Centre Jacques-Berque
Chapitre 21. Les « Marocains », construction d’une catégorie1
p. 355-366
Résumé
Ce texte est proche du précédent qu’il développe sur certains points, notamment celui en rapport avec le concept de « caractère ». A la fin du XIXe siècle, il était théoriquement possible, grâce à ce concept, défini comme un ensemble de vertus et de vices, de généraliser des traits culturels à tout un peuple. Nous examinons comment ce concept était partiellement appliqué aux Marocains par Charles de Foucaud et Edmond Doutté et systématiquement par Henri Brunot.
Plan détaillé
Texte intégral
Notes de bas de page
Texte intégral
1 Parler de Marocains, de culture (de mentalité, d’art, de costume, de noces, etc.) marocaine n’allait pas soi. A la fin du XIXe et au début du XXe siècle, la majorité des voyageurs, des anthropologues et des chercheurs en général décrivaient des communautés rurales, des villes, des institutions particulières, etc. Le Maroc comme cadre d’étude des phénomènes culturels était quasi absent. Décrire les Marocains en tant que tels supposait un changement dans la vision des observateurs, dans les théories qui ne permettaient pas de poser la question de l’identité culturelle d’un peuple. Ceci n’est pas particulier au Maroc. Pendant longtemps, les études anthropologiques des sociétés non occidentales se situaient à une échelle soit locale soit universelle. La prédominance simultanée du local (communautés restreintes) et de l’universel correspondait à une division du travail entre l’ethnographe-voyageur s’occupant de la collecte de données locales et l’anthropologue de bureau qui mettait de l’ordre en comparant différentes cultures. Le cadre théorique était dominé par l’évolutionnisme qui avait pour objet l’humanité dans son ensemble. Les études anthropologiques situées à l’échelle d’une nation ou d’un pays n’ont commencé à se développer qu’après les années quarante. Les plus célèbres ont porté sur le caractère national. La Seconde Guerre mondiale, l’affrontement entre nations ont poussé des anthropologues américains, avec l’impulsion et l’encouragement de leur gouvernement, à privilégier le cadre national. Parler de cultures nationales n’était pas possible à un moment où l’anthropologie privilégiait soit le cadre local soit le cadre universel.
2 Il faut souligner, cependant, un paradoxe. En Occident, on parlait de nation, de caractère national depuis au moins le début du XIXe siècle (voir Fichte, Discours adressés à la nation allemande). Le concept de « caractère » était utilisé (depuis au moins 1880) par des chercheurs qui se sont intéressés au Maroc, mais ce n’est qu’au début de 1920 qu’on parlera de façon systématique du caractère des Marocains.
3 De Foucauld écrit en 1883 : « Nous nous sommes occupés à plusieurs reprises de la langue, des usages, des coutumes des Marocains ; nous n’avons pas dit un mot de leur caractère : c’est qu’il nous paraît difficile d’être exact à ce sujet. Quelles qualités, quels défauts attribuer à un ensemble de tant d’hommes, dont chacun est différent des autres et de soi-même ? S’efforce-t-on de démêler des traits généraux ? Lorsqu’on en croit reconnaître, une foule d’exemples contradictoires surgissent, et, si l’on veut rester vrai, il faut se restreindre à des caractères peu nombreux, ou dire des choses si générales qu’elles s’appliquent non seulement à un peuple, mais à une grande partie du genre humain. » Il pense qu’il est possible de décrire ce que sont les Marocains. La raison principale qui l’en empêche n’est pas d’ordre théorique mais pratique. Il estime qu’une longue expérience et des études approfondies sur les Marocains sont nécessaires. Il trouve que le temps qu’il a passé au Maroc (une année environ) est insuffisant pour parler du caractère des Marocains. Son objectif est modeste : « Je me bornerai à signaler quelques traits isolés qui m’ont frappé et que j’ai retrouvés en beaucoup de lieux ou remarqué dans certains groupes. » Suit une courte liste de défauts (vices) et de qualités (vertus) : mœurs dissolues, cupidité extrême, « le brigandage, le vol à main armé sont considérés comme des actions honorables », « d’ordinaire peu attachés à leurs épouses, les Marocains ont un grand amour pour leurs enfants », « la plus belle qualité qu’ils montrent est le dévouement à leurs amis », « la générosité et l’hospitalité dépendent des groupes et de leur richesse ». Il termine cette courte liste en parlant de la bravoure des Marocains et de leur attachement à l’indépendance de toute autorité politique (de Foucauld, 1939, p. 247-249).
