Robert Redeker
29/11/2022
« Nous refusons l’idéologie libérale parce qu’elle est incapable de fournir un sens, une voie à la réconciliation de l’individu avec son semblable dans une communauté qu’on pourrait qualifier d’humaine », écrit Michel Houellebecq en 1996 dans son poème Dernier Rempart contre le libéralisme. Comment une si belle idée, la liberté, a-t-elle fini par se corrompre ? Quel asservissement peut-elle produire si elle est placée en de mauvaises mains ? Le philosophe Robert Redeker (à ne pas confondre avec le personnage Robert Rediger, universitaire qui se convertit à l’islam dans Soumission), a son idée.
L’alliance, à partir du XIXe siècle, des Lumières avec le capitalisme a produit un résultat politico-anthropologique que les premiers forgerons de ce courant intellectuel, dont les deux plus grands, Jean-Jacques Rousseau puis Emmanuel Kant, eussent rejeté avec dégoût s’ils y avaient assisté. De ce contrat diabolique jaillit non la liberté, non l’émancipation, comme promis, mais une forme inédite d’asservissement. Cette fusion a créé un nouveau type d’homme dont la lucidité de Tocqueville sut décrire l’embryon. Écoutons son constat, et sa conclusion : cet homme « tourne sans repos » sur lui-même, « pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs » ; le pouvoir cherche à le « fixer irrévocablement dans l’enfance » ; situation qui rend « moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre ». Non, vous ne rêvez pas : ces expressions n’ont pas été écrites ce matin même pour peindre le pouvoir marconien, entre incitation à porter un col roulé ou une interdiction de boire son café debout dans un bar, accoudé au comptoir, pour cause de guerre sanitaire, elles ont été formulées dans les années 1840 par un penseur visionnaire. Tocqueville discerne au sein de la démocratie, régime qui réalise politiquement les idées des Lumières, un mouvement de rétrécissement de l’homme. Quelque chose lui échappe cependant. Ce ne sont ni la démocratie en soi ni les concepts des Lumières qui produisent ce rétrécissement, mais leur soumission au capitalisme. Ce dernier change tous les hommes en producteurs et consommateurs, limite leur horizon à l’espérance de consommer toujours plus. L’injection du capitalisme dans le sang de la démocratie, c’est-à-dire les idées des Lumières, nanise les hommes.
La politique n’est plus un spectacle comme l’entendait Guy Debord. Car, de l’autre côté de la scène, il n’y a plus de spectateur. Le spectateur est une espèce à peu près disparue. Autre chose se substitue à lui : le consommateur de divertissement. Les chaînes d’infos en continu, prolongées par les réseaux sociaux, se font les athanors d’une singulière alchimie qui mute toute la réalité, en particulier politique, en un divertissement ininterrompu. Le spectacle est discret – on s’y rend, il interrompt le temps banal – quand le divertissement, à l’inverse, est continu. On va au spectacle, on baigne dans le divertissement. Le surgissement de cette nouvelle race, le consommateur, son hégémonie, a retourné la politique. La politique-spectacle se déployait encore hier matin, la politique-divertissement lui a volé la place ce matin même. Le spectacle est ce que l’on regarde ; le divertissement, ce dans quoi l’on se dissout. Le citoyen et le spectateur ont quitté la scène du monde, cédant la place au consommateur de divertissement.
