ENTRETIEN. Alors que l’Occident vit au rythme des menaces, le grand humaniste italien propose de renouer avec notre héritage européen.
Propos recueillis par Sébastien Lapaque et Saïd Mahrane
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Né en 1946, Carlo Ossola, ancien titulaire de la chaire Littératures modernes de l’Europe néolatine au Collège de France, publie Entrez sans frapper (Belles Lettres, à paraître en mars).© DRFP. All rights reserved 2022/Bridgeman Images
Carlo Ossola est un philosophe comme il en existe peu : l'ex-professeur au Collège de France éclaire le monde avec les qualités d'un maître ancien, mi-éducateur, mi-conteur. À l'heure où l'expansionnisme et les dominations gagnent du terrain, Le Point a souhaité entendre l'auteur de La Vie simple (Belles Lettres, 2023) sur le thème de la paix. Paix désirée au Proche-Orient, en Ukraine et ailleurs. La conversation s'élargit à l'Europe, l'Occident et la figure de l'étranger. En ces temps trumpiens, un peu de sagesse antique fait du bien.
Le Point : « La paix est une vertu inconditionnelle […] ; elle n'est pas le fruit de négociations, mais une attitude préalable envers tous les hommes », écrivez-vous dans « La Vie simple ». Ce caractère inconditionné de la paix ne mérite-t-il pas d'être sans cesse repensé ?
Carlo Ossola : La paix est une « vigilance fiévreuse ». Cela s'entend bien chez Kant. Dans Vers la paix perpétuelle, le philosophe explique qu'un traité de paix n'est pas la paix elle-même puisqu'il résulte d'une négociation qui peut cesser à tout moment et d'une entente qui peut être rompue à tout instant. Alors que la paix véritable est inconditionnelle. C'est un principe absolu, derrière lequel je vois l'héritage présocratique, pythagorique, de l'idée d'harmonie des sphères. La paix, c'est le silence parfait, sans la dissonance des différentes familles d'instruments ayant besoin d'être constamment tempérés.
L'Europe a connu un long moment de paix, profitable à l'industrie, aux arts et aux mœurs, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à la chute du mur de Berlin. L'homme européen n'est-il pas malheureux d'avoir perdu le secret d'une telle harmonie ?
Certainement. La paix, en raison des horreurs de la Seconde Guerre mondiale, a duré de 1946 au début des années 1990, avec le déclenchement de la guerre en Yougoslavie, qui est un conflit intraeuropéen. Je n'oublie pas l'invasion russe de la Hongrie, en 1956, ni celle de la Tchécoslovaquie, en 1968, mais, globalement, ces quarante ans de paix, sans crispations majeures d'un pays à l'autre, ont été fondamentaux pour esquisser une condition européenne plus équilibrée.
L'Europe vous apparaît-elle aujourd'hui en guerre ?
Si nous pensons à l'Europe comme communauté, bien évidemment, il n'y a pas de guerre. Mais, si elle est le résultat de civilisations qui se sont superposées et mélangées, la guerre en Ukraine doit être regardée non seulement comme une guerre russe, mais aussi comme une guerre européenne. Du point de vue de l'histoire des religions, on ne peut pas oublier que le patriarcat de Kiev est à l'origine même de la naissance de Moscou. C'est à Kiev que se situe le foyer historique de la tradition orthodoxe russe. De son côté, l'historien de l'art lituanien Jurgis Baltrusaitis a montré que les ogives arméniennes étaient à la base de l'architecture gothique européenne. Il ne faut jamais oublier le rôle fondamental de charnière entre Orient et Occident joué par l'Arménie dans la naissance même de la conscience européenne, au moment où, encore une fois, nous sommes dans une période de tempête dans cette région du monde.
Vous faites usage du concept d'Occident. Quelle définition en proposez-vous ?
Une définition positive. D'une certaine manière, l'Occident se définit par son étymologie : plus nous avançons vers l'ouest et plus nous trouvons la mer ou l'océan qui constituent une espèce de frontière naturelle, même si depuis le XVe siècle, et peut-être même avant, selon des hypothèses non documentées, l'homme européen a toujours essayé de passer de l'autre côté en franchissant l'océan. L'Occident, c'est tout ce qui dresse son regard vers l'au-delà du « Finistère ».
