Qu’est-ce que la politique ? (1995) n’est pas l’ouvrage le plus connu de Hannah Arendt, mais il est toutefois d’une importance capitale puisqu’il aborde la question majeure de la définition du politique, sujet essentiel et déterminant de la pensée de la philosophe.
Au fil des pages de cet ouvrage passionnant, se dévoile peu à peu une pensée du politique différente de la nôtre, et aux possibilités infinies.
Ce qu’il faut retenir :
La pensée contemporaine du politique a été influencée par une tradition philosophique en grande partie antipolitique. Cette tradition, largement déterminée par Platon, propose de limiter la sphère du politique à la portion congrue, afin qu’elle ne puisse pas corrompre et menacer les affaires humaines, notamment l’activité philosophique.
Il faut prendre cette tradition à rebours et définir le « domaine politique » comme un champ fondé sur la liberté en tant que pouvoir de « commencer quelque chose » et « capacité à adopter une multiplicité de points de vue ». La liberté apparaît ainsi comme l’essence même du politique, de même que le politique apparaît comme le domaine spécifique de la liberté.
Biographie de l’auteur
Hannah Arendt (1905-1975) est une politologue allemande de confession juive. Élève et disciple d’Heidegger, elle étudie à l’université de Heidelberg. En 1933, elle est arrêtée par la Gestapo. Elle décide alors de s’exiler aux États-Unis où elle passera la majeure partie de sa vie. Après la Seconde Guerre mondiale, elle s’engage auprès de groupes de réfugiés juifs et milite pour l’établissement d’un foyer juif en Israël. À partir de 1963, elle commence à enseigner les sciences politiques à l’université de Chicago. Elle meurt à New York en 1975 d’une crise cardiaque.
Si elle a pu être qualifiée de « philosophe », Hannah Arendt soulignait elle-même que sa vocation n’était pas la philosophie, mais la théorie politique. Elle se disait donc « politologue ».
Plan de l’ouvrage
Chapitre I. Philosophie et politique
Chapitre II. La politique comme domaine.
Chapitre III. La question de la guerre
Synthèse de l’ouvrage
Chapitre I. Philosophie et politique
Socrate
Les pensées de Platon et Aristote exercèrent une influence déterminante sur la philosophie et, en particulier, sur la philosophie politique. Les deux hommes développèrent leur pensée au cours du IVe siècle av. J.-C., alors qu’ils assistaient au déclin de la société politique qu’ils connaissaient. Ils posent alors la même question : l’homme peut-il vivre en dehors du politique, à l’écart de tout système politique ? Et si oui, comment ? La tradition grecque ouvrit ainsi une brèche entre l’action et la pensée. Le domaine de l’action fut, de manière générale, relégué au second plan.
Le fossé entre philosophie et politique s’ouvrit avec la mort de Socrate, condamné par la cité athénienne. Face à cela, Platon mit en doute la pertinence d’une vie au sein de la cité et, plus précisément, les bienfaits de la société politique. Il remit ainsi en cause les enseignements de Socrate et les effets positifs que ce dernier attribuait à la faculté argumentative. Platon tenta alors de déterminer des critères absolus permettant de juger l’action humaine et d’orienter la vie de la cité, afin d’échapper à la doxa injuste qui avait cours à Athènes. Le philosophe formula ainsi l’idée d’un gouvernement de « philosophes-rois », capables d’accéder au monde immuable des idées – monde gouverné par l’idée du « Bien » – et de guider les hommes ainsi que de gouverner la cité. Un gouvernement des philosophes garantissait que la vérité des philosophes ne soit pas dégradée en opinion et rendue équivalente aux opinions des hommes.
