Une analyse censurée par les médias européens
À en croire les discours dominants, la politique étrangère occidentale consisterait à exporter la démocratie libérale et le droit dans le reste du monde. Or les rapports entre puissances obéissent moins aux idéaux qu’à des considérations stratégiques, explique John Mearsheimer, théoricien majeur du réalisme dans les relations internationales.
Nicky Nodjoumi. — « Everything Was/Is Wide Open » (Tout était/est grand ouvert), 2015
© Nicky Nodjoumi
Il y a trente ans, nombre d’experts occidentaux assuraient que l’histoire avait pris fin et que l’affrontement entre grandes puissances relevait du passé. Cette illusion a mal résisté à l’épreuve du temps. Aujourd’hui, deux des conflits opposant des grandes puissances menacent de dégénérer en guerre ouverte : les États-Unis contre la Russie en Europe de l’Est à propos de l’Ukraine, les États-Unis contre la Chine en Asie orientale à propos de Taïwan.
Les changements intervenus dans la politique internationale ces dernières années ont marqué une dégradation de la position de l’Occident. Que s’est-il passé ? Où va-t-on ? Répondre à ces questions réclame une théorie des relations internationales qui donne du sens à un monde chaotique et incertain, un cadre général permettant d’expliquer pourquoi les États agissent comme ils le font.
La théorie dite du « réalisme » constitue le meilleur outil disponible pour comprendre la politique internationale. Quels sont ses postulats ? Les États coexistent dans un monde dépourvu d’une autorité suprême capable de les protéger les uns des autres. Cette situation les contraint à prêter attention à l’évolution des rapports de forces, car la moindre faiblesse peut les rendre vulnérables. Être en concurrence sur l’échiquier des pouvoirs ne les empêche pas cependant de coopérer lorsque leurs intérêts sont compatibles. Toutefois, de manière générale, les relations entre États — et plus particulièrement entre grandes puissances — sont fondamentalement assujetties au principe de compétition. Dans la théorie du réalisme, la guerre représente un instrument de gouvernance parmi d’autres, auquel les États recourent pour consolider leur position stratégique. Ainsi s’explique la fameuse formule de Carl von Clausewitz sur la guerre, « simple continuation de la politique par d’autres moyens ».
Le réalisme n’a pas bonne presse en Occident, où la guerre est généralement perçue comme un ultime recours justifiable seulement en cas de légitime défense ; ce qui correspond aussi à la Charte des Nations unies. La théorie réaliste suscite d’autant plus la réprobation qu’elle se fonde sur un axiome pessimiste : l’idée que la compétition entre grandes puissances constitue un fait intangible, une loi de l’existence immanquablement vouée à enfanter des tragédies. Autant dire que tous les États — démocratiques ou autoritaires — obéissent à la même logique. En Occident, le point de vue dominant consiste plutôt à indexer la propension à la compétition sur la nature du régime. Les démocraties libérales seraient par nature enclines à maintenir la paix, tandis que les régimes autoritaires seraient les principaux fauteurs de guerres.
On ne doit donc pas être surpris que la théorie libérale, conçue en opposition au réalisme, ait les faveurs de l’Occident. Pourtant, il est difficilement contestable que les États-Unis ont presque toujours agi sous les diktats du réalisme, quitte à enrober leurs actions dans une rhétorique plus morale. Tout au long de la guerre froide, ils n’ont eu de cesse de soutenir des autocrates sans scrupule, comme Tchang Kaï-chek en Chine, Mohammad Reza Pahlavi en Iran, Rhee Syngman en Corée du Sud, Mobutu Sese Seko au Zaïre, Anastasio Somoza au Nicaragua ou Augusto Pinochet au Chili, pour ne prendre que ces exemples.