4 Retenons que, théoriquement, il était possible à la fin du XIXe siècle de généraliser quelques traits culturels à tout un peuple, à toute une nation. C’est le concept de « caractère », un ensemble de vices et de vertus spécifiques à un peuple, qui rendait possible cette généralisation. Chez de Foucauld, celle-ci est entendue de façon simple et dépendait de la fréquence des traits. Examinons maintenant deux points de vue théoriques incompatibles avec toute généralisation à l’échelle d’un pays ou d’une nation : l’un évolutionniste et l’autre empiriste, illustrés ici respectivement par les travaux de Doutté (1867-1926) et de Westermarck (1867-1936). Doutté a essayé d’appliquer aux phénomènes sociaux, notamment religieux, des théories élaborées par l’école anthropologique anglaise et par l’école sociologique française. Son interprétation se limite à rattacher les faits décrits au Maroc et au Maghreb à des croyances universelles. Le fanatisme des Marocains est interprété en le rapprochant de la crainte de l’étranger observée chez les primitifs. Des formes de politesse sont interprétées de la même manière. Pour demander le nom d’une personne, il faut user de périphrase polie : « ki semmak Allah ? ». Car chez les primitifs, le nom est identifié à l’âme, c’est pourquoi il doit être prononcé avec d’extrêmes ménagements (Doutté, 1905, p. 344).
5 Doutté a consacré une place primordiale à l’étude des phénomènes religieux. Car c’est à ce niveau que l’évolutionnisme était dominant. Les croyances et les rites locaux sont partiellement décrits et sont vite noyés dans l’océan d’une culture primitive universelle. Il lui suffit d’essuyer la couche récente qui voile à peine les pratiques et les croyances originelles pour conclure que le local ne diffère pas de l’universel, qu’il en est l’illustration et le prolongement. La recherche de l’universel, d’un sens originel, confond les sociétés primitives et paysannes, musulmanes et chrétiennes, africaines et européennes, etc.
6 Cependant, Doutté emploie le concept de civilisation définie comme « l’ensemble des techniques, des institutions et des croyances communes à un groupe d’hommes pendant un certain temps. Ainsi il y a une civilisation française, une civilisation germanique... ». Une civilisation a des caractères spécifiques, elle est définie dans l’espace et dans le temps : elle naît, vit et meurt. Théoriquement, il aurait pu penser à une civilisation marocaine. Mais c’est dans le cadre de la « civilisation musulmane » que le Maroc était étudié. Le trait caractéristique de cette civilisation est que l’islam, contrairement aux sociétés modernes où la religion n’est qu’un élément parmi d’autres, imprègne entièrement tous les aspects de la vie sociale (droit, morale, organisation sociale et politique) (Doutté, 1984, p. 5-14). D’un côté, il tente d’étudier la religion dans ce qu’elle a d’universel ; de l’autre, il utilise le concept de civilisation pour tracer une frontière entre les sociétés musulmanes et les sociétés modernes. Cependant, comme l’islam n’a pas anéanti les anciens cultes, il retrouve de nouveau, sous la peau du musulman, l’indigène et l’universel.
7 Dans un contexte colonial, la recherche de l’universel serait insuffisante. Doutté était séduit par les théories évolutionnistes qui faisaient autorité sur le plan scientifique, mais, confronté aux exigences de l’administration coloniale, il était obligé de prendre en compte la « question marocaine » et, par conséquent, les différences entre les pays du Maghreb. Deux types de connaissance peuvent être distingués chez lui : le premier, où le Marocain est noyé dans une pensée universelle, le second, où le Marocain est perçu comme différent. Il observe quelques traits distinctifs des Marocains qui sont faiblement organisés sous la notion de caractère. Décrire le caractère d’une population, c’est, pour lui aussi, énumérer ses vices et ses vertus, ses traits les plus saillants (Doutté, 1903, p. 269-270).