Cependant, la démarche de Socrate, celle qui a mené à sa condamnation, n’était pas d’imposer une vérité immuable à la doxa. Au contraire, Socrate souhaitait faire « accoucher » les différentes opinions de leurs propres vérités, partant du principe qu’il faut d’abord connaître les opinions de chacun avant de tenter de les faire accéder à une vérité. Socrate avait donc davantage la volonté d’améliorer la doxa des citoyens que de les éduquer. Le dialogue socratique prenait essentiellement place entre amis et reposait donc sur la « philia », socle de la communauté pour Aristote. Le dialogue, en plus d’engendrer un processus d’égalisation entre citoyens de la cité, permettait de faire émerger, aux yeux de chacun, la vérité inhérente à l’opinion d’autrui. Cette idée était d’autant plus importante pour Socrate que la contradiction était, dans sa pensée, un élément essentiel de la philosophie ; parce que chaque être est en quelque sorte deux-en-un et peut se parler à lui-même, il est essentiel d’accepter que la pluralité des hommes ne soit jamais dépassée et il est vain de vouloir s’en extraire. Pour Socrate, « seul celui qui sait vivre avec lui-même est apte à vivre avec les autres. »
Ce dialogue amical que recherchait Socrate avec la cité n’eut cependant pas lieu. Au contraire, sa démarche fut considérée comme l’affirmation d’une vérité qu’il tentait d’imposer, mettant ainsi en péril la doxa. Ce conflit s’acheva ainsi par la mort de Socrate, par la défaite de la philosophie, et par le retrait progressif des philosophes hors de la vie de la Cité. La tradition philosophique grecque, et occidentale, fut largement influencée par ce conflit entre la polis et la philosophie. En effet, l’opposition entre la doxa et la vérité, entre les affaires humaines et les vérités philosophiques immuables, provient directement de ce conflit. Parce que le philosophe accède à ce qui est « plus qu’humain », au « divin », tout en restant un homme, le conflit entre affaires humaines et vérité immuable s’exprime également en un conflit entre le corps et l’âme, central chez Platon. Le philosophe est ainsi celui qui sait obéir à son âme et dominer son corps. Cette opposition philosophique entre âme et corps exerça évidemment une influence considérable sur l’histoire religieuse.
L’allégorie de la caverne de Platon exprime bien ce positionnement philosophique : des individus enchaînés dans une caverne ont les yeux rivés sur un écran sur lequel ils observent des ombres projetées par un feu derrière eux. L’un d’eux se lève et se tourne vers le feu. Cet homme représente l’homme de sciences : insatisfait des choses que disent les hommes et désireux de se tourner vers la cause de ces choses. Puis cet homme sort de la caverne et lève les yeux vers le ciel : il est alors illuminé par le ciel des Idées, cause des causes. Cet homme devient ainsi philosophe. Cependant, comme il demeure mortel, il doit retourner à l’intérieur de la caverne, parmi les hommes. Aveuglé par ce qu’il a vu, le philosophe ne peut plus voir à l’intérieur de la caverne. Il a perdu le « sens commun », propre à la vie sociale et politique. Ce qu’il héberge dans ses pensées, ce à quoi il a eu accès va désormais à l’encontre du sens commun des hommes et fait désormais de lui une menace. La philosophie commence donc avec un aveuglement qui représente l’étonnement du philosophe. Cet étonnement est la faculté de poser des « questions ultimes » sur l’être avant de prétendre y répondre. La capacité à s’étonner et son corollaire, la reconnaissance du fait que l’on ne sait rien, distinguent le philosophe du commun des mortels, ces derniers refusant de s’étonner et préférant prendre appui sur les opinions existantes (doxa). Le philosophe, refusant la doxa, est ainsi nécessairement amené à entrer en conflit avec la Cité.
La politique devint pour les philosophes le champ des activités humaines auquel on peut appliquer des critères philosophiques absolus. Cependant, comme l’application de ces critères à la politique est proprement impossible, irréalisable, cette dernière fut considérée comme étant extérieure à l’éthique, au domaine du Bien et du Mal. Dans le même temps, la philosophie, qui avait été orientée dans ce sens par Platon, continua pendant des siècles à fournir des critères et des règles.
La tradition de la pensée politique
La tradition correspond au moment de l’histoire où le politique était gouverné par la morale et par des règles. Pour les Romains, il était important de préserver cette tradition. Rien n’est plus noble que la fondation d’une nouvelle cité (civitas) et la préservation à travers le temps de cette civitas. D’où le souci proprement romain de préservation de la mémoire des ancêtres qui devint source d’autorité. La religion, en faisant résider les dieux avec les hommes, devait assurer cette préservation. La tradition, l’autorité et la religion furent ainsi inextricablement liées. Cette trinité fut ensuite transposée dans la religion chrétienne. L’Église catholique reprit le souci romain de préservation du moment de la fondation de la cité, le remplaçant par la préservation du moment de la résurrection du Christ, c’est-à-dire l’événement fondateur de l’Église chrétienne. Grâce à sa transposition dans la foi chrétienne, l’esprit romain survécut à l’effondrement de l’empire.
