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Les « Marocains », construction d’une catégorie.

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  • Les « Marocains », construction d’une catégorie.

    Centre Jacques-Berque


    Chapitre 21. Les « Marocains », construction d’une catégorie1



    p. 355-366

    Résumé


    Ce texte est proche du précédent qu’il développe sur certains points, notamment celui en rapport avec le concept de « caractère ». A la fin du XIXe siècle, il était théoriquement possible, grâce à ce concept, défini comme un ensemble de vertus et de vices, de généraliser des traits culturels à tout un peuple. Nous examinons comment ce concept était partiellement appliqué aux Marocains par Charles de Foucaud et Edmond Doutté et systématiquement par Henri Brunot.



    Plan détaillé
    Texte intégral
    Notes de bas de page
    Texte intégral


    1 Parler de Marocains, de culture (de mentalité, d’art, de costume, de noces, etc.) marocaine n’allait pas soi. A la fin du XIXe et au début du XXe siècle, la majorité des voyageurs, des anthropologues et des chercheurs en général décrivaient des communautés rurales, des villes, des institutions particulières, etc. Le Maroc comme cadre d’étude des phénomènes culturels était quasi absent. Décrire les Marocains en tant que tels supposait un changement dans la vision des observateurs, dans les théories qui ne permettaient pas de poser la question de l’identité culturelle d’un peuple. Ceci n’est pas particulier au Maroc. Pendant longtemps, les études anthropologiques des sociétés non occidentales se situaient à une échelle soit locale soit universelle. La prédominance simultanée du local (communautés restreintes) et de l’universel correspondait à une division du travail entre l’ethnographe-voyageur s’occupant de la collecte de données locales et l’anthropologue de bureau qui mettait de l’ordre en comparant différentes cultures. Le cadre théorique était dominé par l’évolutionnisme qui avait pour objet l’humanité dans son ensemble. Les études anthropologiques situées à l’échelle d’une nation ou d’un pays n’ont commencé à se développer qu’après les années quarante. Les plus célèbres ont porté sur le caractère national. La Seconde Guerre mondiale, l’affrontement entre nations ont poussé des anthropologues américains, avec l’impulsion et l’encouragement de leur gouvernement, à privilégier le cadre national. Parler de cultures nationales n’était pas possible à un moment où l’anthropologie privilégiait soit le cadre local soit le cadre universel.

    2 Il faut souligner, cependant, un paradoxe. En Occident, on parlait de nation, de caractère national depuis au moins le début du XIXe siècle (voir Fichte, Discours adressés à la nation allemande). Le concept de « caractère » était utilisé (depuis au moins 1880) par des chercheurs qui se sont intéressés au Maroc, mais ce n’est qu’au début de 1920 qu’on parlera de façon systématique du caractère des Marocains.

    3 De Foucauld écrit en 1883 : « Nous nous sommes occupés à plusieurs reprises de la langue, des usages, des coutumes des Marocains ; nous n’avons pas dit un mot de leur caractère : c’est qu’il nous paraît difficile d’être exact à ce sujet. Quelles qualités, quels défauts attribuer à un ensemble de tant d’hommes, dont chacun est différent des autres et de soi-même ? S’efforce-t-on de démêler des traits généraux ? Lorsqu’on en croit reconnaître, une foule d’exemples contradictoires surgissent, et, si l’on veut rester vrai, il faut se restreindre à des caractères peu nombreux, ou dire des choses si générales qu’elles s’appliquent non seulement à un peuple, mais à une grande partie du genre humain. » Il pense qu’il est possible de décrire ce que sont les Marocains. La raison principale qui l’en empêche n’est pas d’ordre théorique mais pratique. Il estime qu’une longue expérience et des études approfondies sur les Marocains sont nécessaires. Il trouve que le temps qu’il a passé au Maroc (une année environ) est insuffisant pour parler du caractère des Marocains. Son objectif est modeste : « Je me bornerai à signaler quelques traits isolés qui m’ont frappé et que j’ai retrouvés en beaucoup de lieux ou remarqué dans certains groupes. » Suit une courte liste de défauts (vices) et de qualités (vertus) : mœurs dissolues, cupidité extrême, « le brigandage, le vol à main armé sont considérés comme des actions honorables », « d’ordinaire peu attachés à leurs épouses, les Marocains ont un grand amour pour leurs enfants », « la plus belle qualité qu’ils montrent est le dévouement à leurs amis », « la générosité et l’hospitalité dépendent des groupes et de leur richesse ». Il termine cette courte liste en parlant de la bravoure des Marocains et de leur attachement à l’indépendance de toute autorité politique (de Foucauld, 1939, p. 247-249).