Vous pensez sans doute au poème de Fernando Pessoa : « L'Europe ici s'étend, sur ses coudes posée […] D'Orient en Occident elle s'étend, regarde,/ Elle regarde, regard de sphinx, fatal,/ L'Occident, futur du passé./ Ce visage au regard… »
C'est la perspective merveilleuse, utopique et pacifique de son recueil Message. Évidemment, la chose devient plus difficile quand on cherche à définir l'Occident par rapport à un Orient défini. À ce propos, on a éprouvé la valeur de toutes les nuances du monde. On a même opposé le Moyen-Orient à l'Extrême-Orient… Il est intéressant de s'attarder sur les itinéraires des voyageurs. Des premiers siècles chrétiens au Moyen Âge, on s'est interrogé sur la meilleure manière d'arriver en Terre sainte. Certains passaient par le sud de la Méditerranée, c'est-à-dire l'Égypte et le Sinaï. C'était une manière de reconstituer l'unité entre les deux Testaments, d'unir Moïse à Jésus avant d'arriver à Jérusalem.
D'autres traversaient la Grèce et le Liban, ce qui permettait de partir du monde latin, de récupérer l'héritage hellénique avant de retrouver la source biblique. Comme on le voit, il ne s'agissait pas uniquement d'itinéraires économiques. Ces voyages reflètent l'unité profonde des civilisations de la Méditerranée. Qu'on songe à la migration des textes d'Aristote par leur traduction en grec, en arabe, puis en latin ou à la tradition de l'astronomie et de la géographie passée par la Syrie et l'Égypte pour nous conduire à Cordoue et à Grenade. Quand on cherche à tracer une frontière entre l'Occident et l'Orient, on oublie souvent la continuité de la Méditerranée.
Au cours des siècles passés, c'est souvent la guerre qui a été une source d'inspiration pour les artistes. N'avez-vous pas le sentiment qu'il y a une fécondité dans le désordre et le chaos qu'on ne retrouve pas en temps de paix ?
Dans la période la plus creuse du désordre chrétien, pendant la Réforme et la Contre-Réforme, les arts plastiques, la peinture et l'architecture ont certes donné à la civilisation européenne une impulsion d'unité plus profonde que pendant les périodes de paix. Mais la question se pose pour le présent. Avons-nous besoin d'une guerre pour retrouver des valeurs ? Il faut penser à l'ampleur planétaire que prendrait ce conflit. Cela terrasserait sans doute l'ensemble de l'humanité.
Nous faisons un recours hypothétique à la guerre parce que nous ne sommes plus en mesure de nourrir des valeurs, avec leur part d'utopie, d'absolu, d'inconditionné. La responsabilité des avant-gardes du XXe siècle est lourde. Elles se sont acharnées à défaire – comme le philosophe Max Picard l'a écrit – le visage humain. Pour le restituer, il nous appartient de singulariser un petit éventail de valeurs universelles capables, dans leur sobriété essentielle, de concerner tout le monde, et pas seulement les privilégiés.
Dans les sociétés occidentales actuelles, la paix est envisagée de manière très prosaïque. Ce n'est pas la victoire d'un absolu ou d'un idéal, mais le contraire de la guerre, la garantie du confort. Cette idée autocentrée de la paix a-t-elle un avenir ?
Cette conception se réduit au constat que, pendant les périodes de paix, on dispose de ressources supplémentaires au développement de la consommation. De fait, la guerre en Ukraine oblige aujourd'hui l'Union européenne à consacrer une part plus importante de son budget à l'armement. C'est un concept matériel, pauvre et insuffisant de la paix. La meilleure définition de la notion que j'ai trouvée est celle de Charles de Foucauld : la paix est le moment où nous devenons la voix des autres. C'est ce qu'il a fait avec son dictionnaire touareg/français, dans lequel il a recueilli la voix, les mœurs, les fables, les poésies du peuple du Hoggar.
Dans sa « Somme de théologie », Thomas d'Aquin écrit ceci : « Il semble que le bonheur consiste dans l'acte de la volonté. Car saint Augustin dit que le bonheur de l'homme consiste dans la paix […]. Or la paix appartient à la volonté. Donc le bonheur de l'homme consiste dans la volonté. » Que pensez-vous de cette façon qu'il a de lier très étroitement la paix à la volonté ?
