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France, 1940 : quand de hauts fonctionnaires ostracisaient une minorité signalée à la vindicte

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  • France, 1940 : quand de hauts fonctionnaires ostracisaient une minorité signalée à la vindicte

    Le « statut des juifs » de 1940 donna lieu à une application vétilleuse, selon un document d’archives de Vichy exhumé par l’historien Marc Olivier Baruch, puis adapté au théâtre. Avant d’aboutir à un livre : « Quand l’administration française était antisémite ».

    Antoine Perraud

    Le 16 décembre 1940, à l’hôtel Thermal Palace de Vichy, une réunion de hauts fonctionnaires issus de différents ministères se tient sous l’égide du secrétariat général du gouvernement, en vue de faire le point sur le décret-loi du 3 octobre précédent « portant statut des juifs », trois jours avant la date limite fixée pour son application.

    Un tel texte entend, simplement et brutalement, interdire aux juifs de France toute activité professionnelle dans la fonction publique (de l’armée à l’enseignement), ou encore dans le domaine de la direction de l’esprit (cinématographe, radiodiffusion, presse…). Il est signé par Philippe Pétain, qui cumule alors la fonction de chef de l’État et de président du Conseil.

    S’ajoutent les blancs-seings de Pierre Laval, vice-président du Conseil, du garde des Sceaux (Raphaël Alibert), ainsi que des ministres secrétaires d’État à l’intérieur (Marcel Peyrouton), aux affaires étrangères (Paul Baudouin), à la guerre (le général Charles Huntziger), aux finances (Yves Bouthillier), à la marine (François Darlan, amiral de son état), et enfin à la production industrielle et au travail (René Belin, syndicaliste CGT, anticommuniste devenu et chantre d’une « Révolution nationale » ayant placé le travail au premier rang de sa devise).

    Agrandir l’image : Illustration 1© Photomontage Mediapart

    Chacun de ces départements a envoyé un représentant à la réunion interministérielle du 16 décembre, présidée par le maître des requêtes au Conseil d’État, Maurice Lagrange. Comment acclimater à la vie nationale, au plus vite sinon au mieux, la discrimination des juifs ? Telle est la nature de l’exercice, à l’heure où triomphent le pétainisme et l’antisémitisme d’État, qui vont de pair.

    C’est la revanche de Maurras. Ses diatribes de L’Action française contre « la Synagogue » ont contaminé l’esprit public. Désormais perçus comme les représentants d’une religion et d’un état d’esprit incompatibles avec « la France aux Français » dont ils saperaient les fondements, les juifs sont considérés telles des nuisances à extirper par une grande part du peuple et des élites dirigeantes de l’époque. C’est donc sans vergogne que se met à la besogne une technostructure épuratrice, forte d’une haine ordinaire ancrée dans des siècles d’antijudaïsme chrétien.

    Or il existe, fait rarissime, un compte rendu précis et complet de cette réunion de travail consacrée à la mise en application du premier statut des juifs – un second, se voulant plus précis, serait publié juin 1941. Et ce verbatim, effroyable d’insensibilité, d’indifférence et d’endurcissement, allait donner lieu, quatre-vingts ans plus tard, à une pièce de théâtre magistrale. Voilà ce que relate, avec précision, pédagogie et une passion aussi partageuse que contenue, un livre exemplaire : Quand l’administration française était antisémite. Le statut des juifs, de l’archive au théâtre.


    L'Action française, 22 juin 1936. © BNF / Gallica

    Tout est parti, un jour de 1993, de la découverte, aux Archives nationales, de ce compte rendu exceptionnel du 16 décembre 1940 par Marc Olivier Baruch, alors thésard. Issu de Polytechnique puis de l’ENA, l’homme a bifurqué vers les études historiques : la haute fonction publique serait non plus son cocon mais son objet de recherches. Son maître livre : Servir l’État français. L’administration en France de 1940 à 1944 (1997).

    Marc Olivier Baruch est l’arrière-petit-fils de Cécile Brunschvicg, l’une des trois femmes à faire leur entrée au gouvernement pour la première fois de l’histoire en juin 1936 ; et de Léon Brunschvicg, pape de la philosophie à la Sorbonne – dont il est exclu en 1940 du fait de sa judéité.