Cette politique connut toutefois une notable parenthèse : celle du « moment unipolaire » de 1991 à 2017, lorsque les gouvernements américains, démocrates comme républicains, renoncèrent au réalisme géopolitique pour tenter d’imposer un ordre planétaire fondé sur les valeurs de la démocratie libérale — État de droit, économie de marché et droits humains, sous la bienveillante autorité de Washington. Cette stratégie de l’« hégémonie libérale » essuya un cuisant échec, et joua un rôle non négligeable dans l’émergence du monde tourmenté que nous connaissons. Si en 1989, à l’issue de la guerre froide, les gouvernants américains avaient choisi une politique étrangère réaliste, notre planète serait sans doute un lieu considérablement moins dangereux aujourd’hui.
Le réalisme peut se décliner de plusieurs façons. Selon la théorie dite « classique », énoncée par le juriste américain Hans Morgenthau, le désir de pouvoir est inhérent à la nature humaine. Les dirigeants, disait-il, sont mus par un animus dominandi, une pulsion innée qui les pousse à dominer leur prochain. Chacun peut se faire sa propre théorie à ce sujet. Dans la mienne, la force motrice de la compétition entre États se situe avant tout dans la structure ou l’architecture même du système international. C’est celle-ci qui motive les États — et plus encore les grandes puissances — à se livrer une compétition féroce. Ils sont, à cet égard, prisonniers d’une cage de fer.
Même les superpuissances seraient menacées
Avant toute chose, il faut rappeler que les grandes puissances opèrent au sein d’un système où n’existe aucun protecteur vers lequel se tourner en cas de menace de la part d’un État rival. Chacun doit donc prendre soin de lui-même dans un monde régi par l’autodéfense. Cette contrainte est rendue plus pesante encore par deux autres aspects du système international. Toutes les grandes puissances détiennent d’énormes capacités militaires offensives, même si certaines en possèdent plus que d’autres, ce qui signifie qu’elles peuvent causer des dommages considérables à un État donné. Il est par ailleurs difficile, sinon impossible, de s’assurer qu’elles poursuivent des intentions pacifiques, dans la mesure où les intentions, contrairement aux capacités militaires, se nichent dans l’esprit des dirigeants et ne sont jamais pleinement déchiffrables. Anticiper ce que fera tel ou tel État un jour futur se révèle plus hasardeux encore, car nul ne peut prédire quels en seront les responsables, ni quelles seront ses intentions si les circonstances changent.
Des États qui opèrent dans un univers où ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes et risquent de faire face à un rival puissant et hostile vont nécessairement avoir peur les uns des autres, même si l’intensité de leur peur varie selon les cas. Dans un monde aussi périlleux, la meilleure manière de survivre pour un État rationnel consiste à s’assurer qu’il n’est pas faible. L’expérience de la Chine durant son « siècle d’humiliation nationale » de 1839 à 1949 a démontré que les États plus puissants ont tendance à profiter de la faiblesse des autres. Sur la scène internationale, mieux vaut être Godzilla que Bambi.
L’Union européenne paraît faire exception à la règle, mais seulement en apparence. Elle est née sous la protection du parapluie américain, qui a rendu impossible un conflit militaire entre États membres, les libérant ainsi de la crainte qu’ils s’inspiraient. Cette raison explique en partie que les dirigeants européens de tous bords redoutent de voir les États-Unis se détourner de leur continent afin de mieux se consacrer à l’Asie. La politique des grandes puissances se caractérise en somme par une implacable compétition sécuritaire puisque chaque État cherche non seulement à gagner en influence relative, mais aussi à éviter que la balance des pouvoirs ne penche en sa défaveur. Cet objectif, dit de l’« équilibrage » (balancing), peut être mis en œuvre soit par un accroissement de sa puissance, soit par une alliance avec d’autres États pareillement menacés. Dans un monde réaliste, le pouvoir d’un pays s’apprécie essentiellement à l’aune de ses capacités militaires, lesquelles dépendent d’une économie avancée et d’une population nombreuse.
Pour un État qui aspire à un rôle de grande puissance, la situation idéale consiste d’abord à être une puissance régionale, c’est-à-dire à dominer la partie du globe à laquelle il appartient, tout en s’assurant qu’aucune autre puissance, moyenne ou grande, ne lui dispute cette domination. Les États-Unis offrent une illustration parfaite de cette logique. Au cours des XVIIIe et XIXe siècles, ils se sont assidûment employés à asseoir leur hégémonie sur le continent américain. Lors du siècle qui a suivi, ils ont fait en sorte d’empêcher les empires germanique et japonais, puis l’Allemagne nazie et l’Union soviétique, de s’imposer comme seules puissances régionales en Asie et en Europe.
