« Ce livre décrit une manière de vivre qui est en train de mourir – la culture de l’individualisme compétitif […] [qui], dans sa décadence, a poussé la logique de l’individualisme jusqu’à l’extrême de la guerre de tous contre tous, et la poursuite du bonheur jusqu’à l’impasse d’une obsession narcissique de l’individu par lui-même ». Voilà comment Christopher Lasch décrit lui-même son ouvrage maintenant fameux : La culture du narcissisme (1979).
Se référant tant à la sociologie qu’à la psychologie, Lasch nous offre une réflexion riche sur la crise culturelle à laquelle nous a inévitablement conduits l’individualisme moderne.
Ce qu’il faut retenir :
Depuis les débuts de l’ère industrielle, les anciennes traditions d’autonomie se sont progressivement atrophiées, nous rendant ainsi dépendants de l’État, de la grande entreprise et d’autres bureaucraties pour conduire les affaires de notre quotidien. Dimension psychologique de cette dépendance, s’est alors développée une forme de narcissisme moderne.
Le narcissisme pathologique est un type de désordre de la personnalité de plus en plus courant. Or, le développement d’une maladie psychologique n’est jamais sans lien avec l’environnement social : l’attention grandissante accordée aux troubles narcissiques révèle ainsi un phénomène plus large, qui touche la société dans son ensemble.
Tous les aspects de notre vie sociale et politique sont concernés : le travail, la politique, l’école, la famille (et l’éducation des enfants), les relations amoureuses, le sport, etc.
Biographie de l’auteur
Christopher Lasch (1932-1994) est un intellectuel américain, historien de formation. Après avoir étudié l’histoire à Harvard et à l’Université Columbia, il devient professeur à l’Université de l’Iowa puis à l’Université de Rochester de 1970 à sa mort. Issu de la gauche, dont il se détournera plus tard, Lasch est un penseur anticonformiste, surtout connu pour sa critique de la culture contemporaine et du progrès. Dans sa pensée, le progrès, entendu comme la promesse d’abondance et de croissance illimitée contenue dans le libéralisme moderne, a conduit l’individu à s’émanciper de tous les liens de dépendance communautaires, y compris familiaux. Lasch défend ainsi une forme de « populisme vertueux », qui remet sur le devant de la scène le sens des limites de la petite bourgeoisie et ce qui l’accompagne : conservatisme moral, recherche d’égalité, respect du travail bien fait, sens de l’honneur, du sacrifice et de l’honnêteté, etc.
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Plan de l’ouvrage
1. L’invasion de la société par le moi
2. La personnalité narcissique de notre temps
3. La réussite sociale, hier et aujourd’hui
4. Le théâtralisme de la politique et de l’existence quotidienne
5. Déclin de l’esprit sportif
6. Décadence du système éducatif
7. L’enfant et le travailleur
8. La fuite devant les sentiments : sociopsychologie de la guerre des sexes
9. L’avenir condamné : la peur de vieillir
10. Un paternalisme sans père
Synthèse de l’ouvrage
1. L’invasion de la société par le moi
Depuis le XXe siècle, le sens de “choses-en-train-de-finir” – conséquence de l’holocauste nazi, de la menace d’une annihilation nucléaire, de la raréfaction des ressources naturelles ou de la probabilité d’un désastre écologique – s’est largement répandu dans l’imagination populaire. Dans ce contexte, depuis les années 1960 plus spécialement, les individus se tournent vers des préoccupations purement personnelles, psychologiques. « N’ayant pas l’espoir d’améliorer leur vie de manière significative, les gens se sont convaincus que, ce qui comptait, c’était d’améliorer leur psychisme : sentir et vivre pleinement leurs émotions, se nourrir convenablement ». En conséquence, on répudie à la fois le passé et l’avenir pour se tourner vers l’instant présent, pour « vivre pour soi-même, et non pour ses ancêtres ou la postérité ». Notre époque est ainsi caractérisée par un déclin du sens historique, c’est-à-dire du « sens d’appartenir à une succession de générations qui, nées dans le passé, s’étendent vers le futur ».
