« Le drame du Maroc, c’est de n’avoir pas eu affaire à un seul colonisateur, mais à deux : les Espagnols et les Français. » Ainsi s’exprimait le roi du Maroc Hassan II, le 26 août 1985, dans une longue et exceptionnele interview accordée à notre collaborateur Hamid Barrada (J.A. n° 1299, du 27 novembre 1985). Dans ce texte, que nous re-publions aujourd’hui à l’occasion des 35 ans de la Marche verte, le roi explique la position du royaume chérifien sur le « Sahara occidental ». Un document historique.
6 novembre 2010
C’est la première fois que le roi du Maroc s’entretient avec un journaliste marocain. La complaisance étant hors de propos, il ne restait qu’une familiarité commune avec l’affaire du Sahara qui s’est avérée particulièrement féconde, permettant d’aller au-delà des sentiers battus. L’entretien ne risquait-il pas toutefois de n’intéresser que les seuls initiés ? Le danger s’est trouvé écarté dans la mesure où le roi s’adressait précisément à un public profane et lointain. Ces déclarations ont été recueillies en effet pour figurer dans un film produit par l’Office national du film du Canada, qui doit s’insérer dans une série intitulée « Carnets du Maroc » du réalisateur Jacques Bensimon.
L’entretien s’est déroulé dans l’après-midi du lundi 26 août 1985 au palais de Skhirat, près de Rabat. Quelque deux heures avant le rendez-vous, l’équipe de l’ONF eut accès à l’immense salle du trône pour effectuer les préparatifs techniques. Un coin salon à droite paraissait mieux convenir à l’atmosphère décontractée, à la conversation à bâtons rompus qu’on souhaitait obtenir. A notre guise, nous procédâmes aux déplacements et déménagements devant les regards médusés des mokhazni (serviteurs du palais). Leur chef avait exigé qu’on se déchausse avant de pénétrer dans la salle du trône. Tel n’était pas l’avis de M. Abdelhaq Mrini, le directeur du protocole. S’ensuivit un docte échange entre les deux hommes dont nous n’avons pas attendu la conclusion — il faisait très chaud ! — pour obtempérer. La mise en scène achevée, quelqu’un a constaté que les deux interlocuteurs allaient fâcheusement bénéficier de deux fauteuils identiques, frappés de surcroît de l’écusson royal. On s’empressa de quérir un siège plus démocratique pour le journaliste.
Hassan II nous accueillit dans la cour couverte de tentures et donnant sur l’immensité de l’océan. En chemise rayée, pantalon rouille, sandales de toile, il « tomba » la veste assortie et nous demanda si son costume convenait : « C’est l’été, n’est- ce pas ? » Puis, sans plus tarder : « Allons-y ! » A l’intention de la cour, une vingtaine de dignitaires et de familiers, il lança sur un ton enjoué : « Vous pouvez assister à condition qu’on ne vous entende pas ! » Suivant le souverain, la cour s’ébranla pour s’asseoir des deux côtés d’une longue table installée à gauche. L’atmosphère n’était ni compassée ni solennelle. « Silence, on tourne ! » lança quelqu’un. Le roi taquina son conseiller, Ahmed Réda Guédira, qui toussait : « Tu fumes trop ! »
J’avais assisté à plusieurs conférences de presse de Hassan II. Mais rien ne remplace la perception débarrassée des aléas — et des parasites — de la distance. Entre le roi que j’avais devant moi et celui que j’imaginais, la disparité est astronomique. Il y aurait beaucoup à dire. On me permettra de m’en tenir à une chose. Ne serait-ce que parce qu’elle jure avec les contes et légendes qui circulent sur lui. Si Hassan II sacrifie à la tyrannie, c’est d’abord à celle qu’il exerce sans partage sur lui-même.
Visiblement, cet homme frêle et courtois s’assigne à chaque instant de gouverner son royaume intérieur pour être en mesure — pour mériter ? — de gouverner l’autre. Pour tout dire, le vingt et unième représentant de la dynastie alaouite tient davantage du sage chinois que du prince arabe.
En soulignant ces traits qui sautent aux yeux, le souci de la vérité n’est pas seul en cause. Il y va aussi, me semble-t-il, des causes profondes du conflit du Sahara, lesquelles ont une connotation psychologique certaine.
Les voisins qui sont censés se connaître s’affrontent et s’étripent, parce qu’ils tournent le dos à leurs vérités respectives. Or Hassan II n’hésite pas à dire que le président Chadli « aime les Marocains ».
Il le tient visiblement en haute estime et rien ne le fera démordre de cette opinion qui s’assimile à une option stratégique. A l’en croire, le roi n’a pas désespéré de trouver un terrain d’entente avec Chadli.