L’objectif premier de tout État est la survie, car si un État ne survit pas il ne peut poursuivre aucun autre but. La production de richesses ou la diffusion d’une idéologie peuvent lui sembler prioritaires, mais seulement à condition que ces objectifs n’entament pas ses chances de survie. De même, les grandes puissances peuvent coopérer si elles partagent des intérêts communs et que leur alliance n’affaiblit pas leurs positions respectives dans la balance des pouvoirs. Durant la guerre froide, par exemple, les États-Unis, l’Union soviétique et le Royaume-Uni ont coopéré en signant le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires(1968) alors même que les relations américano-soviétiques demeuraient intrinsèquement conflictuelles. Et, à la veille de la première guerre mondiale, les grandes puissances européennes étaient liées les unes aux autres par de puissants intérêts économiques tout en se livrant à une compétition sécuritaire acharnée, qui l’emporta finalement sur la coopération économique et les conduisit à la guerre. Les ententes entre grandes puissances se nouent toujours à l’ombre d’une rivalité relative à leur sécurité.
Les détracteurs de l’école réaliste en matière géopolitique lui reprochent souvent de dédaigner les institutions internationales, clé de voûte d’un ordre planétaire organisé par des règles. Mais les réalistes reconnaissent bien volontiers que celles-ci contribuent de manière cruciale à contenir la compétition sécuritaire dans un monde interdépendant — comme l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) et le pacte de Varsovie durant la guerre froide, ou comme l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et l’Organisation des Nations unies (ONU) aujourd’hui. Ils font cependant valoir que les règles de ces institutions internationales ou multilatérales sont définies par les grandes puissances en fonction de leurs propres intérêts, et qu’en aucune circonstance elles ne peuvent contraindre un État influent à entreprendre des actions qui menaceraient sa sécurité. Dans le cas contraire, il bafouera ces règles ou les réécrira en sa faveur.
La nature du régime importe peu
Cette logique contredit la croyance, largement partagée en Occident, selon laquelle les démocraties libérales se comporteraient différemment des États autoritaires. Lesquels, nous dit-on, mettent en péril l’ordre mondial fondé sur le droit et, plus généralement, constituent le seul obstacle véritable à la paix. Mais la politique internationale ne fonctionne pas ainsi. La nature du régime importe peu dans un monde régi par l’autodéfense où chaque État craint pour sa survie, ou en tout cas le prétend. Nation libérale par excellence, les États-Unis ont transgressé le droit international lorsqu’ils ont attaqué la Yougoslavie en 1999 et l’Irak en 2003, après avoir fomenté une guerre civile sanglante au Nicaragua durant les années 1980. Toutes les grandes puissances ignorent les scrupules lorsqu’elles estiment que leurs intérêts vitaux sont en jeu.
Certains experts font valoir que la « révolution nucléaire » aurait vidé le réalisme d’une grande partie de sa substance. L’arme atomique protégerait son détenteur contre toute destruction en dissuadant quiconque de s’en prendre à lui, ce qui supprimerait l’une des raisons d’être à la compétition pour le pouvoir. Les mêmes soutiennent que la crainte d’une escalade catastrophique suffirait à empêcher deux puissances nucléaires de se livrer à une guerre conventionnelle. Rien n’indique cependant que les nations concernées aient partagé un tel raisonnement. La compétition entre les Deux Grands a coûté à l’Union soviétique et aux États-Unis des milliards et des milliards de dollars au cours de la guerre froide, et il en va de même aujourd’hui avec la Chine, la Russie et les États-Unis. Ces États n’ont jamais cessé de se préparer à une guerre conventionnelle. Un conflit militaire entre grandes puissances paraît assurément moins probable dans un monde nucléarisé, mais reste néanmoins une menace tangible. Le réalisme n’a donc rien perdu de sa pertinence.