    4 Retenons que, théoriquement, il était possible à la fin du XIXe siècle de généraliser quelques traits culturels à tout un peuple, à toute une nation. C’est le concept de « caractère », un ensemble de vices et de vertus spécifiques à un peuple, qui rendait possible cette généralisation. Chez de Foucauld, celle-ci est entendue de façon simple et dépendait de la fréquence des traits. Examinons maintenant deux points de vue théoriques incompatibles avec toute généralisation à l’échelle d’un pays ou d’une nation : l’un évolutionniste et l’autre empiriste, illustrés ici respectivement par les travaux de Doutté (1867-1926) et de Westermarck (1867-1936). Doutté a essayé d’appliquer aux phénomènes sociaux, notamment religieux, des théories élaborées par l’école anthropologique anglaise et par l’école sociologique française. Son interprétation se limite à rattacher les faits décrits au Maroc et au Maghreb à des croyances universelles. Le fanatisme des Marocains est interprété en le rapprochant de la crainte de l’étranger observée chez les primitifs. Des formes de politesse sont interprétées de la même manière. Pour demander le nom d’une personne, il faut user de périphrase polie : « ki semmak Allah ? ». Car chez les primitifs, le nom est identifié à l’âme, c’est pourquoi il doit être prononcé avec d’extrêmes ménagements (Doutté, 1905, p. 344).

    5 Doutté a consacré une place primordiale à l’étude des phénomènes religieux. Car c’est à ce niveau que l’évolutionnisme était dominant. Les croyances et les rites locaux sont partiellement décrits et sont vite noyés dans l’océan d’une culture primitive universelle. Il lui suffit d’essuyer la couche récente qui voile à peine les pratiques et les croyances originelles pour conclure que le local ne diffère pas de l’universel, qu’il en est l’illustration et le prolongement. La recherche de l’universel, d’un sens originel, confond les sociétés primitives et paysannes, musulmanes et chrétiennes, africaines et européennes, etc.

    6 Cependant, Doutté emploie le concept de civilisation définie comme « l’ensemble des techniques, des institutions et des croyances communes à un groupe d’hommes pendant un certain temps. Ainsi il y a une civilisation française, une civilisation germanique... ». Une civilisation a des caractères spécifiques, elle est définie dans l’espace et dans le temps : elle naît, vit et meurt. Théoriquement, il aurait pu penser à une civilisation marocaine. Mais c’est dans le cadre de la « civilisation musulmane » que le Maroc était étudié. Le trait caractéristique de cette civilisation est que l’islam, contrairement aux sociétés modernes où la religion n’est qu’un élément parmi d’autres, imprègne entièrement tous les aspects de la vie sociale (droit, morale, organisation sociale et politique) (Doutté, 1984, p. 5-14). D’un côté, il tente d’étudier la religion dans ce qu’elle a d’universel ; de l’autre, il utilise le concept de civilisation pour tracer une frontière entre les sociétés musulmanes et les sociétés modernes. Cependant, comme l’islam n’a pas anéanti les anciens cultes, il retrouve de nouveau, sous la peau du musulman, l’indigène et l’universel.

    7 Dans un contexte colonial, la recherche de l’universel serait insuffisante. Doutté était séduit par les théories évolutionnistes qui faisaient autorité sur le plan scientifique, mais, confronté aux exigences de l’administration coloniale, il était obligé de prendre en compte la «  question marocaine  » et, par conséquent, les différences entre les pays du Maghreb. Deux types de connaissance peuvent être distingués chez lui : le premier, où le Marocain est noyé dans une pensée universelle, le second, où le Marocain est perçu comme différent. Il observe quelques traits distinctifs des Marocains qui sont faiblement organisés sous la notion de caractère. Décrire le caractère d’une population, c’est, pour lui aussi, énumérer ses vices et ses vertus, ses traits les plus saillants (Doutté, 1903, p. 269-270).

