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Les Lumières ont-elles libéré l'Homme ? L'homme-enfant, la dernière utopie politique des gouvernants

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  • Les Lumières ont-elles libéré l'Homme ? L'homme-enfant, la dernière utopie politique des gouvernants


    Robert Redeker

    29/11/2022

    « Nous refusons l’idéologie libérale parce qu’elle est incapable de fournir un sens, une voie à la réconciliation de l’individu avec son semblable dans une communauté qu’on pourrait qualifier d’humaine », écrit Michel Houellebecq en 1996 dans son poème Dernier Rempart contre le libéralisme. Comment une si belle idée, la liberté, a-t-elle fini par se corrompre ? Quel asservissement peut-elle produire si elle est placée en de mauvaises mains ? Le philosophe Robert Redeker (à ne pas confondre avec le personnage Robert Rediger, universitaire qui se convertit à l’islam dans Soumission), a son idée.

    L’alliance, à partir du XIXe siècle, des Lumières avec le capitalisme a produit un résultat politico-anthropologique que les premiers forgerons de ce courant intellectuel, dont les deux plus grands, Jean-Jacques Rousseau puis Emmanuel Kant, eussent rejeté avec dégoût s’ils y avaient assisté. De ce contrat diabolique jaillit non la liberté, non l’émancipation, comme promis, mais une forme inédite d’asservissement. Cette fusion a créé un nouveau type d’homme dont la lucidité de Tocqueville sut décrire l’embryon. Écoutons son constat, et sa conclusion : cet homme « tourne sans repos » sur lui-même, « pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs » ; le pouvoir cherche à le « fixer irrévocablement dans l’enfance » ; situation qui rend « moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre ». Non, vous ne rêvez pas : ces expressions n’ont pas été écrites ce matin même pour peindre le pouvoir marconien, entre incitation à porter un col roulé ou une interdiction de boire son café debout dans un bar, accoudé au comptoir, pour cause de guerre sanitaire, elles ont été formulées dans les années 1840 par un penseur visionnaire. Tocqueville discerne au sein de la démocratie, régime qui réalise politiquement les idées des Lumières, un mouvement de rétrécissement de l’homme. Quelque chose lui échappe cependant. Ce ne sont ni la démocratie en soi ni les concepts des Lumières qui produisent ce rétrécissement, mais leur soumission au capitalisme. Ce dernier change tous les hommes en producteurs et consommateurs, limite leur horizon à l’espérance de consommer toujours plus. L’injection du capitalisme dans le sang de la démocratie, c’est-à-dire les idées des Lumières, nanise les hommes.

    La politique n’est plus un spectacle comme l’entendait Guy Debord. Car, de l’autre côté de la scène, il n’y a plus de spectateur. Le spectateur est une espèce à peu près disparue. Autre chose se substitue à lui : le consommateur de divertissement. Les chaînes d’infos en continu, prolongées par les réseaux sociaux, se font les athanors d’une singulière alchimie qui mute toute la réalité, en particulier politique, en un divertissement ininterrompu. Le spectacle est discret – on s’y rend, il interrompt le temps banal – quand le divertissement, à l’inverse, est continu. On va au spectacle, on baigne dans le divertissement. Le surgissement de cette nouvelle race, le consommateur, son hégémonie, a retourné la politique. La politique-spectacle se déployait encore hier matin, la politique-divertissement lui a volé la place ce matin même. Le spectacle est ce que l’on regarde ; le divertissement, ce dans quoi l’on se dissout. Le citoyen et le spectateur ont quitté la scène du monde, cédant la place au consommateur de divertissement.