C'est un point fondamental. Il y a là, dans la parole de saint Thomas, un écho de l'Évangile : « Ce n'est pas en me disant : “Seigneur, Seigneur !” qu'on entrera dans le royaume des Cieux, mais c'est en faisant la volonté de mon Père qui est aux cieux. » Ici, le primat de la volonté sur la parole est évident. Saint Thomas n'est pas par hasard le meilleur interprète de la pensée d'Aristote. Il a poursuivi sa bataille contre la sophistique. Les sophistes se fondent sur un verbe qui se charge de la correction de l'énoncé et non pas de ses conséquences, au final. Leur engagement reste purement verbal. Comme le dit Montaigne : « Je demande que c'est que nature, volupté, cercle et substitution. La question est de paroles, et se paie de même. »
Or le véritable acte de volonté est un petit sacrifice. C'est l'art de trancher entre des hypothèses. Si je tranche par un acte de volonté, je perds une des possibilités qui m'était disponible. Mais, à un moment, il faut sacrifier le possible à la nécessité de choisir, même quand il s'accompagne d'une limitation. Cet acte de volonté, il faut cependant l'harmoniser. En l'absence de choix, on est théoriquement en paix avec tout le monde. On est en réalité en paix avec ce qui n'est pas réalisable, c'est-à-dire qui ne devient pas acte. Quand on reproche à l'Occident une certaine inertie, on ne lui reproche pas le fait de ne pas mener la guerre mais d'être incapable de trancher, donc de transformer une hypothèse en un acte producteur.
Les populistes, eux, se réclament de leur capacité à trancher, d'une manière généralement assez masculine, virile même. La paix serait-elle à leurs yeux une valeur féminine ?
Du point de vue de la langue latine et de nos langues romanes, la paix est un mot incontestablement féminin. Les hommes portant les armes, les temps guerriers sont masculins, le reste de la population y est relégué dans une condition inférieure, une injustice perpétuée et approfondie. Regardez les réfugiés : la plupart sont des jeunes enfants et leurs mères, des orphelins et des veuves. Les populismes dont nous sommes entourés en Europe, en Italie, en France, en Espagne et en Hongrie, revendiquent une capacité à trancher, mais en réduisant les problèmes à des mots d'ordre, sans analyser avec lenteur la complexité des situations. Au risque de confondre l'art de trancher avec les tranchées que l'on creuse dans la pluralité sociale.
Propos recueillis par Sébastien Lapaque et Saïd Mahrane
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Né en 1946, Carlo Ossola, ancien titulaire de la chaire Littératures modernes de l’Europe néolatine au Collège de France, publie Entrez sans frapper (Belles Lettres, à paraître en mars).© DRFP. All rights reserved 2022/Bridgeman Images
Carlo Ossola est un philosophe comme il en existe peu : l'ex-professeur au Collège de France éclaire le monde avec les qualités d'un maître ancien, mi-éducateur, mi-conteur. À l'heure où l'expansionnisme et les dominations gagnent du terrain, Le Point a souhaité entendre l'auteur de La Vie simple (Belles Lettres, 2023) sur le thème de la paix. Paix désirée au Proche-Orient, en Ukraine et ailleurs. La conversation s'élargit à l'Europe, l'Occident et la figure de l'étranger. En ces temps trumpiens, un peu de sagesse antique fait du bien.
Le Point : « La paix est une vertu inconditionnelle […] ; elle n'est pas le fruit de négociations, mais une attitude préalable envers tous les hommes », écrivez-vous dans « La Vie simple ». Ce caractère inconditionné de la paix ne mérite-t-il pas d'être sans cesse repensé ?
Carlo Ossola : La paix est une « vigilance fiévreuse ». Cela s'entend bien chez Kant. Dans Vers la paix perpétuelle, le philosophe explique qu'un traité de paix n'est pas la paix elle-même puisqu'il résulte d'une négociation qui peut cesser à tout moment et d'une entente qui peut être rompue à tout instant. Alors que la paix véritable est inconditionnelle. C'est un principe absolu, derrière lequel je vois l'héritage présocratique, pythagorique, de l'idée d'harmonie des sphères. La paix, c'est le silence parfait, sans la dissonance des différentes familles d'instruments ayant besoin d'être constamment tempérés.
L'Europe a connu un long moment de paix, profitable à l'industrie, aux arts et aux mœurs, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à la chute du mur de Berlin. L'homme européen n'est-il pas malheureux d'avoir perdu le secret d'une telle harmonie ?