Mais, cette trinité romaine puis chrétienne – tradition, religion, autorité – commença à s’effriter avec le commencement de l’âge moderne et la croyance dans le progrès. Les révolutions politiques modernes s’inscrivirent pourtant encore dans cette tradition, en valorisant l’idée d’un nouveau commencement, d’une nouvelle fondation que les hommes doivent célébrer et de préserver. Cette tradition a été originellement influencée par la philosophie politique grecque, mais cet apport fut écarté par la théorie politique moderne. Toutes les dichotomies établies par les Grecs – en l’espèce : « vie vécue dans la caverne des affaires humaines » et « vie vécue dans la vérité des idées » (Platon) « bios politikos » et « bios theoretiko » – furent écartées.
Cependant, la tradition a peiné à prendre en compte la pluralité des êtres humains et l’idée selon laquelle chaque être humain puisse être un commencement, et donc un être singulier et différent. Ces idées constituent pourtant les conditions fondamentales du politique.
La révision de la tradition par Montesquieu
Montesquieu distingue trois types de gouvernements : la république, la monarchie et la tyrannie. Pour Montesquieu, chacun de ces types de gouvernements se comprend davantage par son principe d’action, c’est-à-dire par ce qui le met en mouvement, plutôt que par sa nature. Montesquieu considère en effet que les différents sens des actions des citoyens de ces régimes ne peuvent pas s’expliquer par la différence de pouvoir et de lois mais par la différence du principe d’action. Ainsi, dans une république, la vertu anime l’action des citoyens ; dans une monarchie, l’honneur ; et dans une tyrannie, la peur.
Dans la pensée de Montesquieu, la notion d’égalité est également essentielle pour différencier les différents régimes. En république, l’égalité renvoie l’être-ensemble des hommes égaux en force et en vertu. L’égalité est ici liée à la pluralité et n’existe pas sans cette dernière. En monarchie, l’égalité est aussi la condition de l’honneur : c’est seulement à l’aune de cette égalité entre tous les humains que l’on peut mesurer le niveau de distinction et d’honneur de chacun. La monarchie repose aussi sur la singularité de chacun, qui ne peut se révéler qu’en se mesurant aux autres.
Au fil des pages de cet ouvrage passionnant, se dévoile peu à peu une pensée du politique différente de la nôtre, et aux possibilités infinies.
Ce qu’il faut retenir :
La pensée contemporaine du politique a été influencée par une tradition philosophique en grande partie antipolitique. Cette tradition, largement déterminée par Platon, propose de limiter la sphère du politique à la portion congrue, afin qu’elle ne puisse pas corrompre et menacer les affaires humaines, notamment l’activité philosophique.
Il faut prendre cette tradition à rebours et définir le « domaine politique » comme un champ fondé sur la liberté en tant que pouvoir de « commencer quelque chose » et « capacité à adopter une multiplicité de points de vue ». La liberté apparaît ainsi comme l’essence même du politique, de même que le politique apparaît comme le domaine spécifique de la liberté.
Biographie de l’auteur
Hannah Arendt (1905-1975) est une politologue allemande de confession juive. Élève et disciple d’Heidegger, elle étudie à l’université de Heidelberg. En 1933, elle est arrêtée par la Gestapo. Elle décide alors de s’exiler aux États-Unis où elle passera la majeure partie de sa vie. Après la Seconde Guerre mondiale, elle s’engage auprès de groupes de réfugiés juifs et milite pour l’établissement d’un foyer juif en Israël. À partir de 1963, elle commence à enseigner les sciences politiques à l’université de Chicago. Elle meurt à New York en 1975 d’une crise cardiaque.
Si elle a pu être qualifiée de « philosophe », Hannah Arendt soulignait elle-même que sa vocation n’était pas la philosophie, mais la théorie politique. Elle se disait donc « politologue ».
Plan de l’ouvrage
Chapitre I. Philosophie et politique
Chapitre II. La politique comme domaine.
