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La Culture du narcissisme - Christopher Lasch

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  • La Culture du narcissisme - Christopher Lasch


    « Ce livre décrit une manière de vivre qui est en train de mourir – la culture de l’individualisme compétitif […] [qui], dans sa décadence, a poussé la logique de l’individualisme jusqu’à l’extrême de la guerre de tous contre tous, et la poursuite du bonheur jusqu’à l’impasse d’une obsession narcissique de l’individu par lui-même ». Voilà comment Christopher Lasch décrit lui-même son ouvrage maintenant fameux : La culture du narcissisme (1979).

    Se référant tant à la sociologie qu’à la psychologie, Lasch nous offre une réflexion riche sur la crise culturelle à laquelle nous a inévitablement conduits l’individualisme moderne.

    Ce qu’il faut retenir :

    Depuis les débuts de l’ère industrielle, les anciennes traditions d’autonomie se sont progressivement atrophiées, nous rendant ainsi dépendants de l’État, de la grande entreprise et d’autres bureaucraties pour conduire les affaires de notre quotidien. Dimension psychologique de cette dépendance, s’est alors développée une forme de narcissisme moderne.

    Le narcissisme pathologique est un type de désordre de la personnalité de plus en plus courant. Or, le développement d’une maladie psychologique n’est jamais sans lien avec l’environnement social : l’attention grandissante accordée aux troubles narcissiques révèle ainsi un phénomène plus large, qui touche la société dans son ensemble.

    Tous les aspects de notre vie sociale et politique sont concernés : le travail, la politique, l’école, la famille (et l’éducation des enfants), les relations amoureuses, le sport, etc.

    Biographie de l’auteur


    Christopher Lasch (1932-1994) est un intellectuel américain, historien de formation. Après avoir étudié l’histoire à Harvard et à l’Université Columbia, il devient professeur à l’Université de l’Iowa puis à l’Université de Rochester de 1970 à sa mort. Issu de la gauche, dont il se détournera plus tard, Lasch est un penseur anticonformiste, surtout connu pour sa critique de la culture contemporaine et du progrès. Dans sa pensée, le progrès, entendu comme la promesse d’abondance et de croissance illimitée contenue dans le libéralisme moderne, a conduit l’individu à s’émanciper de tous les liens de dépendance communautaires, y compris familiaux. Lasch défend ainsi une forme de « populisme vertueux », qui remet sur le devant de la scène le sens des limites de la petite bourgeoisie et ce qui l’accompagne : conservatisme moral, recherche d’égalité, respect du travail bien fait, sens de l’honneur, du sacrifice et de l’honnêteté, etc.

    Avertissement : Ce document est une synthèse de l’ouvrage de référence susvisé, réalisé par les équipes d’Élucid ; il a vocation à retranscrire les grandes idées de cet ouvrage et n’a pas pour finalité de reproduire son contenu. Pour approfondir vos connaissances sur ce sujet, nous vous invitons à acheter l’ouvrage de référence chez votre libraire. La couverture, les images, le titre et autres informations relatives à l’ouvrage de référence susvisé restent la propriété de son éditeur.

    Plan de l’ouvrage


    1. L’invasion de la société par le moi
    2. La personnalité narcissique de notre temps
    3. La réussite sociale, hier et aujourd’hui
    4. Le théâtralisme de la politique et de l’existence quotidienne
    5. Déclin de l’esprit sportif
    6. Décadence du système éducatif
    7. L’enfant et le travailleur
    8. La fuite devant les sentiments : sociopsychologie de la guerre des sexes
    9. L’avenir condamné : la peur de vieillir
    10. Un paternalisme sans père
    Synthèse de l’ouvrage

    1. L’invasion de la société par le moi


    Depuis le XXe siècle, le sens de “choses-en-train-de-finir” – conséquence de l’holocauste nazi, de la menace d’une annihilation nucléaire, de la raréfaction des ressources naturelles ou de la probabilité d’un désastre écologique – s’est largement répandu dans l’imagination populaire. Dans ce contexte, depuis les années 1960 plus spécialement, les individus se tournent vers des préoccupations purement personnelles, psychologiques. « N’ayant pas l’espoir d’améliorer leur vie de manière significative, les gens se sont convaincus que, ce qui comptait, c’était d’améliorer leur psychisme : sentir et vivre pleinement leurs émotions, se nourrir convenablement ». En conséquence, on répudie à la fois le passé et l’avenir pour se tourner vers l’instant présent, pour « vivre pour soi-même, et non pour ses ancêtres ou la postérité ». Notre époque est ainsi caractérisée par un déclin du sens historique, c’est-à-dire du « sens d’appartenir à une succession de générations qui, nées dans le passé, s’étendent vers le futur ».