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    8 Comparés aux Algériens, les Marocains ont beaucoup moins de réserve, de tenue, de pudeur. Ceci se manifeste surtout dans les bains maures. De plus, le Marocain « donne librement sur lui-même des détails tout à fait intimes, reconnaît facilement être atteint de maladies honteuses et avoue aisément de petites indispositions comme la constipation, par exemple, que les Algériens mourraient plutôt que d’avouer » (Doutté, 1905, p. 143). Les Marocains mangent au marché, ce qui serait considéré comme scandaleux par les Algériens. Même en parlant des différences culturelles, c’est « l’ethnographie des sauvages » qui fournit l’explication de l’attitude des Algériens : les maléfices peuvent atteindre l’âme par l’un des orifices les plus importants, la bouche. Aussi faut-il manger en dehors de tout regard étranger (Doutté, 1905, p. 141-143). Cet exemple illustre la pensée de Doutté : il n’explique pas pourquoi les Marocains mangent au marché (constatation d’un fait local), mais plutôt pourquoi les Algériens s’interdisent de le faire (illustration de l’universel). Seul le comportement négatif des Algériens peut être interprété parce qu’il rappelle un tabou universel. Le comportement des Marocains est simplement noté comme un écart.

    9 Les vertus sont décrites lorsqu’il s’agit de communautés locales. En dépit de ses séjours éphémères, il a osé décrire les traits distinctifs des tribus qu’il a traversées. Les Doukkala « sont de bons musulmans, mais plutôt tièdes ». Une légende raconte qu’ils « traitent leurs saints comme leurs ânes, auxquels ils ne pensent que pour les bâter ». Il note aussi la coquetterie et la facilité de leurs femmes, un thème assez cher aux voyageurs français. Et Doutté de conclure que cette indifférence religieuse est commune aux Berbères de l’Afrique du Nord. D’autres traits sont cités en vrac et sans développement. Les Doukkala se lavent beaucoup, ils sont propres. Dominés durant des siècles, ils sont façonnés à la servitude. « Ils sont actifs, vigilants, prévoyants, leur esprit apte au commerce, et ils savent à merveille débattre leurs intérêts. D’un abord facile, bien qu’un peu méfiants, ils entrent aisément en contact avec l’Européen. » Ils ont perdu, comme tout peuple en contact avec les civilisés, la qualité de l’hospitalité (Doutté, 1905. p. 276-278, 311-312).

    10 En s’approchant des gens et en s’éloignant des théories mettant l’accent sur l’universel, tout s’inverse chez Doutté. L’islam présenté comme traversant toutes les sphères de la vie sociale a peu de chose à voir avec l’islam des Marocains perçus dans des situations concrètes. Les Berbères sont des musulmans relâchés, leur religion est tiède, le culte des saints n’a pas partout la même vigueur... La multiplication des niveaux d’observation conduit forcément Doutté à de nombreuses contradictions. Le local est souvent un prétexte pour illustrer l’universel, mais il est aussi ramené aux traits particuliers aux Marocains qui, à défaut d’une théorie appropriée, sont présentés de façon disparate.

    11 Westermarck, qui a mené ses enquêtes de terrain au Maroc entre 1908 et 1926, était influencé par l’empirisme de l’école philosophique anglaise. Malinowski souligne (en 1927) les qualités fortes de l’œuvre de Westermarck : la longue durée de ses séjours, sa capacité à se mélanger avec les gens, à parler leur langue et à étudier à travers elle leur mode de vie et leur culture, son attention à séparer la théorie de l’énoncé des faits, sa description détaillée et exhaustive des faits (Westermarck, 1926, Préface).

    12 Westermarck fonde ses études sur des faits de première main. Cependant, il soutient à plusieurs reprises qu’une description externe des faits est insuffisante. Les faits restent insignifiants jusqu’à ce que les indigènes les expliquent, leur donnent un sens. « Dans mon étude des cérémonies nuptiales, je ne me suis pas contenté d’établir les simples faits extérieurs, mais je me suis efforcé autant que possible de découvrir les idées subjacentes. Le lecteur verra que les explications données par les indigènes eux-mêmes ne sont pas toujours identiques... » (Westermarck, 1921, p. 10-11). Il se démarque nettement des interprétations conjecturales : « Pour ma part, je ne tenterai pas ici d’exposer une théorie générale concernant l’origine des cérémonies du mariage ; je m’en tiendrai aux coutumes nuptiales d’un seul peuple, les indigènes musulmans du Maroc, parmi lesquels j’ai passé environ six ans occupé à des recherches d’ordre sociologique. » (Westermarck, 1921, p. 5). Pour lui, l’étude ne doit pas porter seulement sur la religion des générations disparues, la religion perdue, mais surtout, la religion actuelle telle que pratiquée par les Marocains.