La réaction face à ce phénomène est thérapeutique. On cherche à se soigner en s’intéressant à sa santé, physique ou psychique, en cherchant à se constituer une identité propre, etc. Cette attitude trouve paradoxalement sa source dans le processus de perte d’autonomie qui découle du développement de la société industrielle. Nous avons livré nos compétences techniques aux grandes entreprises, aux bureaucraties ; même la famille a été dépossédée d’un nombre important de ses fonctions, notamment celles concernant l’éducation des enfants qui est désormais l’apanage d’experts certifiés. Les anciennes traditions d’autonomie se sont atrophiées et, avec elles, notre capacité à conduire les affaires de notre quotidien, nous rendant ainsi dépendants de l’État, de la grande entreprise et d’autres bureaucraties. S’est alors développé un narcissisme moderne, dimension psychologique de cette dépendance : dans cette grande solitude à laquelle il est livré, l’individu ne trouve du réconfort qu’« en voyant son “moi grandiose” se refléter dans l’attention que lui porte autrui, ou en s’attachant à ceux qui irradient la célébrité, la puissance et le charisme ». Mais, lorsqu’il se rend compte qu’il devra probablement vivre sa vie sans jamais être reconnu, sans que les autres ne se rendent jamais compte de son existence, c’est « un coup dévastateur porté à son identité ».
Autrement dit, ce n’est pas par complaisance, mais par désespoir que les gens se tournent vers eux-mêmes. Dans ce nouveau contexte individualiste qui mène inévitablement à une « guerre de tous contre tous », les relations familiales, maritales, amicales se dissolvent et prennent une allure de combat, à mesure que la vie sociale devient plus brutale et barbare. Or, les thérapies nouvelles, face aux méfaits de la solitude et aux dérives narcissiques, valorisent ce combat en prônant l’« affirmation de soi » face aux autres. Ce faisant, elles masquent l’origine sociale des souffrances qu’elles traitent et finissent par intensifier la maladie qu’elles prétendent guérir.
2. La personnalité narcissique de notre temps
Les analyses récentes du narcissisme social attribuent généralement le phénomène à un culte de la sphère privée. Dans cette perspective, le narcissisme renverrait à une forme de “vanité” ou d’autoadmiration qui se présente comme un individualisme asocial. Mais, on se rend compte, en étudiant l’aspect proprement pathologique de ce type de désordre de la personnalité, que cette analyse rate la véritable mesure sociale du phénomène.
À partir des analyses psychologiques du phénomène narcissique, il est possible d’établir un rapport entre le type de la personnalité narcissique et « certains traits caractéristiques de la culture contemporaine, comme la peur intense de vieillir et de mourir, la fascination de la célébrité, la peur de la compétition », etc. En effet, l’analyse de la personnalité n’est pas sans lien avec l’environnement social. « Comme le disait Durkheim, la personnalité est l’individu socialisé », c’est-à-dire que la culture d’une société modèle la personnalité de l’individu (par exemple, dans la manière dont elle résout certaines crises que traverse l’enfant, à l’instar de la séparation d’avec la mère). En conséquence, pathologie et normalité forment un continuum, dans lequel la pathologie constitue simplement une version plus intense de la normalité. Dans cette perspective, l’attention grandissante accordée aux troubles du caractère narcissique, tant par les psychiatres que par les journalistes, laisse entrevoir un phénomène plus large, qui touche la société dans son ensemble, mais qui s’exprimerait plus fortement (et pathologiquement) chez certains individus.