    La réaction face à ce phénomène est thérapeutique. On cherche à se soigner en s’intéressant à sa santé, physique ou psychique, en cherchant à se constituer une identité propre, etc. Cette attitude trouve paradoxalement sa source dans le processus de perte d’autonomie qui découle du développement de la société industrielle. Nous avons livré nos compétences techniques aux grandes entreprises, aux bureaucraties ; même la famille a été dépossédée d’un nombre important de ses fonctions, notamment celles concernant l’éducation des enfants qui est désormais l’apanage d’experts certifiés. Les anciennes traditions d’autonomie se sont atrophiées et, avec elles, notre capacité à conduire les affaires de notre quotidien, nous rendant ainsi dépendants de l’État, de la grande entreprise et d’autres bureaucraties. S’est alors développé un narcissisme moderne, dimension psychologique de cette dépendance : dans cette grande solitude à laquelle il est livré, l’individu ne trouve du réconfort qu’« en voyant son “moi grandiose” se refléter dans l’attention que lui porte autrui, ou en s’attachant à ceux qui irradient la célébrité, la puissance et le charisme ». Mais, lorsqu’il se rend compte qu’il devra probablement vivre sa vie sans jamais être reconnu, sans que les autres ne se rendent jamais compte de son existence, c’est « un coup dévastateur porté à son identité ».

    Autrement dit, ce n’est pas par complaisance, mais par désespoir que les gens se tournent vers eux-mêmes. Dans ce nouveau contexte individualiste qui mène inévitablement à une « guerre de tous contre tous », les relations familiales, maritales, amicales se dissolvent et prennent une allure de combat, à mesure que la vie sociale devient plus brutale et barbare. Or, les thérapies nouvelles, face aux méfaits de la solitude et aux dérives narcissiques, valorisent ce combat en prônant l’« affirmation de soi » face aux autres. Ce faisant, elles masquent l’origine sociale des souffrances qu’elles traitent et finissent par intensifier la maladie qu’elles prétendent guérir.

    2. La personnalité narcissique de notre temps

    Les analyses récentes du narcissisme social attribuent généralement le phénomène à un culte de la sphère privée. Dans cette perspective, le narcissisme renverrait à une forme de “vanité” ou d’autoadmiration qui se présente comme un individualisme asocial. Mais, on se rend compte, en étudiant l’aspect proprement pathologique de ce type de désordre de la personnalité, que cette analyse rate la véritable mesure sociale du phénomène.

    À partir des analyses psychologiques du phénomène narcissique, il est possible d’établir un rapport entre le type de la personnalité narcissique et « certains traits caractéristiques de la culture contemporaine, comme la peur intense de vieillir et de mourir, la fascination de la célébrité, la peur de la compétition », etc. En effet, l’analyse de la personnalité n’est pas sans lien avec l’environnement social. « Comme le disait Durkheim, la personnalité est l’individu socialisé », c’est-à-dire que la culture d’une société modèle la personnalité de l’individu (par exemple, dans la manière dont elle résout certaines crises que traverse l’enfant, à l’instar de la séparation d’avec la mère). En conséquence, pathologie et normalité forment un continuum, dans lequel la pathologie constitue simplement une version plus intense de la normalité. Dans cette perspective, l’attention grandissante accordée aux troubles du caractère narcissique, tant par les psychiatres que par les journalistes, laisse entrevoir un phénomène plus large, qui touche la société dans son ensemble, mais qui s’exprimerait plus fortement (et pathologiquement) chez certains individus.