À cause de cette union avec le capitalisme, la réalisation politique des Lumières, qui s’honora du nom de République, n’a pas résolu le drame pointé par Rousseau : l’abîme séparant les hommes de l’Antiquité, de la Rome républicaine, d’Athènes, de Sparte, des hommes contemporains. Celui qui n’est ni homme de la nature ni citoyen, « sera un de ces hommes de nos jours ; un Français, un Anglais, un bourgeois ; ce ne sera rien ». Qui sera la figure centrale de la démocratie moderne ? Le bourgeois d’abord, aux temps du suffrage censitaire – Balzac le mettra en scène. Le consommateur ensuite. Le bourgeois, le consommateur – soit, en langue rousseauiste : « le rien ». La démocratie n’a pas ramené le citoyen antique. « Rien » : ce mot manifeste, sous la plume de Rousseau, l’apparition d’un fantôme surgi du futur, notre contemporain, nous-mêmes, que notre célèbre auteur confond avec « un de ces hommes de nos jours ». Incarné en homme, « rien » est l’au-delà du Français, de l’Anglais, du bourgeois, il est l’homme du temps du « parc humain » pensé par Sloterdijk. Celui à qui l’histoire a donné la liberté pour n’en rien faire, car trop exigeante : l’homme des sociétés prospères de notre temps.
Sortie de minorité
Pour comprendre cette trahison des Lumières par la démocratie capitaliste, cet accouchement par l’histoire d’un homme imprévu, indésiré, souvenons-nous du programme des Lumières tel qu’Emmanuel Kant l’énonça. Les Lumières, observe-t-il, « c’est la sortie de l’homme de sa minorité, dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui ». Puis – avec des mots aptes à rappeler la période des confinements motivés par le Covid, du conseil scientifique tenant lieu d’Assemblée nationale, de la suspension des libertés élémentaires – Kant désigne l’émancipation de l’homme de la tutelle dans laquelle il est enfermé depuis des siècles comme le geste par excellence des Lumières : « Les tuteurs qui, très aimablement, ont pris sur eux d’exercer une haute direction sur l’humanité. Après avoir rendu bien sot leur bétail, et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n’aient pas la permission d’oser faire le moindre pas hors de la voiture d’enfant où ils les tiennent enfermés, ils leur montrent le danger qui les menace si elles essaient de s’aventurer seules au-dehors. » Ah, si Olivier Véran et Jean Castex avaient médité ce texte de Kant, ils auraient évité de gouverner les Français comme un troupeau d’enfants, quand faisait rage la crise du Covid ! Ils auraient compris combien était indigne leur façon d’administrer ! Combien elle entrait en contradiction destructrice avec l’idéal des Lumières qui fonde notre République ! Mais non ! Il leur fallut pousser la bassesse d’âme jusqu’à réglementer la posture corporelle pour boire une eau minérale ou manger un sandwich dans le train, ignoble infantilisation d’un peuple dont ils ne sont pourtant que les employés, eux, qui s’imaginent ses tuteurs.
Ainsi définit-on, avec Kant, la minorité : « L’incapacité à se servir de son entendement sans la direction d’autrui. » Lorsque les peuples rechignent devant les réformes voulues par les pouvoirs, ceux-ci, rejoints par les élites journalistiques, en appellent à la pédagogie. Ce qui signifie : à la tutelle. Le mot de pédagogie montre dans quelle piètre estime l’on tient le peuple. Dire qu’il faut faire preuve de pédagogie signifie : il faut soumettre, par ruse, par rhétorique, par sophistique, le peuple, ce gros animal, aux raisonnements de ses tuteurs. Quoi, le peuple serait contre la réforme des retraites ! Quoi, il réclame que ses salaires et pensions soient indexés sur l’inflation ! Mais il s’exprime en canaille – sa vraie nature, son naturel qui revient au galop dès que nous, les sachants, les intelligents, cessons de le ventriloquer. Dès qu’il n’ânonne plus les mots et les arguments que nous avons imprimés dans son esprit afin qu’il les tienne pour siens. Qu’il tienne notre volonté et nos intérêts pour sa volonté et ses intérêts. On ôte alors au peuple la capacité de penser par lui-même, on récuse son droit de choisir, son autonomie et sa souveraineté, on le prive de sa liberté intellectuelle. On le puérilise. On le dégrade. On le décapite. La pédagogie, telle que politiques et journalistes de cour autant que de marchés boursiers l’entendent, est un somnifère. Son ordonnance : l’ensommeillement de l’intelligence populaire. La véritable pédagogie se propose d’éveiller, de former le jugement autonome, quand la pédagogie proclamée par les politiciens et leur traîne de journalistes serviles n’ont de cesse que de parvenir au résultat inverse.
