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Postvérité : Vers une non-démocratie où les mots n'ont plus de sens

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  • Postvérité : Vers une non-démocratie où les mots n'ont plus de sens

    Par Mikaël Faujour

    Quand Emmanuel Macron intitule son livre Révolution, quand des « socialistes » dirigent les instances mondiales du néolibéralisme et quand les champions de la « tolérance » insultent et calomnient à l'envi, certains mots semblent masquer la réalité même, contraire à leur sens. Quand les mots n'ont plus de sens, débattre démocratiquement d'un commun est-il encore possible ?

    « La culture, moins on en a, plus on l'étale ». « Le sexe, ce sont ceux qui en parlent le plus qui en font le moins ». « C'est celui qui dit qui y est ». S'ils font sourire, ces dictons populaires et expressions enfantines n'en manifestent pas moins un appel de bon sens à la prudence et à l'incrédulité, car certains mots peuvent servir à occulter leur sens véritable et dissimuler ce qui est absent.

    Politique, monde militant, bavardages médiatiques et débats intellectuels offrent pléthore d'exemples. La présidence de George W. Bush (2000-2008) vaut ainsi cas d'école. On parlait de « vérité » tandis que le secrétaire d'État Colin Powell mentait devant les Nations unies sur des « armes de destruction massive » inexistantes ; on parlait de « liberté » tout en adoptant un Patriot Act liberticide...

    Au terme d'une séquence politique sur la réforme des retraites qui a mis en évidence l'esprit antidémocratique du président français et de son gouvernement, le discours du lundi 20 mars d’Élisabeth Borne devant l'Assemblée nationale a fourni une autre illustration non moins édifiante. Ainsi, visant l'opposition, elle pointait « certains élus de la Nation [qui] ont une nouvelle fois montré le peu de cas qu'ils faisaient du débat, du parlement, de la démocratie ».

    Pour imposer une réforme rejetée par 93 % des actifs et 79 % des sondés, considérée inutile y compris par la finance, le larbinat de la République en marché (désormais Renaissance) ne venait-il pas pourtant de déployer toutes sortes de malhonnêtetés et stratagèmes pour escamoter le débat parlementaire et nier les faits opposés ? Le toupet hypocrite de Mme Borne n'est pas sans comique, quand elle dénonce « l'antiparlementarisme » et « le mépris des institutions » de l'opposition qui aurait « tout fait pour saboter les débats ». Ni sans obscénité quand elle se félicite de ce que l'adoption de la réforme – non votée, en raison du recours au 49-3 – serait le fruit de la « concertation » et du « débat contradictoire ».

    C'est, certes, habituel. Tel matamore politique se qualifie de « courageux », quand il n'y a que servilité dans son zèle au bénéfice des oligarques, et lâcheté à faire morfler les démunis. À l'abri du danger et de la sanction, on fétichise un « courage » dont on est dépourvu, s'abstenant de soumettre à la décision populaire telle ou telle réforme soi-disant « juste » et « nécessaire ». D'autres gugusses revendiquent la « république » (chose publique, qui suppose l'existence d'une délibération commune sur le bien public), tandis qu'ils en sabotent la possibilité même. Par superstition libérale dans la concurrence, l'égoïsme et la soif d'enrichissement, ils encouragent surtout la chose priv(atis)ée... avant de pinailler et gronder contre les conséquences dont ils chérissent les causes.

    Autre cas exemplaire : « socialisme » a fini par désigner un courant politique qui a œuvré au déploiement du néolibéralisme : privatisations à tour de bras, précarisation de l'emploi, construction de l'Union européenne (Jacques Delors), présidence de l'Organisation mondiale du commerce (Pascal Lamy), direction au Fonds monétaire international (Dominique Strauss-Kahn). Même destin pour le mot « révolution », qui signifie son contraire : non le renversement du système politique, économique, institutionnel... mais son approfondissement.

    Ainsi, la pub et le larbinat médiatique piaillent-ils que tel ou tel gadget technologique « révolutionne » ceci ou cela, et le livre-programme d'Emmanuel Macron s'intitule Révolution. Mais sans doute faut-il l'entendre au sens de Marx et Engels : « La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c'est-à-dire l'ensemble des rapports sociaux » (1).

    Quant à la « liberté » chérie des libéraux du XXIe siècle, elle évoque moins l'aventure ou l'ascèse de Henry David Thoreau, Jack Kerouac ou Sylvain Tesson, que des types sinistres et ras préoccupés seulement par le profit. Leur « liberté » recouvre l'exact contraire : la privatisation (confiscation) par quelques-uns est privation pour la majorité ; la libre circulation est, dans les faits, empêchée par la création de péages autoroutiers ou l'édification d'hôtels sur des littoraux dès lors confisqués ; voire, peut-être, leur aliénation au désir d'accumuler et posséder... qui les possède.