    Les études du narcissisme décrivent une personnalité immédiatement reconnaissable, caractérisée par une habileté à contrôler l’impression que l’on a sur autrui, une avidité à obtenir l’admiration des autres tout en méprisant ceux que l’on est parvenu à manipuler, un besoin insatiable d’aventures affectives susceptibles de remplir le vide intérieur et une peur de la vieillesse et de la mort. La manipulation est ainsi un des traits caractéristiques de Narcisse, ce qui lui assure un succès certain dans de nombreuses institutions bureaucratiques. « Celles-ci encouragent la manipulation des relations interpersonnelles, découragent la formation de liens personnels profonds, et fournissent en même temps à Narcisse l’approbation dont il a besoin pour se rassurer lui-même ». Le nouveau chef d’entreprise se présente ainsi comme un as de la manipulation qui ne cherche pas à construire un empire, mais seulement à exercer une certaine emprise sur son équipe – caractéristique typique d’une personnalité narcissique – et « qui ne s’intéresse aux évènements extérieurs que dans la mesure où ils reflètent sa propre image ». Mais la bureaucratie n’est pas le seul facteur social encourageant la prédominance de ce type de personnalité (on compte également le caractère spectaculaire, au sens dégagé par Guy Debord, de la culture ; l’apparition d’une idéologie thérapeutique qui encourage les individus à sans cesse s’examiner, etc.).

    3. La réussite sociale, hier et aujourd’hui : du travail à la séduction

    Les États-Unis sont nés de la volonté de s’émanciper des obstacles héréditaires pour créer les conditions d’une mobilité sociale ne dépendant que de l’initiative individuelle. Dans cette vision de l’existence, chaque homme ne doit sa réussite qu’à lui-même, à son zèle au travail, sa sobriété, sa modération et son autodiscipline. Dans ces conditions, le travail est sa propre récompense. Mais, « aujourd’hui, en notre époque d’effondrement de l’optimisme social, [ces] vertus protestantes n’excitent plus l’enthousiasme ». La destruction du sens historique, et l’indifférence à l’avenir qu’elle implique, nous incitent à jouir de l’instant présent, plutôt qu’à travailler pour construire le futur. Dès lors que «le but de l’existence, ici-bas, est devenu l’autopréservation et non plus le perfectionnement de soi », les habitudes de travail, les valeurs et la définition de ce qu’est le succès en ressortent profondément changées.

    L’éthique du travail, avant d’atteindre ce stade de l’autopréservation, a connu plusieurs mutations. Originellement, c’était la figure de l’homme pieux défendue par les puritains, d’un homme travailleur, humble et économe, qui dominait. Puis, le Puritain a été remplacé par le Yankee, « une version sécularisée de l’éthique protestante » qui mettait l’accent sur la réalisation personnelle de l’individu dans le travail, par l’autodiscipline, la pratique et le perfectionnement de ses talents et de sa raison. Au XIXe siècle cependant, l’idéal de la réalisation personnelle dégénéra : la connaissance n’est plus considérée comme une vertu, mais comme une information qui permet de dominer le marché et la bonne opinion d’autrui n’est appréciée que dans la mesure où elle donne de l’influence à la personne qui en jouit. La réalisation de soi n’était plus une vertu, mais s’est dégradée en un culte de la “culture personnelle” ; « il s’agissait d’éduquer et de prendre soin de son corps et de son esprit, de développer son caractère et de nourrir son intellect par la lecture de “grands livres” ». Mais, même là, si l’éthique protestante était bien affaiblie, elle n’avait pas perdu complètement sa signification originelle : le travail était encore une récompense en soi, puisque l’on mesurait son succès en fonction d’un idéal abstrait de discipline et de renoncement personnel, non pas par rapport à celui des autres. C’est avec la bureaucratisation des carrières dans les grandes entreprises que la situation changea radicalement : la compétition s’imposa entre les travailleurs, y compris au sein de la direction, pour obtenir l’attention et l’approbation des supérieurs hiérarchiques, ce qui détruisit définitivement ce qui restait de la morale protestante. « La réussite apparut [alors] comme une fin en soi, la victoire sur des concurrents permettant seule d’assouvir la personnalité ».
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

  • #2
    Dans ces conditions, le succès ne dépend plus de la qualité du travail ou de la réputation de l’employé, établis sur des critères objectifs, mais d’images séductrices. Les hommes ne mesurant leurs accomplissements qu’en les comparant à ceux d’autrui, l’accomplissement est vidé de sa substance et l’apparence devient essentielle. « Aujourd’hui, les hommes recherchent l’approbation non de leurs actions, mais de leurs attributs personnels. » La réussite ne tient plus à l’accomplissement de faits remarquables, mais seulement à la célébrité, « récompense accordée à ceux qui projettent une image plaisante ou haute en couleur, ou qui sont parvenus à attirer l’attention sur eux ».