    13 Le point de vue empiriste de Westermarck, son intérêt pour le point de vue des indigènes et l’abandon relatif des théories évolutionnistes (explications en termes d’origine) ont permis de souligner la diversité culturelle du Maroc. Il observe les rituels dans 14 tribus et 2 villes marocaines. La conception qu’il se fait du travail anthropologique écarte toute conception homogénéisante des rites et des croyances observés. De ses études on ne devrait pas s’attendre à des propositions générales sur les croyances des Marocains. En tant qu’homme de terrain, il loue la diversité culturelle ainsi que l’approche comparative interne à un pays. Le même phénomène est étudié dans différentes parties du Maroc. Ce sont les différences qui sont souvent mises en relief. La généralisation à l’ensemble des Marocains est lâche et peu fréquente.

    14 Après avoir décrit les liens qui se nouent entre différentes personnes à l’occasion d’une demande en mariage, il montre que ses descriptions « mettent en relief l’un des traits caractéristiques des Marocains, leur empressement à avoir recours à des mandataires et à des intermédiaires chaque fois qu’il y a chance de refus ou de discussion, et leur crainte des questions directes et des réponses nettes ». A partir des mêmes données, il expose rapidement un autre trait : « Les Marocains aiment mieux dire un mensonge que paraître impolis. » Cela veut dire qu’au lieu de refuser une demande en mariage, on préfère mentir en prétextant que la fille est promise à son cousin (Westermarck, 1921, p. 22).

    15 Nous voyons comment les points de vue évolutionniste (échelle universelle) et empiriste (échelle locale) sont incompatibles avec la recherche d’une culture commune aux Marocains. Considérons pour l’heure comment des auteurs ont pu généraliser des traits culturels à l’ensemble des Marocains. Traiter des Marocains dans ce qu’ils ont de commun et de façon systématique a commencé (jusqu’à preuve du contraire) avec Louis Brunot et Georges Hardy2. En 1920, Brunot formule, dans un discours adressé aux instituteurs de l’enseignement indigène, son projet de recherche de psychologie marocaine. Il conseille aux instituteurs d’adapter la pédagogie officielle française aux conditions spéciales de la population scolaire indigène. Il leur demande d’étudier le milieu marocain, à commencer par les élèves : « Noter les réflexions de vos élèves, leurs actes ordinaires, tâchez de les comprendre et de dégager progressivement les grandes lignes de la psychologie marocaine. » Il révèle quelques aspects de cette psychologie. En principe, « le Marocain n’accepte jamais du premier coup ce qui est hâtif et anguleux ; il se dérobe poliment et ne se laisse plus ressaisir. La patience doit être la qualité essentielle de quiconque a affaire à lui. » (Brunot, 1920, p. 3-6.)

    16 Lors d’une séance mensuelle de l’Institut des Hautes études marocaines (11 janvier 1921), à laquelle assistent le Résident général Lyautey, Emile Laoust, Louis Brunot, Henri Basset et d’autres chercheurs, Hardy, qui préside la séance, esquisse un projet similaire à celui de Brunot. Il « montre l’intérêt que présenteraient des études spéciales de psychologie indigène. […] Il estime notamment qu’on doit, au moins pour le moment, négliger les travaux de psychologie générale, les analyses de l’ » âme musulmane » prise dans son ensemble et s’en tenir à des enquêtes de détail, à des manifestations superficielles de l’activité mentale ou de la moralité, comme la politesse, l’ironie, la colère, le jeu, etc. » (Compte-rendu des séances de l’Institut, Hespéris, 1921, p. 465.)

    17 Le projet prit forme avec la publication d’un article de Brunot « L’esprit marocain, les caractères essentiels de la mentalité marocaine » (1923) et d’un livre de Hardy, L’Âme marocaine (1924). A noter que le cadre théorique est la psychologie collective et que le cadre institutionnel de la réflexion est l’administration coloniale qui vise un savoir utile. La connaissance dans ce cas n’est pas seulement spéculative, elle doit permettre à l’instituteur et à l’Européen en général d’opter pour un comportement approprié dans leurs relations avec les Marocains.