À en croire les discours dominants, la politique étrangère occidentale consisterait à exporter la démocratie libérale et le droit dans le reste du monde. Or les rapports entre puissances obéissent moins aux idéaux qu’à des considérations stratégiques, explique John Mearsheimer, théoricien majeur du réalisme dans les relations internationales.
Nicky Nodjoumi. — « Everything Was/Is Wide Open » (Tout était/est grand ouvert), 2015
© Nicky Nodjoumi
Il y a trente ans, nombre d’experts occidentaux assuraient que l’histoire avait pris fin et que l’affrontement entre grandes puissances relevait du passé. Cette illusion a mal résisté à l’épreuve du temps. Aujourd’hui, deux des conflits opposant des grandes puissances menacent de dégénérer en guerre ouverte : les États-Unis contre la Russie en Europe de l’Est à propos de l’Ukraine, les États-Unis contre la Chine en Asie orientale à propos de Taïwan.
Les changements intervenus dans la politique internationale ces dernières années ont marqué une dégradation de la position de l’Occident. Que s’est-il passé ? Où va-t-on ? Répondre à ces questions réclame une théorie des relations internationales qui donne du sens à un monde chaotique et incertain, un cadre général permettant d’expliquer pourquoi les États agissent comme ils le font.
La théorie dite du « réalisme » constitue le meilleur outil disponible pour comprendre la politique internationale. Quels sont ses postulats ? Les États coexistent dans un monde dépourvu d’une autorité suprême capable de les protéger les uns des autres. Cette situation les contraint à prêter attention à l’évolution des rapports de forces, car la moindre faiblesse peut les rendre vulnérables. Être en concurrence sur l’échiquier des pouvoirs ne les empêche pas cependant de coopérer lorsque leurs intérêts sont compatibles. Toutefois, de manière générale, les relations entre États — et plus particulièrement entre grandes puissances — sont fondamentalement assujetties au principe de compétition. Dans la théorie du réalisme, la guerre représente un instrument de gouvernance parmi d’autres, auquel les États recourent pour consolider leur position stratégique. Ainsi s’explique la fameuse formule de Carl von Clausewitz sur la guerre, « simple continuation de la politique par d’autres moyens ».
Le réalisme n’a pas bonne presse en Occident, où la guerre est généralement perçue comme un ultime recours justifiable seulement en cas de légitime défense ; ce qui correspond aussi à la Charte des Nations unies. La théorie réaliste suscite d’autant plus la réprobation qu’elle se fonde sur un axiome pessimiste : l’idée que la compétition entre grandes puissances constitue un fait intangible, une loi de l’existence immanquablement vouée à enfanter des tragédies. Autant dire que tous les États — démocratiques ou autoritaires — obéissent à la même logique. En Occident, le point de vue dominant consiste plutôt à indexer la propension à la compétition sur la nature du régime. Les démocraties libérales seraient par nature enclines à maintenir la paix, tandis que les régimes autoritaires seraient les principaux fauteurs de guerres.
On ne doit donc pas être surpris que la théorie libérale, conçue en opposition au réalisme, ait les faveurs de l’Occident. Pourtant, il est difficilement contestable que les États-Unis ont presque toujours agi sous les diktats du réalisme, quitte à enrober leurs actions dans une rhétorique plus morale. Tout au long de la guerre froide, ils n’ont eu de cesse de soutenir des autocrates sans scrupule, comme Tchang Kaï-chek en Chine, Mohammad Reza Pahlavi en Iran, Rhee Syngman en Corée du Sud, Mobutu Sese Seko au Zaïre, Anastasio Somoza au Nicaragua ou Augusto Pinochet au Chili, pour ne prendre que ces exemples.
Cette politique connut toutefois une notable parenthèse : celle du « moment unipolaire » de 1991 à 2017, lorsque les gouvernements américains, démocrates comme républicains, renoncèrent au réalisme géopolitique pour tenter d’imposer un ordre planétaire fondé sur les valeurs de la démocratie libérale — État de droit, économie de marché et droits humains, sous la bienveillante autorité de Washington. Cette stratégie de l’« hégémonie libérale » essuya un cuisant échec, et joua un rôle non négligeable dans l’émergence du monde tourmenté que nous connaissons. Si en 1989, à l’issue de la guerre froide, les gouvernants américains avaient choisi une politique étrangère réaliste, notre planète serait sans doute un lieu considérablement moins dangereux aujourd’hui.