    4. La banalité de la pseudo-connaissance de soi : le théâtralisme de la politique et de l’existence quotidienne

    La consommation a aujourd’hui une place prépondérante dans notre quotidien. Cela n’a pas toujours été le cas. Originellement, les capitalistes considéraient le travailleur uniquement comme producteur et se souciaient peu de ce qu’il pouvait faire lorsqu’il n’était pas à l’usine. Mais, rapidement, s’est imposée l’idée selon laquelle « une économie fondée sur la production de masse réclamait non seulement l’organisation de cette production, mais aussi l’orchestration de la consommation et du loisir ». De simple producteur, le travailleur est alors également devenu consommateur.

    La publicité fut l’outil de ce projet, donnant naissance à «une société dominée par les apparences : la société du spectacle ». D’une situation où l’« être » était subordonné à la possession de biens, nous sommes entrés dans une période où seule compte l’apparence, où la valeur d’échange d’une marchandise dépend du degré de prestige qu’elle confère. Le rôle de la publicité s’est ainsi transformé : il ne s’agit plus d’attirer l’attention sur un produit matériel et de vanter ses avantages, mais de fabriquer un autre type produit  : «le consommateur, être perpétuellement insatisfait, agité, anxieux et blasé », qui achètera alors les biens matériels. Le fabricant moderne s’efforce ainsi d’« éduquer » les masses à la culture de consommation, en entretenant un appétit insatiable pour de nouveaux produits, pour des expériences inédites ou des accomplissements personnels originaux. Les capitalistes présentent ainsi la consommation comme un remède universel aux maux engendrés par eux-mêmes (solitude, fatigue, ennui, etc.).

    « Votre travail est ennuyeux et sans signification ? Il vous donne un sentiment de fatigue et de futilité ? Votre existence est vide ? Consommez donc, cela comblera ce vide douloureux. » Voilà le discours dominant.
    La publicité devient ainsi une véritable propagande, c’est-à-dire une entreprise de manipulation par les moyens de communication de masse. Cette propagande toutefois n’utilise pas des contre-vérités manifestes. Aujourd’hui, on ne raisonne plus selon les catégories du “vrai” et du “faux” ; ce n’est plus la “vérité” qui importe, mais la “crédibilité”. Ainsi, pour donner une apparence crédible à une situation, la publicité fait appel aux émotions, mais aussi à une certaine rationalité en se donnant l’air de s’en tenir aux “faits”. En somme, les faits avancés ne sont pas faux, mais le discours est « délibérément obscur et inintelligible – qualités propres à séduire un public qui se sent d’autant mieux renseigné que ses idées s’embrouillent ».

    On a de cette manière substituer aux évènements des pseudoévènements. La politique s’est alors trouvée profondément modifiée et se présente désormais, elle aussi, comme un spectacle. L’atmosphère d’irréalité s’est insinuée partout et a fini par brouiller l’esprit des dirigeants eux-mêmes. Ainsi, qu’ils soient candidats en campagne ou dirigeant au pouvoir, la seule préoccupation des hommes politiques est de vendre leurs qualités et leur personne, au détriment de la détermination d’une véritable politique. La guerre du Vietnam constitue un parfait exemple : elle fut conduite sans véritable appréciation de l’importance stratégique de ce pays et de sa situation politique, avec pour seul objectif le prestige et la crédibilité des dirigeants américains.

    Cet éloignement de la réalité a également un impact sur l’existence quotidienne, en donnant une importance considérable à la conscience de soi : « tous, tant que nous sommes, acteurs et spectateurs, vivons entourés de miroirs » et nos vies sont de plus en plus dirigées par le souci des apparences, caractéristique typiquement narcissique.

    5. Déclin de l’esprit sportif

    Il existe de nombreuses activités auxquelles les hommes se livrent « pour tenter de se libérer de la vie quotidienne » et parmi elles, le jeu, y compris le jeu sportif, offre «la forme la plus pure de l’évasion ». Il permet de recréer les conditions du quotidien, en mettant en place des règles et des obstacles, mais sans devoir faire face aux conséquences de la vie réelle. Le jeu est certes, inutile, mais c’est ce caractère futile qui lui donne son charme : il donne au joueur l’opportunité de se surpasser, mais en l’absence de tout autre objectif utilitaire ou moral. Cette fonction s’exprime dans le jeu « pur », mais aussi au quotidien, dans nos activités (travail, etc.).