    À cause de cette union avec le capitalisme, la réalisation politique des Lumières, qui s’honora du nom de République, n’a pas résolu le drame pointé par Rousseau : l’abîme séparant les hommes de l’Antiquité, de la Rome républicaine, d’Athènes, de Sparte, des hommes contemporains. Celui qui n’est ni homme de la nature ni citoyen, « sera un de ces hommes de nos jours ; un Français, un Anglais, un bourgeois ; ce ne sera rien ». Qui sera la figure centrale de la démocratie moderne ? Le bourgeois d’abord, aux temps du suffrage censitaire – Balzac le mettra en scène. Le consommateur ensuite. Le bourgeois, le consommateur – soit, en langue rousseauiste : « le rien ». La démocratie n’a pas ramené le citoyen antique. « Rien » : ce mot manifeste, sous la plume de Rousseau, l’apparition d’un fantôme surgi du futur, notre contemporain, nous-mêmes, que notre célèbre auteur confond avec « un de ces hommes de nos jours ». Incarné en homme, « rien » est l’au-delà du Français, de l’Anglais, du bourgeois, il est l’homme du temps du « parc humain » pensé par Sloterdijk. Celui à qui l’histoire a donné la liberté pour n’en rien faire, car trop exigeante : l’homme des sociétés prospères de notre temps.

    Sortie de minorité

    Pour comprendre cette trahison des Lumières par la démocratie capitaliste, cet accouchement par l’histoire d’un homme imprévu, indésiré, souvenons-nous du programme des Lumières tel qu’Emmanuel Kant l’énonça. Les Lumières, observe-t-il, « c’est la sortie de l’homme de sa minorité, dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui ». Puis – avec des mots aptes à rappeler la période des confinements motivés par le Covid, du conseil scientifique tenant lieu d’Assemblée nationale, de la suspension des libertés élémentaires – Kant désigne l’émancipation de l’homme de la tutelle dans laquelle il est enfermé depuis des siècles comme le geste par excellence des Lumières : « Les tuteurs qui, très aimablement, ont pris sur eux d’exercer une haute direction sur l’humanité. Après avoir rendu bien sot leur bétail, et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n’aient pas la permission d’oser faire le moindre pas hors de la voiture d’enfant où ils les tiennent enfermés, ils leur montrent le danger qui les menace si elles essaient de s’aventurer seules au-dehors. » Ah, si Olivier Véran et Jean Castex avaient médité ce texte de Kant, ils auraient évité de gouverner les Français comme un troupeau d’enfants, quand faisait rage la crise du Covid ! Ils auraient compris combien était indigne leur façon d’administrer ! Combien elle entrait en contradiction destructrice avec l’idéal des Lumières qui fonde notre République ! Mais non ! Il leur fallut pousser la bassesse d’âme jusqu’à réglementer la posture corporelle pour boire une eau minérale ou manger un sandwich dans le train, ignoble infantilisation d’un peuple dont ils ne sont pourtant que les employés, eux, qui s’imaginent ses tuteurs.

    Ainsi définit-on, avec Kant, la minorité : « L’incapacité à se servir de son entendement sans la direction d’autrui. » Lorsque les peuples rechignent devant les réformes voulues par les pouvoirs, ceux-ci, rejoints par les élites journalistiques, en appellent à la pédagogie. Ce qui signifie : à la tutelle. Le mot de pédagogie montre dans quelle piètre estime l’on tient le peuple. Dire qu’il faut faire preuve de pédagogie signifie : il faut soumettre, par ruse, par rhétorique, par sophistique, le peuple, ce gros animal, aux raisonnements de ses tuteurs. Quoi, le peuple serait contre la réforme des retraites ! Quoi, il réclame que ses salaires et pensions soient indexés sur l’inflation ! Mais il s’exprime en canaille – sa vraie nature, son naturel qui revient au galop dès que nous, les sachants, les intelligents, cessons de le ventriloquer. Dès qu’il n’ânonne plus les mots et les arguments que nous avons imprimés dans son esprit afin qu’il les tienne pour siens. Qu’il tienne notre volonté et nos intérêts pour sa volonté et ses intérêts. On ôte alors au peuple la capacité de penser par lui-même, on récuse son droit de choisir, son autonomie et sa souveraineté, on le prive de sa liberté intellectuelle. On le puérilise. On le dégrade. On le décapite. La pédagogie, telle que politiques et journalistes de cour autant que de marchés boursiers l’entendent, est un somnifère. Son ordonnance : l’ensommeillement de l’intelligence populaire. La véritable pédagogie se propose d’éveiller, de former le jugement autonome, quand la pédagogie proclamée par les politiciens et leur traîne de journalistes serviles n’ont de cesse que de parvenir au résultat inverse.