    18 Selon Brunot, la mentalité marocaine « forme un système complet d’instincts et de réactions parfaitement naturels ». L’étudier, c’est en « démêler les traits (ou les caractères) essentiels ». La première difficulté qu’il surmonte concerne l’hétérogénéité du peuple marocain. Celle-ci est notée sur le plan racial, linguistique (plusieurs dialectes), social (différentes classes sociales qui ont des manières de vivre et de penser assez dissemblables). Il existe différents types de Marocain : « le Chleuh, l’Arabe, le rural, le citadin, le nègre, le juif islamisé, le commerçant, l’artisan, le fqih, le marabout, etc., types très tranchés qui paraissent irréductibles l’un à l’autre ». Mais Brunot opte pour la recherche des traits communs à tous ces types. Il souligne la complexité de la société marocaine mais tend à ramener son hétérogénéité apparente à un petit nombre de traits psychologiques communs.

    19 Donnons quelques exemples de ces traits. Les Marocains « ont une sensibilité, une émotivité qui s’exaspèrent facilement. Ils sont extrêmes en tout, ils sont impulsifs ». Ce caractère dominant de l’âme marocaine explique ces contrastes de générosité et d’avarice, de courage et de panique, d’ardeur et de lassitude. « Le Marocain exagère toujours soit dans un sens, soit dans l’autre. Quand un sentiment, ou un désir, apparaît dans l’âme indigène, il l’envahit tout entière et annihile le reste. » Il cite plusieurs exemples illustrant l’impulsivité des Marocains : « Des élèves arrivent à l’école ; ils veulent tout savoir, tout apprendre ; les programmes pour eux ne sont pas trop chargés, les journées sont trop courtes et les vacances trop longues ; ce beau feu dure un mois ou deux, puis l’élève disparaît. » Autre exemple : « A la moindre nouvelle alarmante, vraie ou fausse, on voit les cours du marché s’élever ou s’effondrer sans raison ; les boutiques se ferment, on liquide à vil prix ; on refuse le papier monnaie et on achète des quantités : c’est trop souvent la panique ou l’emballement. »

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      20 Ce caractère impulsif et extrême est étudié au niveau des sentiments qui sont les ressorts de l’âme marocaine. Le premier ressort, c’est l’amour-propre sous toutes ses formes, notamment la vanité et le désir de paraître. Le Marocain « veut que la noce de sa fille soit la plus brillante, que sa femme porte les bijoux les plus lourds et les plus nombreux... que sa mule soit la plus grasse des mules. La vanité n’est pas le monopole du Marocain, mais ce qui fait sa différence, c’est la façon extrême avec laquelle il l’étale. » Un amour-propre exagéré se traduit en susceptibilité. Le Marocain est susceptible, il se vexe facilement. Mais s’il est sensible à la raillerie, il l’est aussi à la flatterie. « On obtient beaucoup de lui en caressant son propre amour... » Quant à la modestie, « elle est plus souvent chez lui le résultat d’une nécessité que du tempérament moral » (Brunot, 1923, p. 41-42). La sensualité est un autre grand mobile de l’activité de l’indigène : « Le Marocain, qu’il soit de la montagne ou de la plaine, paysan ou citadin, recherche les jouissances matérielles et la volupté de toute force. » (Brunot, 1923, p. 43.) La vanité, la sensualité et la cupidité, poussées à l’extrême, provoquent l’individualisme outrancier. Les maîtres-ouvriers gardent jalousement leurs secrets, les groupes sociaux, les tribus, les familles tiennent à leur indépendance et ne pensent pas à l’intérêt commun. La société indigène manque ainsi de cohésion, les groupes sont simplement agrégés sous la pression du gouvernement. Le peuple marocain avait tout ce dont une nation a besoin d’avoir : une administration, une agriculture et un commerce suffisants, des arts, des écoles... Le seul obstacle consistait dans leur esprit particulariste.

      21 Le Marocain est religieux avec excès. De tout temps, il vit dans un monde dominé par les puissances surnaturelles, par les génies, le mauvais œil et la baraka. Tous ses actes sont religieux, le paysan accompagne ses travaux de rites visant à rendre favorables les puissances cachées ; le commerçant ouvre sa boutique en prononçant des formules pieuses, le Marocain recherche l’extase et arrive facilement au mysticisme grâce aux confréries qui sont nombreuses (Brunot, 1923, p. 51-53).