    Cependant, dans notre société industrielle, depuis que le travail n’offre plus de défis intellectuels ou physiques attrayants, le jeu sert uniquement d’échappatoire. En effet, les conditions des grandes organisations bureaucratiques ou des usines modernes ont rendu le travail impersonnel et complètement abstrait, effaçant presque entièrement la dimension de jeu que pouvait contenir autrefois notre quotidien. L’élément ludique de toutes les formes culturelles (de la religion, du droit, de la guerre et du travail productif) a disparu, ce qui donne au jeu pur une importance sans précédent. Certaines critiques considèrent ainsi que le jeu serait devenu bien trop sérieux et ont remis question la dimension spectaculaire du jeu et son caractère compétitif.

    Mais, ce n’est pas parce qu’on le prend trop au sérieux que le sport se dégrade ; c’est parce qu’on le banalise. «Ce qui corrompt le jeu ou le sport, c’est la désintégration des conventions qui s’y rapporte ». Le sport a une fonction importante : il permet de s’extraire de la réalité tout en se présentant comme une représentation de cette réalité. Comme sur une scène de théâtre, chaque participant endosse un rôle et peut s’exprimer dans une réalité seulement illusoire. Mais à cette fin, il doit respecter des conventions, des rituels. Dès lors que ces activités perdent cette caractéristique, «elles s’avilissent “en récréation banale et en sensationnalisme primaire” ». Les promoteurs, en encourageant la violence ou le spectaculaire dans le jeu pour attirer des spectateurs, ou les joueurs, en voulant être considérés seulement comme des gens qui distraient le public (en particulier pour justifier leurs salaires considérables), refusent d’appliquer ses conventions et, par-là, nient le sérieux du sport. Or, «briser les règles, c’est briser l’enchantement ».

    6. Décadence du système éducatif

    La démocratisation de l’enseignement, qui devait permettre au peuple de mieux comprendre la société et réduire les écarts entre riches et pauvres, n’a pas porté ses fruits. « En revanche, elle a contribué au déclin de la pensée critique et à l’abaissement des niveaux intellectuels ». Dans notre société moderne, ce déclin n’est pas surprenant : l’école sert principalement à former les gens à travailler. Or, la plupart des professions n’exigent plus un haut niveau de compétence technique ou intellectuelle, ce qui a eu inévitablement des répercussions sur le système d’éducation. En outre, l’aspect routinier et l’absence de créativité dans les métiers ont rendu inutile de développer, chez les futurs travailleurs, un esprit d’initiative ou d’entreprise, ou le désir psychologique de réussir. Dans ces nouvelles conditions sociales, « la société industrielle ne repose plus sur une population conditionnée à désirer la réussite », mais plutôt sur «un peuple abruti, résigné à effectuer un travail sans intérêt et de mauvaise qualité, et disposé à ne chercher satisfaction que dans les heures consacrées au loisir ».

    Le système d’éducation américain était d’abord envisagé comme un moyen de donner accès à la culture, notamment aux populations immigrées venues d’Europe. Mais, cet objectif démocratique fut rapidement remplacé par le souci de faire de l’éducation une forme de contrôle social. L’évolution fut progressive, mais la rupture apparaît nettement, entre le XIXe et le XXe siècle, lorsqu’«une seconde forme d’éducation à vocation industrielle, beaucoup plus grossière » apparut. Ses défenseurs, qui prônaient une scolarité plus “efficace”, ont imposé des enseignements traitant de “la construction et de la gestion du foyer”, de la santé, et d’autres sujets extrascolaires, tout cela, au détriment de l’apprentissage des langues, du grec, du latin, de la grammaire, de l’histoire ou de la rhétorique. En d’autres termes, on enseignait à l’école ce que l’on apprenait autrefois à la maison, en famille. « Cette orientation se traduisait, dans les faits, par une recherche incessante de programmes d’études ne demandant pas beaucoup d’efforts ».