Chapitre III. La question de la guerre
Synthèse de l’ouvrage
Chapitre I. Philosophie et politique
Socrate
Les pensées de Platon et Aristote exercèrent une influence déterminante sur la philosophie et, en particulier, sur la philosophie politique. Les deux hommes développèrent leur pensée au cours du IVe siècle av. J.-C., alors qu’ils assistaient au déclin de la société politique qu’ils connaissaient. Ils posent alors la même question : l’homme peut-il vivre en dehors du politique, à l’écart de tout système politique ? Et si oui, comment ? La tradition grecque ouvrit ainsi une brèche entre l’action et la pensée. Le domaine de l’action fut, de manière générale, relégué au second plan.
Le fossé entre philosophie et politique s’ouvrit avec la mort de Socrate, condamné par la cité athénienne. Face à cela, Platon mit en doute la pertinence d’une vie au sein de la cité et, plus précisément, les bienfaits de la société politique. Il remit ainsi en cause les enseignements de Socrate et les effets positifs que ce dernier attribuait à la faculté argumentative. Platon tenta alors de déterminer des critères absolus permettant de juger l’action humaine et d’orienter la vie de la cité, afin d’échapper à la doxa injuste qui avait cours à Athènes. Le philosophe formula ainsi l’idée d’un gouvernement de « philosophes-rois », capables d’accéder au monde immuable des idées – monde gouverné par l’idée du « Bien » – et de guider les hommes ainsi que de gouverner la cité. Un gouvernement des philosophes garantissait que la vérité des philosophes ne soit pas dégradée en opinion et rendue équivalente aux opinions des hommes.
Cependant, la démarche de Socrate, celle qui a mené à sa condamnation, n’était pas d’imposer une vérité immuable à la doxa. Au contraire, Socrate souhaitait faire « accoucher » les différentes opinions de leurs propres vérités, partant du principe qu’il faut d’abord connaître les opinions de chacun avant de tenter de les faire accéder à une vérité. Socrate avait donc davantage la volonté d’améliorer la doxa des citoyens que de les éduquer. Le dialogue socratique prenait essentiellement place entre amis et reposait donc sur la « philia », socle de la communauté pour Aristote. Le dialogue, en plus d’engendrer un processus d’égalisation entre citoyens de la cité, permettait de faire émerger, aux yeux de chacun, la vérité inhérente à l’opinion d’autrui. Cette idée était d’autant plus importante pour Socrate que la contradiction était, dans sa pensée, un élément essentiel de la philosophie ; parce que chaque être est en quelque sorte deux-en-un et peut se parler à lui-même, il est essentiel d’accepter que la pluralité des hommes ne soit jamais dépassée et il est vain de vouloir s’en extraire. Pour Socrate, « seul celui qui sait vivre avec lui-même est apte à vivre avec les autres. »
Ce dialogue amical que recherchait Socrate avec la cité n’eut cependant pas lieu. Au contraire, sa démarche fut considérée comme l’affirmation d’une vérité qu’il tentait d’imposer, mettant ainsi en péril la doxa. Ce conflit s’acheva ainsi par la mort de Socrate, par la défaite de la philosophie, et par le retrait progressif des philosophes hors de la vie de la Cité. La tradition philosophique grecque, et occidentale, fut largement influencée par ce conflit entre la polis et la philosophie. En effet, l’opposition entre la doxa et la vérité, entre les affaires humaines et les vérités philosophiques immuables, provient directement de ce conflit. Parce que le philosophe accède à ce qui est « plus qu’humain », au « divin », tout en restant un homme, le conflit entre affaires humaines et vérité immuable s’exprime également en un conflit entre le corps et l’âme, central chez Platon. Le philosophe est ainsi celui qui sait obéir à son âme et dominer son corps. Cette opposition philosophique entre âme et corps exerça évidemment une influence considérable sur l’histoire religieuse.