Vains vents
La majorité est l’autre nom de la liberté. « Comme nous avons été enfant avant que d’être homme… », dit Descartes, pour signifier l’émancipation au moyen de la raison, tout en préparant l’idée selon laquelle l’on sort de l’enfance et l’on entre dans l’âge adulte par le doute. Ce doute, que craignent les tuteurs, car il empêche de maintenir le peuple dans l’enfance. La formule canonique de la République, « Liberté, Égalité, Fraternité », ne prend sens qu’à partir du moment où un quatrième concept vient la chapoter, « majorité ». Comment appeler la liberté, l’égalité et la fraternité, sans la majorité, c’est-à-dire sans la virilité ? Ainsi : des fantômes sonores emplis de vain vent. Au jour où la majorité est ramenée à la minorité, où le peuple est infantilisé, où l’on décide de faire de la pédagogie pour brouiller sa lucidité et corrompre son jugement, liberté, égalité et fraternité trépassent.
« Menu peuple »
Sautons un instant dans le sillage du Georges Sorel des Réflexions sur la violence : un mythe est un concept mobilisateur qui contient en un seul mot tout un univers politique, collectif, toute une vision de la société, des hommes et de leurs rapports réciproques. Sorel a vu dans la grève générale révolutionnaire un mythe de cette constitution. « Les syndicats révolutionnaires », dit-il admirativement, « enferment tout le socialisme dans la grève générale », et « voient dans chaque grève une imitation réduite, un essai, une préparation du grand bouleversement final ». Pour l’ouvrier, la grève générale est « le mythe dans lequel le socialisme s’enferme tout entier », étant « une organisation d’images capables d’évoquer instinctivement tous les sentiments qui correspondent aux diverses manifestations de la guerre engagée par le socialisme contre le monde moderne ». Idée devenue instinct, un mythe est une intuition. Ce qu’affirme Sorel de la grève générale est transposable aux Lumières, qui sont une intuition, à la semblance de la Grève générale. Il importe de saisir la différence entre ces deux mythes, nonobstant que celui de la grève générale s’est évanoui quand celui des Lumières vivote encore. La grève générale était un mythe populaire se déclinant sur un mode millénariste ; mythe des élites, les Lumières ne contiennent pas un gramme de millénarisme. Elles n’annoncent aucun royaume. Plus justement : les Lumières sont une méthode d’action pour les élites, pour lesquelles la paix perpétuelle et l’État universel sont de simples idéaux régulateurs, quand la grève générale est un millénarisme du peuple. Comprenons : le royaume durable s’incarne ici-bas de façon fugitive le temps de la grève. Qu’est-ce que le populisme ? À la fois le deuil impossible du millénarisme et son substitut.
« Il n’y eut jamais que du menu peuple », rappelle Péguy, parmi ceux qui « furent fidèles quelque temps » à Jeanne d’Arc. Le peuple est la force de résistance au monde voulu par les élites. Puissance d’inertie, il campe du côté du temps, quand les élites naviguent du côté de la vitesse. Il est du côté du temps long de la profondeur, quand les élites, politiques et journalistiques, managériales, tirent leur vaine gloire de camper du côté de l’accélération du temps, du temps arraisonné par les exigences du capitalisme. Gustave Roud, évoquant « le laboureur, si lent et si sûr », l’a compris. Le temps des élites est celui, saccadé, de la syncope, le temps du peuple est celui, placide, de la continuité. Mais le peuple n’impose rien. Il vit son temps au sein du temps que les élites lui imposent, enveloppé par lui. « Menu peuple de soldats, menu peuple d’Église, menu peuple de peuple. Moines, soldats, bourgeois. Ni prélats ni, autant dire, barons. Ni roi. »
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