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Chapitre 21. Les « Marocains », construction d’une catégorie1
p. 355-366
Résumé
Ce texte est proche du précédent qu’il développe sur certains points, notamment celui en rapport avec le concept de « caractère ». A la fin du XIXe siècle, il était théoriquement possible, grâce à ce concept, défini comme un ensemble de vertus et de vices, de généraliser des traits culturels à tout un peuple. Nous examinons comment ce concept était partiellement appliqué aux Marocains par Charles de Foucaud et Edmond Doutté et systématiquement par Henri Brunot.
Plan détaillé
Texte intégral
Notes de bas de page
Texte intégral
1 Parler de Marocains, de culture (de mentalité, d’art, de costume, de noces, etc.) marocaine n’allait pas soi. A la fin du XIXe et au début du XXe siècle, la majorité des voyageurs, des anthropologues et des chercheurs en général décrivaient des communautés rurales, des villes, des institutions particulières, etc. Le Maroc comme cadre d’étude des phénomènes culturels était quasi absent. Décrire les Marocains en tant que tels supposait un changement dans la vision des observateurs, dans les théories qui ne permettaient pas de poser la question de l’identité culturelle d’un peuple. Ceci n’est pas particulier au Maroc. Pendant longtemps, les études anthropologiques des sociétés non occidentales se situaient à une échelle soit locale soit universelle. La prédominance simultanée du local (communautés restreintes) et de l’universel correspondait à une division du travail entre l’ethnographe-voyageur s’occupant de la collecte de données locales et l’anthropologue de bureau qui mettait de l’ordre en comparant différentes cultures. Le cadre théorique était dominé par l’évolutionnisme qui avait pour objet l’humanité dans son ensemble. Les études anthropologiques situées à l’échelle d’une nation ou d’un pays n’ont commencé à se développer qu’après les années quarante. Les plus célèbres ont porté sur le caractère national. La Seconde Guerre mondiale, l’affrontement entre nations ont poussé des anthropologues américains, avec l’impulsion et l’encouragement de leur gouvernement, à privilégier le cadre national. Parler de cultures nationales n’était pas possible à un moment où l’anthropologie privilégiait soit le cadre local soit le cadre universel.
2 Il faut souligner, cependant, un paradoxe. En Occident, on parlait de nation, de caractère national depuis au moins le début du XIXe siècle (voir Fichte, Discours adressés à la nation allemande). Le concept de « caractère » était utilisé (depuis au moins 1880) par des chercheurs qui se sont intéressés au Maroc, mais ce n’est qu’au début de 1920 qu’on parlera de façon systématique du caractère des Marocains.
3 De Foucauld écrit en 1883 : « Nous nous sommes occupés à plusieurs reprises de la langue, des usages, des coutumes des Marocains ; nous n’avons pas dit un mot de leur caractère : c’est qu’il nous paraît difficile d’être exact à ce sujet. Quelles qualités, quels défauts attribuer à un ensemble de tant d’hommes, dont chacun est différent des autres et de soi-même ? S’efforce-t-on de démêler des traits généraux ? Lorsqu’on en croit reconnaître, une foule d’exemples contradictoires surgissent, et, si l’on veut rester vrai, il faut se restreindre à des caractères peu nombreux, ou dire des choses si générales qu’elles s’appliquent non seulement à un peuple, mais à une grande partie du genre humain. » Il pense qu’il est possible de décrire ce que sont les Marocains. La raison principale qui l’en empêche n’est pas d’ordre théorique mais pratique. Il estime qu’une longue expérience et des études approfondies sur les Marocains sont nécessaires. Il trouve que le temps qu’il a passé au Maroc (une année environ) est insuffisant pour parler du caractère des Marocains. Son objectif est modeste : « Je me bornerai à signaler quelques traits isolés qui m’ont frappé et que j’ai retrouvés en beaucoup de lieux ou remarqué dans certains groupes. » Suit une courte liste de défauts (vices) et de qualités (vertus) : mœurs dissolues, cupidité extrême, « le brigandage, le vol à main armé sont considérés comme des actions honorables », « d’ordinaire peu attachés à leurs épouses, les Marocains ont un grand amour pour leurs enfants », « la plus belle qualité qu’ils montrent est le dévouement à leurs amis », « la générosité et l’hospitalité dépendent des groupes et de leur richesse ». Il termine cette courte liste en parlant de la bravoure des Marocains et de leur attachement à l’indépendance de toute autorité politique (de Foucauld, 1939, p. 247-249).