    Mais les « maîtres du monde » ne sont pas seuls dans ce registre : revendiquent la « tolérance » des fanatiques se livrant à la calomnie et l'humiliation sur les réseaux (anti)sociaux, tandis que la « diversité » est le mantra d'une gauche et d'une bourgeoisie culturelle vivant souvent dans un entre-soi homogène de diplômés blancs.

    De Trump à la valetaille LREM, il y a un même mépris des faits, de la vérité et du « principe de réalité » (2), pour s'exprimer en termes freudiens. Si la presse parle de « post-vérité » et les citoyens de « gens sont déconnectés de la réalité », ce décrochement, cette absence d'expérience commune et partagée de la réalité est la source d'un délire. On croit – et pis, on croit convaincre – que ce qu'on perçoit et qu'on dit est la réalité – en dépit des preuves du contraire.

    « Vérité », « tolérance » etc. : les mots deviennent des « fétiches » (au sens freudien) qui, comme le rappelle la philosophe Cynthia Fleury, servent « à remplacer la réalité qui est insupportable au sujet » (3). Le délire est renforcé par l'entre-soi et les algorithmes des réseaux prétendument sociaux, de sorte que personne ne nous contredit, argumente ou soumet des preuves factuelles. Quiconque rappelle la réalité est injurié et haï en proportion du refus de cette réalité. Selon le psychanalyste suisse Carl Gustav Jung :
    « Il arrive souvent que nous ayons un ennemi personnel sur lequel nous projetons notre ombre (4), dont nous le chargeons gratuitement, qui, à nos yeux, la porte comme si elle était sienne, et auquel en incombe l'entière responsabilité ; c'est notre bête noire, que nous vilipendons et à laquelle nous reprochons tous les défauts, toutes les noirceurs et tous les vices qui nous appartiennent en propre !


    Nous devrions endosser une bonne part des reproches dont nous accablons autrui ! Au lieu de cela, nous agissons comme s'il nous était possible, ainsi, de nous libérer de notre ombre ; c'est l'éternelle histoire de la paille et de la poutre. » (5)


    Cette projection pleine de haine – devenue aujourd'hui commune dans le débat public – fait penser à un recul de l'esprit démocratique. S'il devient impossible de débattre de faits vrais, si « chacun a sa vérité » et que « la vérité, c'est tout relatif », comme on l'entend de plus en plus, comment désirer puis organiser un monde commun ? Si chacun, de bas en haut, peut faire dire leur contraire aux mots (« Mal nommer un objet, c'est ajouter au malheur de ce monde », estimait Albert Camus...), le débat contradictoire et rationnel, cœur même de l'esprit démocratique, est impossible.

    Demeurent alors des luttes d'intérêts particuliers reposant sur des mots tordus, des perceptions de la réalité fausses et délirantes, mais entretenues par un entre-soi affinitaire moins habité par l'exigence de vérité et l'effort de convaincre que par le désir de pouvoir et la certitude que le désir fait loi.

    « Nous avons les dirigeants que nous méritons », disent certains. Et si, de Trump à Bolsonaro en passant par le président Macron – dont les discours sont sans valeur (6) – la « postvérité » était la manifestation d'une tendance contemporaine de masse ? Produit du capitalisme et des technologies numériques, l'individu du XXIe siècle est narcissique, impatient, habitué au cocon cognitif des algorithmes et de l'entre-soi social... et peu intéressé par le projet démocratique d'autonomie individuelle et collective.

    Avec des bataillons d'individus habités par un ethos de client et d'enfant pulsionnel inapte à tolérer la frustration et les limites, la figure du citoyen passe à l'as et règne alors celle qui « prend ses désirs pour des réalités ». Au-delà de leurs différences, des créationnistes, « platistes » délirants à Élisabeth Borne, Aurore Bergé ou Donald Trump, tous travaillent à l'avènement d'un monde où ni la réalité ni la vérité ne comptent. Ni la démocratie, donc.

    1 Manifeste du Parti communiste, 1848

    .2 En psychanalyse, le principe de réalité est la capacité d'ajourner la satisfaction pulsionnelle, face aux exigences du monde extérieur.

    3 Ci-gît l'amer. Guérir du ressentiment, Gallimard, 2020.

    4 Concept junguien, « l'ombre » est une partie refoulée, occultée de la psyché de l'individu, ce qui ne peut être admis par la conscience et/ou assumé publiquement, dans les interactions sociales ; ce qui, y compris, peut être méconnu, voire craint de la part de l'individu.

    5 L'homme à la découverte de son âme, 1943, Albin Michel, 2015.

    6 Au point qu'à l'international, le néologisme « macroner » signifierait « parler mais ne rien faire ».

    Dernière modification par HADJRESS, 11 juillet 2023, 21h36.
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر
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