      22 Que retient-on de ce portrait psychologique ? Le Marocain est d’un amour-propre chatouilleux, il est vaniteux et susceptible ; c’est un épicurien qui risque de devenir un débauché ; c’est un individualiste, il a un goût immodéré pour l’argent, il est cupide ; il est religieux avec excès. En fait, même si la liste des vices est plus illustrée que celle des vertus, c’est une psychologie de contrastes que développe Brunot. Étant extrême, le Marocain bascule d’une vertu à sa négation : de l’ardeur à l’oisiveté, de la simplicité à l’arrogance, de la résignation à l’anarchie, du grégarisme à l’individualisme, de la générosité à la cupidité, du renoncement absolu au désir effréné. Ce qui différencie la mentalité marocaine de la mentalité française, ce ne sont pas les traits psychologiques qui, pris séparément, ne sont le monopole d’aucun peuple, c’est « l’arrangement et la disposition qui sont différents ». « C’est surtout une question d’équilibre et de régularité : chez nous, les instincts, les mêmes instincts que ceux des Marocains, agissent simultanément et tentent une harmonie sous l’égide de la raison ; chez l’indigène, les instincts s’emparent tour à tour de la conscience entière et exécutent alternativement un brillant et rapide solo. » (Brunot, 1923, p. 40-45.) Admettons que A soit une vertu et que B soit un vice, le Marocain ne serait ni A ni B mais serait excessivement A et excessivement B. Le Marocain n’est ni généreux ni cupide, il est excessivement généreux et excessivement cupide. L’excès et l’exagération sont les traits dominants de son âme.

      23 Le livre de Hardy est un montage d’idées d’auteurs français qui ont traité de l’âme marocaine ou de l’un de ses aspects. C’est une collection de citations, souvent longues, fréquentes, redondantes et fastidieuses. Cependant, il offre un intérêt indéniable, celui d’expliciter et de situer les idées de Brunot et d’autres auteurs. Hardy commence son étude par souligner la différence radicale des Marocains en critiquant les écrivains qui cherchent « sous l’enveloppe marocaine les traits de l’homme universel », « le primitif de l’esprit humain ». Il propose de rejeter l’approche évolutionniste de James Frazer en considérant l’individualité du groupement en question (Hardy, 1924, p. 5-6, 155). Il critique aussi les études qui ont rangé les Marocains dans des configurations religieuses ou culturelles larges (islam, Orient, Afrique). Selon lui, il ne faut pas attribuer aux Marocains les traits généraux de l’islam. Il parle d’un islam marocain. Les Marocains sont musulmans, mais leur islam « est débordé par le tempérament indigène ». Il conclut « qu’il n’est pas facile de ranger le Maroc dans une catégorie connue et que le plus simple, le moins aventureux, c’est d’étudier le Maroc en lui-même, de le traiter comme une individualité bien marquée, quitte à noter, au passage, les influences qu’il a subies » (Hardy, 1924, p. 6-13). Il montre les fondements géographiques, sociologiques et historiques de cette individualité. Son individualité historique est expliquée par son indépendance à l’égard des Romains, des Arabes et des Turcs. Le pays est habité par un peuple et non, comme c’est souvent le cas dans d’autres régions de l’Afrique, par un tourbillon de peuplades hétérogènes sur le plan linguistique et moral. « Il y a un type marocain, d’origine et d’allure essentiellement berbères, un peuple qui comporte assurément quelques variétés, mais dont tous les membres gardent un air de famille et pendant longtemps ont parlé la même langue : la langue berbère. » (Hardy, 1924, p. 13-17.)

      24 Individualité géographique, sociologique, historique et même physique constituent autant de contours nécessaires pour justifier l’existence d’une âme marocaine. Suivant les pas de Brunot, il ramène l’essence de l’âme à une liste de vices : vanité, cupidité, égoïsme, goût de l’anarchie, léthargie intellectuelle, goût de la routine, absence de sens critique, d’esprit de généralisation et d’imagination.