4 Retenons que, théoriquement, il était possible à la fin du XIXe siècle de généraliser quelques traits culturels à tout un peuple, à toute une nation. C’est le concept de « caractère », un ensemble de vices et de vertus spécifiques à un peuple, qui rendait possible cette généralisation. Chez de Foucauld, celle-ci est entendue de façon simple et dépendait de la fréquence des traits. Examinons maintenant deux points de vue théoriques incompatibles avec toute généralisation à l’échelle d’un pays ou d’une nation : l’un évolutionniste et l’autre empiriste, illustrés ici respectivement par les travaux de Doutté (1867-1926) et de Westermarck (1867-1936). Doutté a essayé d’appliquer aux phénomènes sociaux, notamment religieux, des théories élaborées par l’école anthropologique anglaise et par l’école sociologique française. Son interprétation se limite à rattacher les faits décrits au Maroc et au Maghreb à des croyances universelles. Le fanatisme des Marocains est interprété en le rapprochant de la crainte de l’étranger observée chez les primitifs. Des formes de politesse sont interprétées de la même manière. Pour demander le nom d’une personne, il faut user de périphrase polie : « ki semmak Allah ? ». Car chez les primitifs, le nom est identifié à l’âme, c’est pourquoi il doit être prononcé avec d’extrêmes ménagements (Doutté, 1905, p. 344).
5 Doutté a consacré une place primordiale à l’étude des phénomènes religieux. Car c’est à ce niveau que l’évolutionnisme était dominant. Les croyances et les rites locaux sont partiellement décrits et sont vite noyés dans l’océan d’une culture primitive universelle. Il lui suffit d’essuyer la couche récente qui voile à peine les pratiques et les croyances originelles pour conclure que le local ne diffère pas de l’universel, qu’il en est l’illustration et le prolongement. La recherche de l’universel, d’un sens originel, confond les sociétés primitives et paysannes, musulmanes et chrétiennes, africaines et européennes, etc.
6 Cependant, Doutté emploie le concept de civilisation définie comme « l’ensemble des techniques, des institutions et des croyances communes à un groupe d’hommes pendant un certain temps. Ainsi il y a une civilisation française, une civilisation germanique... ». Une civilisation a des caractères spécifiques, elle est définie dans l’espace et dans le temps : elle naît, vit et meurt. Théoriquement, il aurait pu penser à une civilisation marocaine. Mais c’est dans le cadre de la « civilisation musulmane » que le Maroc était étudié. Le trait caractéristique de cette civilisation est que l’islam, contrairement aux sociétés modernes où la religion n’est qu’un élément parmi d’autres, imprègne entièrement tous les aspects de la vie sociale (droit, morale, organisation sociale et politique) (Doutté, 1984, p. 5-14). D’un côté, il tente d’étudier la religion dans ce qu’elle a d’universel ; de l’autre, il utilise le concept de civilisation pour tracer une frontière entre les sociétés musulmanes et les sociétés modernes. Cependant, comme l’islam n’a pas anéanti les anciens cultes, il retrouve de nouveau, sous la peau du musulman, l’indigène et l’universel.
7 Dans un contexte colonial, la recherche de l’universel serait insuffisante. Doutté était séduit par les théories évolutionnistes qui faisaient autorité sur le plan scientifique, mais, confronté aux exigences de l’administration coloniale, il était obligé de prendre en compte la « question marocaine » et, par conséquent, les différences entre les pays du Maghreb. Deux types de connaissance peuvent être distingués chez lui : le premier, où le Marocain est noyé dans une pensée universelle, le second, où le Marocain est perçu comme différent. Il observe quelques traits distinctifs des Marocains qui sont faiblement organisés sous la notion de caractère. Décrire le caractère d’une population, c’est, pour lui aussi, énumérer ses vices et ses vertus, ses traits les plus saillants (Doutté, 1903, p. 269-270).
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