    La dilution de l’enseignement que l’on constatait dans les écoles publiques s’est reproduite à un plus haut niveau, à l’université. L’université américaine est le résultat d’un compromis entre les représentants de la recherche, des services sociaux et de la culture libérale, qui généra un système d’“unités libres”, dans lequel les étudiants choisissaient à la carte les propositions de ces différentes positions. Or, en combinant des études hautement spécialisées, des professions libérales et de la culture générale, l’université manquait d’unité pédagogique. En conséquence, l’orientation de l’université fut laissée à l’administration, qui devint «le seul instrument capable de formuler la politique de l’université dans son ensemble ». Mais, cette bureaucratie n’ayant pas d’autre objectif que l’organisation administrative, les différents groupes qui la composaient « jouissaient du droit de faire à peu près ce qu’ils voulaient, à condition de ne pas gêner la liberté des autres, et de ne pas demander à l’université dans son ensemble de donner une explication cohérente de sa propre existence ».

    Cet équilibre précaire fut remis en question dans les années 1960 par la rébellion étudiante, qui se présentait comme « une tentative de redonner aux professeurs et aux étudiants le contrôle des grandes orientations politiques de l’université ». Mais, cette revendication étudiante était entachée par un anti-intellectualisme virulent qui finit par corrompre le mouvement. « C’est ainsi que l’abolition des notes, demandée au nom du principe de haute pédagogie, reflétait un désir de moins travailler et d’éviter un jugement sur la qualité du travail accompli ». En résumé, tant l’organisation bureaucratique que sa critique se révèlent toutes deux d’une hostilité sous-jacente au principe même de l’éducation, qui favorise «une incapacité à s’intéresser à quoi que ce soit au-delà de l’expérience immédiate ».
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

    Commentaire


    • #3


      7. L’enfant et le travailleur : de l’autorité traditionnelle au contrôle thérapeutique


      Avec l’avènement de la société industrielle, tous les éléments de la production, y compris la reproduction de la force de travail elle-même, ont été transférés à la bureaucratie. Ainsi, « l’industrie de la publicité, les mass medias, les services d’aide sociale et de santé et autres institutions d’éducation de masse se sont peu à peu emparés d’un grand nombre des fonctions de socialisation exercées traditionnellement par la famille ». En ce qui concerne l’éducation des enfants, on considéra ainsi que cette dernière n’était plus capable de faire face à ses obligations. Médecins, psychiatres ou autres experts en “développement de l’enfant” devinrent seuls compétents en la matière.

      On jugea d’abord que la famille, qui était supposée encourager les préjugés et la formation d’une mentalité étroite et égoïste, n’était plus le lieu privilégié de l’éducation. Cette idée justifia toute sorte d’intrusions par l’État au sein de la famille. Les tribunaux juvéniles constituent à cet égard un exemple frappant : conformément à cette nouvelle conception thérapeutique de l’État, on donna aux juges le pouvoir de retirer les enfants de leur foyer si ceux-ci étaient “inappropriés” ou d’envahir la résidence du délinquant pour s’assurer que les termes de probation n’étaient pas transgressés. Les jeunes délinquants n’étaient plus traités en criminels, mais en victimes d’un environnement nocif et le juge, à l’instar d’un médecin qui réalise un diagnostic, cherchait ainsi à connaître tous les détails de la vie de l’enfant. «Ce système étendait, en fait, les pouvoirs de l’État dans chaque recoin de la société, sous couvert du désir “d’aider et de secourir” ».

      L’ingérence étatique excessive finit toutefois par être critiquée et, plutôt que d’éduquer les enfants à la place des parents, les experts s’appliquèrent à « éduquer les parents » pour “améliorer” la qualité des soins qu’ils donnaient à leurs enfants. Les conseils prodigués évoluèrent dans diverses directions. On considéra d’abord l’instinct maternel comme un danger, qui engendrait une “surprotection maternelle”. Puis, une attitude “permissive” fut encouragée : l’amour des parents n’était plus un danger, mais un devoir ; « tout était orienté pour que les “besoins de l’enfant” fussent satisfaits ». Cependant, les experts réalisèrent que ces conseils minaient la confiance des parents en leurs propres capacités. Accusant l’ancienne vision d’être dogmatique, ils construisirent pourtant leurs propres dogmes. Leurs critiques se tournaient en effet, non pas vers les dérives expansionnistes de la psychiatrie moderne, mais vers « une mauvaise application de cette discipline par des praticiens irresponsables ». Ainsi, tout en insistant auprès des parents pour que ces derniers s’appuient sur leurs propres ressources, ils continuaient de leur donner de nombreux avertissements concernant le mal qu’ils peuvent infliger à leurs enfants. Cette critique de l’attitude permissive dériva en un véritable culte de l’authenticité : on encourageait les parents à faire confiance à leurs propres sentiments, mais aussi à être à l’écoute de ceux de leurs enfants – puisque tous les sentiments sont légitimes. Mais, derrière ces différentes évolutions, ce que l’on observe, c’est une dépossession de la famille de ses fonctions d’éducation. Même lorsqu’il se déguise sous le jargon d’une libération affective, cette attitude des experts conduit à détruire définitivement le rôle de guide des parents.