L’allégorie de la caverne de Platon exprime bien ce positionnement philosophique : des individus enchaînés dans une caverne ont les yeux rivés sur un écran sur lequel ils observent des ombres projetées par un feu derrière eux. L’un d’eux se lève et se tourne vers le feu. Cet homme représente l’homme de sciences : insatisfait des choses que disent les hommes et désireux de se tourner vers la cause de ces choses. Puis cet homme sort de la caverne et lève les yeux vers le ciel : il est alors illuminé par le ciel des Idées, cause des causes. Cet homme devient ainsi philosophe. Cependant, comme il demeure mortel, il doit retourner à l’intérieur de la caverne, parmi les hommes. Aveuglé par ce qu’il a vu, le philosophe ne peut plus voir à l’intérieur de la caverne. Il a perdu le « sens commun », propre à la vie sociale et politique. Ce qu’il héberge dans ses pensées, ce à quoi il a eu accès va désormais à l’encontre du sens commun des hommes et fait désormais de lui une menace. La philosophie commence donc avec un aveuglement qui représente l’étonnement du philosophe. Cet étonnement est la faculté de poser des « questions ultimes » sur l’être avant de prétendre y répondre. La capacité à s’étonner et son corollaire, la reconnaissance du fait que l’on ne sait rien, distinguent le philosophe du commun des mortels, ces derniers refusant de s’étonner et préférant prendre appui sur les opinions existantes (doxa). Le philosophe, refusant la doxa, est ainsi nécessairement amené à entrer en conflit avec la Cité.
La politique devint pour les philosophes le champ des activités humaines auquel on peut appliquer des critères philosophiques absolus. Cependant, comme l’application de ces critères à la politique est proprement impossible, irréalisable, cette dernière fut considérée comme étant extérieure à l’éthique, au domaine du Bien et du Mal. Dans le même temps, la philosophie, qui avait été orientée dans ce sens par Platon, continua pendant des siècles à fournir des critères et des règles.
La tradition de la pensée politique
La tradition correspond au moment de l’histoire où le politique était gouverné par la morale et par des règles. Pour les Romains, il était important de préserver cette tradition. Rien n’est plus noble que la fondation d’une nouvelle cité (civitas) et la préservation à travers le temps de cette civitas. D’où le souci proprement romain de préservation de la mémoire des ancêtres qui devint source d’autorité. La religion, en faisant résider les dieux avec les hommes, devait assurer cette préservation. La tradition, l’autorité et la religion furent ainsi inextricablement liées. Cette trinité fut ensuite transposée dans la religion chrétienne. L’Église catholique reprit le souci romain de préservation du moment de la fondation de la cité, le remplaçant par la préservation du moment de la résurrection du Christ, c’est-à-dire l’événement fondateur de l’Église chrétienne. Grâce à sa transposition dans la foi chrétienne, l’esprit romain survécut à l’effondrement de l’empire.
Mais, cette trinité romaine puis chrétienne – tradition, religion, autorité – commença à s’effriter avec le commencement de l’âge moderne et la croyance dans le progrès. Les révolutions politiques modernes s’inscrivirent pourtant encore dans cette tradition, en valorisant l’idée d’un nouveau commencement, d’une nouvelle fondation que les hommes doivent célébrer et de préserver. Cette tradition a été originellement influencée par la philosophie politique grecque, mais cet apport fut écarté par la théorie politique moderne. Toutes les dichotomies établies par les Grecs – en l’espèce : « vie vécue dans la caverne des affaires humaines » et « vie vécue dans la vérité des idées » (Platon) « bios politikos » et « bios theoretiko » – furent écartées.
Cependant, la tradition a peiné à prendre en compte la pluralité des êtres humains et l’idée selon laquelle chaque être humain puisse être un commencement, et donc un être singulier et différent. Ces idées constituent pourtant les conditions fondamentales du politique.
La révision de la tradition par Montesquieu
Montesquieu distingue trois types de gouvernements : la république, la monarchie et la tyrannie. Pour Montesquieu, chacun de ces types de gouvernements se comprend davantage par son principe d’action, c’est-à-dire par ce qui le met en mouvement, plutôt que par sa nature. Montesquieu considère en effet que les différents sens des actions des citoyens de ces régimes ne peuvent pas s’expliquer par la différence de pouvoir et de lois mais par la différence du principe d’action. Ainsi, dans une république, la vertu anime l’action des citoyens ; dans une monarchie, l’honneur ; et dans une tyrannie, la peur.
Dans la pensée de Montesquieu, la notion d’égalité est également essentielle pour différencier les différents régimes. En république, l’égalité renvoie l’être-ensemble des hommes égaux en force et en vertu. L’égalité est ici liée à la pluralité et n’existe pas sans cette dernière. En monarchie, l’égalité est aussi la condition de l’honneur : c’est seulement à l’aune de cette égalité entre tous les humains que l’on peut mesurer le niveau de distinction et d’honneur de chacun. La monarchie repose aussi sur la singularité de chacun, qui ne peut se révéler qu’en se mesurant aux autres.
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