Le réalisme peut se décliner de plusieurs façons. Selon la théorie dite « classique », énoncée par le juriste américain Hans Morgenthau, le désir de pouvoir est inhérent à la nature humaine. Les dirigeants, disait-il, sont mus par un animus dominandi, une pulsion innée qui les pousse à dominer leur prochain. Chacun peut se faire sa propre théorie à ce sujet. Dans la mienne, la force motrice de la compétition entre États se situe avant tout dans la structure ou l’architecture même du système international. C’est celle-ci qui motive les États — et plus encore les grandes puissances — à se livrer une compétition féroce. Ils sont, à cet égard, prisonniers d’une cage de fer.
Même les superpuissances seraient menacées
Avant toute chose, il faut rappeler que les grandes puissances opèrent au sein d’un système où n’existe aucun protecteur vers lequel se tourner en cas de menace de la part d’un État rival. Chacun doit donc prendre soin de lui-même dans un monde régi par l’autodéfense. Cette contrainte est rendue plus pesante encore par deux autres aspects du système international. Toutes les grandes puissances détiennent d’énormes capacités militaires offensives, même si certaines en possèdent plus que d’autres, ce qui signifie qu’elles peuvent causer des dommages considérables à un État donné. Il est par ailleurs difficile, sinon impossible, de s’assurer qu’elles poursuivent des intentions pacifiques, dans la mesure où les intentions, contrairement aux capacités militaires, se nichent dans l’esprit des dirigeants et ne sont jamais pleinement déchiffrables. Anticiper ce que fera tel ou tel État un jour futur se révèle plus hasardeux encore, car nul ne peut prédire quels en seront les responsables, ni quelles seront ses intentions si les circonstances changent.
Des États qui opèrent dans un univers où ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes et risquent de faire face à un rival puissant et hostile vont nécessairement avoir peur les uns des autres, même si l’intensité de leur peur varie selon les cas. Dans un monde aussi périlleux, la meilleure manière de survivre pour un État rationnel consiste à s’assurer qu’il n’est pas faible. L’expérience de la Chine durant son « siècle d’humiliation nationale » de 1839 à 1949 a démontré que les États plus puissants ont tendance à profiter de la faiblesse des autres. Sur la scène internationale, mieux vaut être Godzilla que Bambi.
L’Union européenne paraît faire exception à la règle, mais seulement en apparence. Elle est née sous la protection du parapluie américain, qui a rendu impossible un conflit militaire entre États membres, les libérant ainsi de la crainte qu’ils s’inspiraient. Cette raison explique en partie que les dirigeants européens de tous bords redoutent de voir les États-Unis se détourner de leur continent afin de mieux se consacrer à l’Asie. La politique des grandes puissances se caractérise en somme par une implacable compétition sécuritaire puisque chaque État cherche non seulement à gagner en influence relative, mais aussi à éviter que la balance des pouvoirs ne penche en sa défaveur. Cet objectif, dit de l’« équilibrage » (balancing), peut être mis en œuvre soit par un accroissement de sa puissance, soit par une alliance avec d’autres États pareillement menacés. Dans un monde réaliste, le pouvoir d’un pays s’apprécie essentiellement à l’aune de ses capacités militaires, lesquelles dépendent d’une économie avancée et d’une population nombreuse.
Pour un État qui aspire à un rôle de grande puissance, la situation idéale consiste d’abord à être une puissance régionale, c’est-à-dire à dominer la partie du globe à laquelle il appartient, tout en s’assurant qu’aucune autre puissance, moyenne ou grande, ne lui dispute cette domination. Les États-Unis offrent une illustration parfaite de cette logique. Au cours des XVIIIe et XIXe siècles, ils se sont assidûment employés à asseoir leur hégémonie sur le continent américain. Lors du siècle qui a suivi, ils ont fait en sorte d’empêcher les empires germanique et japonais, puis l’Allemagne nazie et l’Union soviétique, de s’imposer comme seules puissances régionales en Asie et en Europe.