    Ô combien sensible aux stigmatisations et aux ostracismes, l’historien distingue de toute évidence, mais sans rien plaquer pour autant, une concordance des temps funeste, en notre France à nouveau en crise. Après l’acharnement contre les protestants, puis contre les juifs, une autre minorité religieuse ne risque-t-elle pas de faire les frais de paniques scélérates emportant le corps social et politique ?

    La gestuelle, les codes, la componction


    Voilà ce qui sous-tend sans doute l’usage de l’archive qu’il a imaginé avec la metteuse en scène Keti Irubetagoyena. Celle-ci prit le relais théâtral. Avec des élèves du Conservatoire national supérieur d’art dramatique, à partir de 2020, elle monta un spectacle reprenant, mot pour mot, le procès-verbal de l’infâme réunion interministérielle du 16 décembre 1940.

    Nul besoin d’avoir assisté à la pièce, qui tourna dans des collèges et lycées mais également au tribunal de Bobigny (Seine-Saint-Denis) ou au Conseil d’État, pour apprécier dans toutes ses nuances et ses miroitements le livre. Quand l’administration française était antisémite s’apparente à une leçon de chose ainsi qu’à une transmission réussies. Tout s’éclaire. Le passée, le présent ; le futur peut-être même…

    Les éclaircissements de Marc Olivier Baruch, qui contextualisent le document d’archives, et le récit de la création du spectacle par Keti Irubetagoyena – sans oublier des membres de la troupe – font revivre à merveille une page d’histoire oubliée mais prompte à surgir.

    Les hauts fonctionnaires possèdent toujours la même morgue gourmée, détachée de tout affect, qui pourrait les faire pinailler ou disserter sur l’accessoire sans prêter attention à l’essentiel ; quand l’espèce humaine est en jeu et en joue.

    Les actrices et les acteurs ont intégré la gestuelle, les codes, la componction, l’intonation patricienne de ces cénacles décisionnaires de la République française ou de l’État français et vice versa. Une séance policée devient, l’air de rien, point de bascule vers la barbarie. Ainsi parlent et agissent dans une démocratie qui, graduellement, a cessé de l’être, des fonctionnaires sans conscience.

    À la manière de poules ayant trouvé un couteau, les voici obligés de s’interroger : qu’est-ce qu’un juif ? Le critère religieux ne saurait suffire : il permettrait alors à trop de gens de passer à travers les mailles du filet en raison d’une possible conversion à une autre religion ou d’une absence de pratique de la leur.

    S’il faut se fier à la piste dite raciale, à quoi se raccrocher ? au prénom ? Extrait du verbatim de ce remue-méninges technocratique de décembre 1940 :

    « M. Lagrange — Il s’agit de s’attacher à un certain nombre de présomptions précises ; ce n’est peut-être pas très juridique et c’est un peu arbitraire, mais que voulez-vous ? Mlle Laveissières ?
    Mlle Laveissières — La présomption du nom doit être manœuvrée avec délicatesse, il me semble. Je connais des gens qui s’appellent Moïse et qui n’ont jamais été juifs. Quelqu’un m’a écrit en me disant : “Je m’appelle Lévy et je ne suis pas juif.”
    M. Guionin — Voyons, Mlle Laveissières… »

    Légion d’honneur


    Julienne Laveissières est la seule femme à participer à la réunion – et ces messieurs le lui font sentir. Elle représente le secrétariat d’État à la production industrielle et au travail, le nouveau nom, depuis le 12 juillet 1940, du ministère du commerce et de l’industrie. La liste des promotions et nominations dans la Légion d’honneur du 1er janvier 1968, sous la présidence de Charles de Gaulle, indique, parmi les « promus officiers » dans le contingent des affaires sociales : « Mlle Julienne Laveissières, sous-directeur à l’administration centrale. »


    Agrandir l’image : Illustration 3Maurice Lagrange au début des années 1950. © Photo Alamy Stock Photo / Abaca