Deux révélations donnent cependant la mesure de sa propre marge de manœuvre. Il confie en termes camuséens qu’il avait décidé, au cas où la Marche verte eût échoué, d’abdiquer. En second lieu, il lève le voile sur la parade du Maroc à la stratégie d’usure élaborée par l’adversaire. La guerre du Sahara s’est avérée une bénédiction du ciel. Disposant de l’armée « la plus opérationnelle en matière de guerre du désert », il entend jouer un rôle, si besoin est, dans cette région explosive et fragile à souhait.
Mais Hassan II n’est pas le shah d’Iran. Ses propos sur une éventuelle intervention des FAR (Forces armées royales) dans le Golfe nous paraissent à la fois comminatoires et didactiques à l’adresse de tous ceux qui croient que le conflit du Sahara, en s’éternisant, va entraîner l’effondrement de l’économie du royaume, et du royaume lui-même par la même occasion. Le roi signifie qu’il existe, à la réflexion, un bon usage de ce conflit — non seulement le Maroc s’en accommode fort bien, mais il peut en tirer profit. Donc disponibilité pour la paix avec l’Algérie telle qu’elle est si elle veut bien se convertir à une politique de bon voisinage, mais aussi option, s’il le faut, sur une guerre interminable qui révèle ses propres vertus.
Le roi met deux fers au feu afin d’être dans les meilleures conditions pour traiter. L’avantage c’est qu’on sait à quoi s’en tenir et l’on se prend à rêver : si Chadli pouvait, lui aussi, parler à cœur ouvert !
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Jeune Afrique : Majesté, si vous aviez à raconter l’affaire du Sahara à un enfant, disons à votre petit-fils, comment vous y prendriez-vous ?
Hassan II : Une question difficile, ne serait-ce que parce que je n’ai pas encore de petit-fils ? En vérité, l’affaire du Sahara était d’une limpidité telle que, pour l’adversaire, il s’agissait de miner le chemin marocain de contre-vérités et de désinformation. Or, de nos jours, l’opinion publique, avec le matraquage constant de l’audiovisuel ou de la presse écrite, est plus sensible à ce qui n’est pas clair qu’à ce qui l’est. Alors, je vais essayer d’être le plus clair et le plus concis possible.
Le Maroc, de tout temps, n’a jamais réclamé que ce qui lui appartient. Ainsi Tindouf, par exemple, faisait partie intégrante du territoire marocain jusqu’au début des années cinquante, puisque, lors des cérémonies de l’Aïd El-Kébir et de l’Aïd Seghir, le pacha de cette ville — je l’ai vu de mes propres yeux — venait faire allégeance devant mon père. Mais, lorsque nous sommes partis en exil, le 20 août 1953, Tindouf, entre autres, nous a été enlevée pour être rattachée à l’Algérie. C’est que la France pensait que l’Algérie ne serait jamais indépendante. Après notre retour d’exil, l’ambassadeur de France au Maroc, M. Alexandre Parodi, est venu demander à mon père en substance : « Le général de Gaulle vous propose de constituer une commission pour discuter des frontières marocaines. » Mon père a répondu : « Il n’en est pas question. Je suis sûr, ajouta-t-il, que lorsque l’Algérie sera indépendante ses dirigeants nous rendront justice et accepteront d’en discuter avec nous. » Les choses se sont passées autrement : non seulement nos voisins et frères algériens n’ont rien fait pour discuter des frontières orientales, mais, à la première occasion, ils ont essayé d’empêcher le Maroc de récupérer son Sahara.
Si je parlais à mon petit-fils, je lui dirais tout simplement que ce Sahara a toujours été lié au Maroc par les liens de l’allégeance et que, chez nous, souveraineté et allégeance (beïa) sont une seule et même chose. Sans remonter au déluge, Moulay Hassan, mon arrière-grand-père, est allé jusqu’à Oued Noun. Il n’a pas continué plus au sud, mais il y a envoyé son chambellan porter les traitements mensuels aux hauts fonctionnaires de la région. Moulay Abdelaziz a chargé le même chambellan, qui a chevauché les deux règnes et vivait au palais jusqu’après la mort de mon père, de cette mission.
En vérité, le drame du Maroc, c’est d’avoir eu affaire à deux colonisateurs : les Espagnols et les Français. Si nous avions eu la chance de n’en avoir qu’un seul, nous aurions soldé de tout compte notre affaire du nord au sud. Malheureusement, il nous a fallu négocier le remembrement du Maroc morceau par morceau. Après la rétrocession par l’Espagne de Tarfaya [10 avril 1958] puis de Sidi Ifni [30 juin 1969], il ne restait que le gros morceau du Sahara. Nous avons introduit la question aux Nations unies au lendemain de notre indépendance. A l’époque, il n’y avait ni Algérie ni Mauritanie, et c’est plus tard que la notion de « partie concernée » ou « intéressée » est apparue. Le résultat est que ce qui était clair, limpide, ce qui aurait dû être réglé bilatéralement, comme le reste, entre le Maroc et l’Espagne est devenu comme d’un coup de baguette magique, je dirais maléfique, un sujet dont on fait un cas d’expansionnisme, de massacre, de génocide.
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