L’objectif premier de tout État est la survie, car si un État ne survit pas il ne peut poursuivre aucun autre but. La production de richesses ou la diffusion d’une idéologie peuvent lui sembler prioritaires, mais seulement à condition que ces objectifs n’entament pas ses chances de survie. De même, les grandes puissances peuvent coopérer si elles partagent des intérêts communs et que leur alliance n’affaiblit pas leurs positions respectives dans la balance des pouvoirs. Durant la guerre froide, par exemple, les États-Unis, l’Union soviétique et le Royaume-Uni ont coopéré en signant le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires(1968) alors même que les relations américano-soviétiques demeuraient intrinsèquement conflictuelles. Et, à la veille de la première guerre mondiale, les grandes puissances européennes étaient liées les unes aux autres par de puissants intérêts économiques tout en se livrant à une compétition sécuritaire acharnée, qui l’emporta finalement sur la coopération économique et les conduisit à la guerre. Les ententes entre grandes puissances se nouent toujours à l’ombre d’une rivalité relative à leur sécurité.
Les détracteurs de l’école réaliste en matière géopolitique lui reprochent souvent de dédaigner les institutions internationales, clé de voûte d’un ordre planétaire organisé par des règles. Mais les réalistes reconnaissent bien volontiers que celles-ci contribuent de manière cruciale à contenir la compétition sécuritaire dans un monde interdépendant — comme l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) et le pacte de Varsovie durant la guerre froide, ou comme l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et l’Organisation des Nations unies (ONU) aujourd’hui. Ils font cependant valoir que les règles de ces institutions internationales ou multilatérales sont définies par les grandes puissances en fonction de leurs propres intérêts, et qu’en aucune circonstance elles ne peuvent contraindre un État influent à entreprendre des actions qui menaceraient sa sécurité. Dans le cas contraire, il bafouera ces règles ou les réécrira en sa faveur.
La nature du régime importe peu
Cette logique contredit la croyance, largement partagée en Occident, selon laquelle les démocraties libérales se comporteraient différemment des États autoritaires. Lesquels, nous dit-on, mettent en péril l’ordre mondial fondé sur le droit et, plus généralement, constituent le seul obstacle véritable à la paix. Mais la politique internationale ne fonctionne pas ainsi. La nature du régime importe peu dans un monde régi par l’autodéfense où chaque État craint pour sa survie, ou en tout cas le prétend. Nation libérale par excellence, les États-Unis ont transgressé le droit international lorsqu’ils ont attaqué la Yougoslavie en 1999 et l’Irak en 2003, après avoir fomenté une guerre civile sanglante au Nicaragua durant les années 1980. Toutes les grandes puissances ignorent les scrupules lorsqu’elles estiment que leurs intérêts vitaux sont en jeu.
Certains experts font valoir que la « révolution nucléaire » aurait vidé le réalisme d’une grande partie de sa substance. L’arme atomique protégerait son détenteur contre toute destruction en dissuadant quiconque de s’en prendre à lui, ce qui supprimerait l’une des raisons d’être à la compétition pour le pouvoir. Les mêmes soutiennent que la crainte d’une escalade catastrophique suffirait à empêcher deux puissances nucléaires de se livrer à une guerre conventionnelle. Rien n’indique cependant que les nations concernées aient partagé un tel raisonnement. La compétition entre les Deux Grands a coûté à l’Union soviétique et aux États-Unis des milliards et des milliards de dollars au cours de la guerre froide, et il en va de même aujourd’hui avec la Chine, la Russie et les États-Unis. Ces États n’ont jamais cessé de se préparer à une guerre conventionnelle. Un conflit militaire entre grandes puissances paraît assurément moins probable dans un monde nucléarisé, mais reste néanmoins une menace tangible. Le réalisme n’a donc rien perdu de sa pertinence.
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