    Le livre soulève trois cas de membres éminents de cette réunion antisémite « technique » de 1940, qui finiront commandeurs de la Légion d’honneur. D’abord Maurice Lagrange, né en 1900, « pur produit », selon l’expression consacrée, du Conseil d’État depuis 1924 et qui s’avère donc, entre juillet 1940 et juin 1942, le principal artisan du pétainisme d’État – c’est-à-dire la mise au pas de la fonction publique et la traque des prétendues influences juives, maçonniques, « métèques », communistes, socialistes et partant démocrates…

    Or ce Maurice Lagrange va pouvoir, après la guerre, grâce à l’appui de Jean Monnet, se lancer dans une carrière splendide dans les institutions européennes. Rédacteur du traité de Paris instituant, en 1951, la Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca), il sera ensuite, pendant douze ans, avocat général à la Cour de justice de l’actuelle Union européenne, dès sa création à Luxembourg en 1952.

    Cet homme incarne donc à lui seul la recherche d’une autorité légitime sur laquelle asseoir de nouvelles institutions : le régime de Vichy en 1940, la future Communauté européenne dix ans plus tard… C’est dix ans après la mort de Maurice Lagrange que Marc Olivier Baruch dévoile au grand public le rôle de ce haut fonctionnaire passe-muraille, avec cette sentence d’historien à la clef : « Il est clair que le général de Gaulle préférera à la Libération un inspecteur des finances à un maquisard qui s’est cousu lui-même ses galons. Cela est en partie à l’origine de blessures qui saignent encore. »

    La France a longtemps vécu dans un déni gêné aux entournures. Le Who’s Who, dans les années 1970, regorgeait de biographies emplies d’ellipses concernant les années d’occupation. Encore aujourd’hui, il suffit de lire la notice Wikipédia de Jean-Claude Trichet, qui mentionne son normalien de père en précisant qu’il était ami et condisciple de Georges Pompidou, mais en taisant que ce Jean-Claude Trichet faisait partie du premier cabinet civil du maréchal Pétain…

    Quand l’administration française était antisémite soulève donc la trajectoire de deux autres membres de la réunion du 16 décembre 1940 ayant mis en place une première destitution des juifs de France. Jean Delvolvé (1904-1991), qui allait ensuite mener toute sa carrière au Conseil d’État tout en devenant maire de Moissac (Tarn-et-Garonne) de 1959 à 1971.

    Et surtout Henri Yrissou (1909-2009). Il saura se blanchir en rejoignant la Résistance dès qu’il comprend que l’Allemagne hitlérienne va perdre la guerre. Il entreprendra ensuite une carrière politique dans le sillage d’Antoine Pinay, sera élu député du Tarn de 1958 à 1962 et maire de Gaillac (Tarn) de 1959 à 1977. Sa propre révolution nationale lui fera rejoindre Jean-Marie Le Pen à la fin de sa très longue existence…

    Inhumains et fiers de l’être


    Or c’est ce même Henri Yrissou, représentant du secrétariat d’État aux finances, qui s’exclame d’après le compte rendu de la réunion interministérielle du 16 décembre 1940, en refusant toute dérogation à l’élimination de fonctionnaires juifs de l’administration centrale : « Ce n’est pas une question d’équité, Messieurs [tant pis pour Mlle Laveissières – ndlr], c’est une question de politique. »

    Les propos de tels serviteurs de l’État, inhumains et fiers de l’être, prennent un relief encore plus particulier quand on sait qu’ils continueront d’œuvrer sous les IVe et Ve Républiques. Leur façon de traquer les « cas litigieux » ou « douteux » provoque une forme de nausée administrative. Et ce, tout en déclenchant un « devoir de vigilance », selon les propos de la metteuse en scène Keti Irubetagoyena, qui insiste sur « ce que ce moment d’histoire peut avoir de plus proche avec le temps présent ».

    Il nous suffit effectivement de constater comment de beaux esprits technocratiques transformèrent en pratique épuratrice un texte dirigé contre une minorité désignée à la vindicte nationale. Et ce, en des termes vagues et « mal rédigés » – c’est le seul reproche qui vint à l’esprit des hauts fonctionnaires du Thermal-Palace de Vichy : « Art. 1er. – Est regardé comme juif, pour l’application de la présente loi, toute personne issue de trois grands-parents de race juive ou de deux grands-parents de la même race, si son conjoint lui-même est juif. »
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر
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