      Le transfert de fonctions, de la famille vers des autorités externes, a d’ores et déjà eu des conséquences irréversibles, notamment psychologiques. L’autorité parentale s’effondrant, le contenu du surmoi en est altéré. Plus précisément, en l’absence de discipline de la part de ses parents, l’enfant ne grandit pas sans surmoi, mais, au contraire, développe un surmoi sévère et punitif pour compenser le manque d’exigences parentales. « Il présente au moi un idéal démesuré de la réussite et de la renommée, et il le condamne avec une extrême férocité si celui-ci ne parvient pas à l’atteindre ».

      8. La fuite devant les sentiments : sociopsychologie de la guerre des sexes


      Les mêmes phénomènes qui ont érodé les liens entre parents et enfants atteignent également les relations de couple entre hommes et femmes – en témoigne le nombre croissant de divorces. Conséquence de la libération sexuelle, s’est développée l’idée d’une « sexualité non sublimée », c’est-à-dire une sexualité qui n’a d’autre but qu’elle-même. Une telle sexualité, qui existe “en soi”, est détachée des relations “amoureuse”, rendant ainsi impossible toute référence à l’avenir et tout espoir d’une relation durable. « Les liaisons, y compris le mariage, qui n’ont pour toute justification que la sexualité, peuvent être interrompues à volonté ».

      Les relations entre hommes et femmes se fragilisent et, plus encore, s’antagonisent. En effet, avec le mouvement féministe, la femme a pris conscience de sa condition, mais cette prise de conscience s’est traduite en une hostilité vis-à-vis des hommes. Déçues par les rapports érotiques, qui ont pris une importance sans précédent, et ayant conscience d’être opprimées, les femmes perçoivent le mariage comme une prison et les hommes, comme des brutes. « Théoriquement, les féministes pourraient dépasser le stade actuel de récrimination sexuelle en considérant les hommes simplement comme une classe ennemie, involontairement enrôlés dans la défense des privilèges masculins ». Mais, il est difficile pour elles d’envisager la chose avec un tel détachement intellectuel et, par conséquent, elles accusent les hommes d’être responsables personnellement de leur condition. Le féminisme « intensifie [ainsi] le problème auquel il apporte simultanément une solution ».

      Cette érosion des rapports entre hommes et femmes entraîne irrémédiablement une «fuite devant les sentiments ». Les désirs instinctuels, dangereux pour l’équilibre psychique lorsqu’ils sont laissés incontrôlés, ne sont plus régulés par des autorités externes. Or, les agents sociaux de la répression s’affaiblissant, leurs représentations internes dans le surmoi ont subi un déclin parallèle. Le surmoi dirige alors ces instincts agressifs contre le moi – phénomène typique du narcissisme. « Narcisse se sent [ainsi] rongé par ses propres appétits » et, pour faire face au besoin violent d’intimité, il refoule paradoxalement ces exigences « et ne demande qu’une relation désinvolte sans promesse de permanence d’aucun côté ».

      9. L’avenir condamné : la peur de vieillir


      Face à l’augmentation de personnes âgées dans la population, la question de la vieillesse se pose de façon accrue dans nos sociétés, mais elle s’est traduite par une certaine «répugnance à l’égard du processus de vieillissement qui semble de plus en plus courante dans la société industrielle avancée ».