Les études du narcissisme décrivent une personnalité immédiatement reconnaissable, caractérisée par une habileté à contrôler l’impression que l’on a sur autrui, une avidité à obtenir l’admiration des autres tout en méprisant ceux que l’on est parvenu à manipuler, un besoin insatiable d’aventures affectives susceptibles de remplir le vide intérieur et une peur de la vieillesse et de la mort. La manipulation est ainsi un des traits caractéristiques de Narcisse, ce qui lui assure un succès certain dans de nombreuses institutions bureaucratiques. « Celles-ci encouragent la manipulation des relations interpersonnelles, découragent la formation de liens personnels profonds, et fournissent en même temps à Narcisse l’approbation dont il a besoin pour se rassurer lui-même ». Le nouveau chef d’entreprise se présente ainsi comme un as de la manipulation qui ne cherche pas à construire un empire, mais seulement à exercer une certaine emprise sur son équipe – caractéristique typique d’une personnalité narcissique – et « qui ne s’intéresse aux évènements extérieurs que dans la mesure où ils reflètent sa propre image ». Mais la bureaucratie n’est pas le seul facteur social encourageant la prédominance de ce type de personnalité (on compte également le caractère spectaculaire, au sens dégagé par Guy Debord, de la culture ; l’apparition d’une idéologie thérapeutique qui encourage les individus à sans cesse s’examiner, etc.).
3. La réussite sociale, hier et aujourd’hui : du travail à la séduction
Les États-Unis sont nés de la volonté de s’émanciper des obstacles héréditaires pour créer les conditions d’une mobilité sociale ne dépendant que de l’initiative individuelle. Dans cette vision de l’existence, chaque homme ne doit sa réussite qu’à lui-même, à son zèle au travail, sa sobriété, sa modération et son autodiscipline. Dans ces conditions, le travail est sa propre récompense. Mais, « aujourd’hui, en notre époque d’effondrement de l’optimisme social, [ces] vertus protestantes n’excitent plus l’enthousiasme ». La destruction du sens historique, et l’indifférence à l’avenir qu’elle implique, nous incitent à jouir de l’instant présent, plutôt qu’à travailler pour construire le futur. Dès lors que « le but de l’existence, ici-bas, est devenu l’autopréservation et non plus le perfectionnement de soi », les habitudes de travail, les valeurs et la définition de ce qu’est le succès en ressortent profondément changées.
L’éthique du travail, avant d’atteindre ce stade de l’autopréservation, a connu plusieurs mutations. Originellement, c’était la figure de l’homme pieux défendue par les puritains, d’un homme travailleur, humble et économe, qui dominait. Puis, le Puritain a été remplacé par le Yankee, « une version sécularisée de l’éthique protestante » qui mettait l’accent sur la réalisation personnelle de l’individu dans le travail, par l’autodiscipline, la pratique et le perfectionnement de ses talents et de sa raison. Au XIXe siècle cependant, l’idéal de la réalisation personnelle dégénéra : la connaissance n’est plus considérée comme une vertu, mais comme une information qui permet de dominer le marché et la bonne opinion d’autrui n’est appréciée que dans la mesure où elle donne de l’influence à la personne qui en jouit. La réalisation de soi n’était plus une vertu, mais s’est dégradée en un culte de la “culture personnelle” ; « il s’agissait d’éduquer et de prendre soin de son corps et de son esprit, de développer son caractère et de nourrir son intellect par la lecture de “grands livres” ». Mais, même là, si l’éthique protestante était bien affaiblie, elle n’avait pas perdu complètement sa signification originelle : le travail était encore une récompense en soi, puisque l’on mesurait son succès en fonction d’un idéal abstrait de discipline et de renoncement personnel, non pas par rapport à celui des autres. C’est avec la bureaucratisation des carrières dans les grandes entreprises que la situation changea radicalement : la compétition s’imposa entre les travailleurs, y compris au sein de la direction, pour obtenir l’attention et l’approbation des supérieurs hiérarchiques, ce qui détruisit définitivement ce qui restait de la morale protestante. « La réussite apparut [alors] comme une fin en soi, la victoire sur des concurrents permettant seule d’assouvir la personnalité ».
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