      25 Brunot n’est pas toujours à l’aise lorsqu’il généralise à tous les Marocains. Il est conscient de l’abus des généralisations mais trouve ce défaut inévitable. Dans Au seuil de la vie marocaine, le refus des généralisations est plus explicite et plus fréquent. Il est rarement question d’âme marocaine ou d’expression similaire. Il trouve que la généralisation est une source d’opinions erronées sur les Marocains. « La manie de généraliser est la cause d’erreur la plus grande. Nous ne voulons voir dans tous les individus indigènes que des exemplaires parfaitement identiques à l’indigène-type que notre imagination a créé. Ils doivent être tous ignorants de la civilisation et de la langue françaises, chevaleresques, hospitaliers, jaloux de leurs femmes. [...] Ou bien ils doivent être tous fanatiques, conspirateurs, fourbes. Ou bien encore, ils doivent être tous paresseux, fatalistes, chapardeurs, vermineux... Que de jugements tranchants et universels sont ainsi exprimés chaque jour. [...] S’il nous arrive de constater qu’un Marocain ne correspond pas à l’idéal schématique que nous nous sommes fait de sa race, nous nous créons un idéal schématique nouveau mais tout aussi faux que le premier parce qu’universel. [...] Pourquoi ne pas voir dans les Marocains des hommes comme nous, de caractères et de mœurs très variés, appartenant à des classes sociales différentes, provenant de pays différents, ayant des origines ethniques diverses  ? » (Brunot, s.d., p. 108-109.)

      26 La singularité des Marocains n’est pas absolue. Dans la vie quotidienne, le Marocain est sobre, il mange assez peu. Mais lorsqu’il reçoit, c’est presque toujours un véritable festin. « Ce contraste entre la sobriété ordinaire et la somptuosité des repas de réception n’a rien qui doive nous étonner : on le retrouve ailleurs, même chez nous, dans nos vieilles provinces. » (Brunot, s.d., p. 74.) Rappelons que c’est sur des exemples similaires que Brunot a construit sa psychologie des contrastes.

      27 C’est cet ensemble artificiel (mentalité marocaine, esprit marocain) que Brunot a construit et qu’il n’est plus prêt à défendre. Il n’est plus question seulement des Marocains dans leur ensemble, ni d’un Marocain abstrait. La démarcation principale sépare l’élite de la masse (les Marocains de basse condition qui fréquentent les cafés maures, les portefaix, les fumeurs de kif, les joueurs)., l’élite citadine qui, sans être francophone, est imprégnée, grâce à sa culture, des conceptions européennes profanes. Il y a aussi les Marocains qui ont adopté le mode de vie européen : ces individus portant faux-col et veston que Brunot qualifient de « froidement émancipés » et qui prennent l’apéritif à la terrasse d’un café et boivent du porto dans les réceptions... Il parle aussi du Marocain moyen lorsqu’il s’agit des croyances les plus répandues et qui ne sont pas partagées par l’élite (Brunot, s.d. p. 68, 88, 100, 113.)

      28 Au milieu de ces affirmations voulant limiter la généralisation à des catégories sociales, Brunot retrouve ses anciens réflexes : le Marocain est naturellement poli, « la susceptibilité est un caractère dominant de l’âme indigène ». « Le Marocain est très formaliste, il est sensible aux bons procédés et il est soucieux de sa dignité. » (Brunot, s.d. p. 117, 125.) L’hésitation de Brunot est manifeste. Il a renoncé à la tentative de construire une mentalité marocaine homogène, mais il a continué à attribuer des attitudes communes à tous les Marocains. Si l’ensemble est faux, les éléments de cet ensemble demeurent vrais (susceptibilité du Marocain, politesse exagérée, atavisme, etc.). Cependant, en critiquant l’abus de généralisation, ce sont ces éléments eux-mêmes qui sont réduits à des opinions erronées. Entre voir dans les Marocains des individus ayant des tempéraments particuliers et voir en eux des individus interchangeables partageant, sinon un système d’instincts, du moins les mêmes attitudes, Brunot ne tranche pas.


      Notes de bas de page


      1 Paru dans Hommage à Paul Pascon  : devenir de la société rurale, développement économique et mobilisation sociale, N. Akesbi, D. Benatiya, L. Zegdouni, A. Zouggari, Institut agronomique et vétérinaire Hassan II, 2007, p. 59-68.

      2 Hardy était à la tête de la Direction générale de l’instruction publique où Brunot occupait le poste d’inspecteur de l’enseignement indigène.


      Source : books.openedition.org

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