Certainement. La paix, en raison des horreurs de la Seconde Guerre mondiale, a duré de 1946 au début des années 1990, avec le déclenchement de la guerre en Yougoslavie, qui est un conflit intraeuropéen. Je n'oublie pas l'invasion russe de la Hongrie, en 1956, ni celle de la Tchécoslovaquie, en 1968, mais, globalement, ces quarante ans de paix, sans crispations majeures d'un pays à l'autre, ont été fondamentaux pour esquisser une condition européenne plus équilibrée.
L'Europe vous apparaît-elle aujourd'hui en guerre ?
Si nous pensons à l'Europe comme communauté, bien évidemment, il n'y a pas de guerre. Mais, si elle est le résultat de civilisations qui se sont superposées et mélangées, la guerre en Ukraine doit être regardée non seulement comme une guerre russe, mais aussi comme une guerre européenne. Du point de vue de l'histoire des religions, on ne peut pas oublier que le patriarcat de Kiev est à l'origine même de la naissance de Moscou. C'est à Kiev que se situe le foyer historique de la tradition orthodoxe russe. De son côté, l'historien de l'art lituanien Jurgis Baltrusaitis a montré que les ogives arméniennes étaient à la base de l'architecture gothique européenne. Il ne faut jamais oublier le rôle fondamental de charnière entre Orient et Occident joué par l'Arménie dans la naissance même de la conscience européenne, au moment où, encore une fois, nous sommes dans une période de tempête dans cette région du monde.
Vous faites usage du concept d'Occident. Quelle définition en proposez-vous ?
Une définition positive. D'une certaine manière, l'Occident se définit par son étymologie : plus nous avançons vers l'ouest et plus nous trouvons la mer ou l'océan qui constituent une espèce de frontière naturelle, même si depuis le XVe siècle, et peut-être même avant, selon des hypothèses non documentées, l'homme européen a toujours essayé de passer de l'autre côté en franchissant l'océan. L'Occident, c'est tout ce qui dresse son regard vers l'au-delà du « Finistère ».
Vous pensez sans doute au poème de Fernando Pessoa : « L'Europe ici s'étend, sur ses coudes posée […] D'Orient en Occident elle s'étend, regarde,/ Elle regarde, regard de sphinx, fatal,/ L'Occident, futur du passé./ Ce visage au regard… »
C'est la perspective merveilleuse, utopique et pacifique de son recueil Message. Évidemment, la chose devient plus difficile quand on cherche à définir l'Occident par rapport à un Orient défini. À ce propos, on a éprouvé la valeur de toutes les nuances du monde. On a même opposé le Moyen-Orient à l'Extrême-Orient… Il est intéressant de s'attarder sur les itinéraires des voyageurs. Des premiers siècles chrétiens au Moyen Âge, on s'est interrogé sur la meilleure manière d'arriver en Terre sainte. Certains passaient par le sud de la Méditerranée, c'est-à-dire l'Égypte et le Sinaï. C'était une manière de reconstituer l'unité entre les deux Testaments, d'unir Moïse à Jésus avant d'arriver à Jérusalem.
D'autres traversaient la Grèce et le Liban, ce qui permettait de partir du monde latin, de récupérer l'héritage hellénique avant de retrouver la source biblique. Comme on le voit, il ne s'agissait pas uniquement d'itinéraires économiques. Ces voyages reflètent l'unité profonde des civilisations de la Méditerranée. Qu'on songe à la migration des textes d'Aristote par leur traduction en grec, en arabe, puis en latin ou à la tradition de l'astronomie et de la géographie passée par la Syrie et l'Égypte pour nous conduire à Cordoue et à Grenade. Quand on cherche à tracer une frontière entre l'Occident et l'Orient, on oublie souvent la continuité de la Méditerranée.
Au cours des siècles passés, c'est souvent la guerre qui a été une source d'inspiration pour les artistes. N'avez-vous pas le sentiment qu'il y a une fécondité dans le désordre et le chaos qu'on ne retrouve pas en temps de paix ?
Dans la période la plus creuse du désordre chrétien, pendant la Réforme et la Contre-Réforme, les arts plastiques, la peinture et l'architecture ont certes donné à la civilisation européenne une impulsion d'unité plus profonde que pendant les périodes de paix. Mais la question se pose pour le présent. Avons-nous besoin d'une guerre pour retrouver des valeurs ? Il faut penser à l'ampleur planétaire que prendrait ce conflit. Cela terrasserait sans doute l'ensemble de l'humanité.
