l’indépendance de l’Algérie.
En 2019, il met de nouveau en scène son drame œdipien, cette fois-ci dans le catalogue (un beau livre intitulé Son œil dans ma main) d’une exposition de photographies prises par Raymond Depardon dans l’Algérie de 1961. On peut y lire une auto-interview – Kamel questionne Daoud, ou vice versa – dans laquelle il exhibe ses névroses : c’est l’histoire d’une mère (patrie) conquise par le père, ce « décolonisateur […] qui ne veut pas mourir ». Daoud, lui, « veut se libérer du libérateur » : « Je voudrais tant qu’on parle d’autre chose ! », comprenons : de lui-même – « Je ne suis pas un fantôme ! » Mais, même une fois les vétérans morts, « tout leur revient », se lamente-t-il. Dès lors, les récits des combats de la génération précédente sont vécus comme négateurs de sa propre histoire : ils lui sont tellement insupportables qu’il veut effacer l’Histoire collective, quitte à prendre parti pour les persécuteurs.
Cette réaction viscérale contre ce père imaginaire est la force matrice de ses écrits. En conséquence, il nous dit que le « décolonisateur déteste le mouvement, l’alternance, et la liberté ». Ironie banale : cette pénible représentation publique d’une crise personnelle est celle d’un épigone qui a bénéficié des acquis de cette révolution qu’il déteste tant – ayant, par exemple, étudié dans la première université fondée après l’indépendance, à Oran.
Tout cela n’aurait que peu d’importance, mais l’intelligentsia française raffole de cette rengaine essentialiste, au point d’en faire un spectacle quasi permanent. Daoud se produit un peu partout dans des conférences, mais aussi à la radio, à la télévision et, toutes les semaines, dans Le Point pour faire un portrait cauchemardesque de l’Algérie et dire (et redire) que les indépendantistes n’aiment pas la liberté, bref, que c’était mieux avant.
Commentaire