      Cette répugnance trouve évidemment sa source dans la peur de mourir qui, dans une société privée de religion et sans intérêt pour la postérité, s’est intensifiée. Cependant, cette explication ne rend pas compte du phénomène dans son ensemble. La panique liée à la mort se manifeste très tôt au cours de la vie alors que la vieillesse est encore loin, de manière irrationnelle. Nous n’appréhendons pas que la mort, mais la vieillesse en tant que telle. Le problème du grand âge est avant tout psychologique. En effet, « cette peur irrationnelle de la vieillesse et de la mort est intimement mêlée à l’émergence de la personnalité narcissique». Non seulement le Narcisse moderne compte sur sa beauté et son charme – atouts qui s’estompent avec les années –, mais la postérité ne l’intéresse pas. Il n’a donc pas «le souci de fournir à la jeune génération les moyens de continuer l’œuvre de la précédente » ce qui permet, dans d’autres sociétés, de nous réconcilier avec notre propre disparition. Or, ce souci de la postérité permet de nous réconcilier avec notre propre disparition, mais aussi de mettre en avant la réelle valeur de la vieillesse. Avec l’âge vient la sagesse, des expériences et connaissances que l’on accumule au cours d’une vie. Or, cette sagesse n’a d’intérêt que si elle est transmise aux générations futures, pour les aider à faire face à l’avenir. Cependant, dans une société victime du narcissisme, ce lien intergénérationnel est inexistant, voire violemment rejeté : « on considère comme allant de soi que les enfants apprendront vite à considérer vieillottes et démodées les idées de leurs parents, et les parents eux-mêmes ont tendance à accepter la définition par la société de leur propre inutilité ». L’attitude “optimiste” et thérapeutique que l’on adopte aujourd’hui face à la vieillesse ne témoigne ainsi que de la volonté de mettre hors circuit les personnes âgées, cela «sans qu’ils fassent d’histoires ».

      10. Un paternalisme sans père


      On voit aujourd’hui une « nouvelle forme de paternalisme » qui, rompant avec le type d’hégémonie monarchique et ecclésiastique caractérisé par des liens d’assujettissement personnels, a créé un type de dépendance thérapeutique. Le contrôle social s’exerce ainsi sur d’autres modes « qui permettent de traiter le déviant en malade et de remplacer la punition par la réhabilitation médicale ». En conséquence, s’est imposée une nouvelle classe dirigeante directoriale, composée d’administratifs, de bureaucrates, de techniciens, d’experts, etc.

      Cette élite, et la nouvelle culture thérapeutique qu’elle promeut, se distingue nettement d’une élite plus ancienne, de gros propriétaires, héritiers d’une culture bourgeoise mourante. Cette différence apparaît le plus clairement dans la façon dont sont élevés les enfants : tandis que la confusion règne au sujet des valeurs que souhaitent transmettre les parents de cette nouvelle élite, « les familles dont la richesse est plus ancienne ont des idées bien arrêtées sur la manière d’élever les enfants ». On exige d’eux qu’ils aient conscience de l’inégalité entre les classes sociales, tout en acceptant qu’elle est inévitable. Ils ont ainsi pour devoir, en tant que membres de leur classe, de s’atteler aux affaires sérieuses de l’existence : études, carrière, leçons de musique, soirées dansantes et toute sorte d’activités qui constituent un ensemble de pratiques héritées de leurs parents. En somme, « ce que [leurs parents leur] donne de plus précieux est un sens de la continuité d’une génération à l’autre ». Dans la nouvelle élite directoriale, qui prend progressivement la place de la haute bourgeoisie propriétaire, ce sens de la continuité a presque disparu. Tandis que les richesses transmises par cette ancienne élite s’accompagnaient nécessairement de devoirs et de responsabilités liés à la possession de telles propriétés, l’héritage que les nouveaux parents laissent à leurs enfants se réduit à de l’argent.

      Remplaçant les anciens assujettissements du paysan à son seigneur, de l’apprenti à son maître, de la femme à son mari, ce nouveau fonctionnement a produit les nouveaux types de dépendance que nous avons décrits tout au long de l’ouvrage : « assujettissement de l’individu à l’organisation, du citoyen à l’État, du travailleur au directeur, et du parent aux “professions de l’assistance” ». Cette nouvelle forme de sujétion à la bureaucratie produit le narcissisme, comme une défense contre les sentiments de dépendance impuissante. La société moderne, en favorisant ainsi le développement de modes narcissiques, rend de plus en plus difficile pour l’individu d’accepter les limites inévitables de leur liberté et de leur pouvoir personnels, limites inhérentes à la condition humaine. Pour faire face à cette frustration, le Narcisse moderne refuse de se donner des objectifs accessibles et rêve de grandeur, se concentrant sur des ambitions censées lui procurer une gratification totale. Ainsi, «non content d’encourager les rêves grandioses d’omnipotence, le nouveau paternalisme étouffe les fantasmes les plus modestes et affaiblit l’aptitude de l’individu à se laisser aller à croire ».
      وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

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