Nous faisons un recours hypothétique à la guerre parce que nous ne sommes plus en mesure de nourrir des valeurs, avec leur part d'utopie, d'absolu, d'inconditionné. La responsabilité des avant-gardes du XXe siècle est lourde. Elles se sont acharnées à défaire – comme le philosophe Max Picard l'a écrit – le visage humain. Pour le restituer, il nous appartient de singulariser un petit éventail de valeurs universelles capables, dans leur sobriété essentielle, de concerner tout le monde, et pas seulement les privilégiés.
Dans les sociétés occidentales actuelles, la paix est envisagée de manière très prosaïque. Ce n'est pas la victoire d'un absolu ou d'un idéal, mais le contraire de la guerre, la garantie du confort. Cette idée autocentrée de la paix a-t-elle un avenir ?
Cette conception se réduit au constat que, pendant les périodes de paix, on dispose de ressources supplémentaires au développement de la consommation. De fait, la guerre en Ukraine oblige aujourd'hui l'Union européenne à consacrer une part plus importante de son budget à l'armement. C'est un concept matériel, pauvre et insuffisant de la paix. La meilleure définition de la notion que j'ai trouvée est celle de Charles de Foucauld : la paix est le moment où nous devenons la voix des autres. C'est ce qu'il a fait avec son dictionnaire touareg/français, dans lequel il a recueilli la voix, les mœurs, les fables, les poésies du peuple du Hoggar.
Dans sa « Somme de théologie », Thomas d'Aquin écrit ceci : « Il semble que le bonheur consiste dans l'acte de la volonté. Car saint Augustin dit que le bonheur de l'homme consiste dans la paix […]. Or la paix appartient à la volonté. Donc le bonheur de l'homme consiste dans la volonté. » Que pensez-vous de cette façon qu'il a de lier très étroitement la paix à la volonté ?
C'est un point fondamental. Il y a là, dans la parole de saint Thomas, un écho de l'Évangile : « Ce n'est pas en me disant : “Seigneur, Seigneur !” qu'on entrera dans le royaume des Cieux, mais c'est en faisant la volonté de mon Père qui est aux cieux. » Ici, le primat de la volonté sur la parole est évident. Saint Thomas n'est pas par hasard le meilleur interprète de la pensée d'Aristote. Il a poursuivi sa bataille contre la sophistique. Les sophistes se fondent sur un verbe qui se charge de la correction de l'énoncé et non pas de ses conséquences, au final. Leur engagement reste purement verbal. Comme le dit Montaigne : « Je demande que c'est que nature, volupté, cercle et substitution. La question est de paroles, et se paie de même. »
Or le véritable acte de volonté est un petit sacrifice. C'est l'art de trancher entre des hypothèses. Si je tranche par un acte de volonté, je perds une des possibilités qui m'était disponible. Mais, à un moment, il faut sacrifier le possible à la nécessité de choisir, même quand il s'accompagne d'une limitation. Cet acte de volonté, il faut cependant l'harmoniser. En l'absence de choix, on est théoriquement en paix avec tout le monde. On est en réalité en paix avec ce qui n'est pas réalisable, c'est-à-dire qui ne devient pas acte. Quand on reproche à l'Occident une certaine inertie, on ne lui reproche pas le fait de ne pas mener la guerre mais d'être incapable de trancher, donc de transformer une hypothèse en un acte producteur.
Les populistes, eux, se réclament de leur capacité à trancher, d'une manière généralement assez masculine, virile même. La paix serait-elle à leurs yeux une valeur féminine ?
Du point de vue de la langue latine et de nos langues romanes, la paix est un mot incontestablement féminin. Les hommes portant les armes, les temps guerriers sont masculins, le reste de la population y est relégué dans une condition inférieure, une injustice perpétuée et approfondie. Regardez les réfugiés : la plupart sont des jeunes enfants et leurs mères, des orphelins et des veuves. Les populismes dont nous sommes entourés en Europe, en Italie, en France, en Espagne et en Hongrie, revendiquent une capacité à trancher, mais en réduisant les problèmes à des mots d'ordre, sans analyser avec lenteur la complexité des situations. Au risque de confondre l'art de trancher avec les tranchées que l'on creuse dans la pluralité sociale.
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