    Vains vents

    La majorité est l’autre nom de la liberté. « Comme nous avons été enfant avant que d’être homme… », dit Descartes, pour signifier l’émancipation au moyen de la raison, tout en préparant l’idée selon laquelle l’on sort de l’enfance et l’on entre dans l’âge adulte par le doute. Ce doute, que craignent les tuteurs, car il empêche de maintenir le peuple dans l’enfance. La formule canonique de la République, « Liberté, Égalité, Fraternité », ne prend sens qu’à partir du moment où un quatrième concept vient la chapoter, « majorité ». Comment appeler la liberté, l’égalité et la fraternité, sans la majorité, c’est-à-dire sans la virilité ? Ainsi : des fantômes sonores emplis de vain vent. Au jour où la majorité est ramenée à la minorité, où le peuple est infantilisé, où l’on décide de faire de la pédagogie pour brouiller sa lucidité et corrompre son jugement, liberté, égalité et fraternité trépassent.

    « Menu peuple »

    Sautons un instant dans le sillage du Georges Sorel des Réflexions sur la violence : un mythe est un concept mobilisateur qui contient en un seul mot tout un univers politique, collectif, toute une vision de la société, des hommes et de leurs rapports réciproques. Sorel a vu dans la grève générale révolutionnaire un mythe de cette constitution. « Les syndicats révolutionnaires », dit-il admirativement, « enferment tout le socialisme dans la grève générale », et « voient dans chaque grève une imitation réduite, un essai, une préparation du grand bouleversement final ». Pour l’ouvrier, la grève générale est « le mythe dans lequel le socialisme s’enferme tout entier », étant « une organisation d’images capables d’évoquer instinctivement tous les sentiments qui correspondent aux diverses manifestations de la guerre engagée par le socialisme contre le monde moderne ». Idée devenue instinct, un mythe est une intuition. Ce qu’affirme Sorel de la grève générale est transposable aux Lumières, qui sont une intuition, à la semblance de la Grève générale. Il importe de saisir la différence entre ces deux mythes, nonobstant que celui de la grève générale s’est évanoui quand celui des Lumières vivote encore. La grève générale était un mythe populaire se déclinant sur un mode millénariste ; mythe des élites, les Lumières ne contiennent pas un gramme de millénarisme. Elles n’annoncent aucun royaume. Plus justement : les Lumières sont une méthode d’action pour les élites, pour lesquelles la paix perpétuelle et l’État universel sont de simples idéaux régulateurs, quand la grève générale est un millénarisme du peuple. Comprenons : le royaume durable s’incarne ici-bas de façon fugitive le temps de la grève. Qu’est-ce que le populisme ? À la fois le deuil impossible du millénarisme et son substitut.

    « Il n’y eut jamais que du menu peuple », rappelle Péguy, parmi ceux qui « furent fidèles quelque temps » à Jeanne d’Arc. Le peuple est la force de résistance au monde voulu par les élites. Puissance d’inertie, il campe du côté du temps, quand les élites naviguent du côté de la vitesse. Il est du côté du temps long de la profondeur, quand les élites, politiques et journalistiques, managériales, tirent leur vaine gloire de camper du côté de l’accélération du temps, du temps arraisonné par les exigences du capitalisme. Gustave Roud, évoquant « le laboureur, si lent et si sûr », l’a compris. Le temps des élites est celui, saccadé, de la syncope, le temps du peuple est celui, placide, de la continuité. Mais le peuple n’impose rien. Il vit son temps au sein du temps que les élites lui imposent, enveloppé par lui. « Menu peuple de soldats, menu peuple d’Église, menu peuple de peuple. Moines, soldats, bourgeois. Ni prélats ni, autant dire, barons. Ni roi. »
    Dernière modification par HADJRESS, 07 mars 2023, 18h25.
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

  • #2
    Descendons dans la rue. Considérons notre entourage. Faisons retour sur nous-mêmes. Bref, regardons l’homme – comme, d’ailleurs, Houellebecq le pratique de roman en roman. Quand notre plume se fait anthroposcope, nous ne butons plus que contre des ruines. Nous trébuchons contre des ruines. No future ! Chateaubriand rencontre, découvre, les ruines architecturales de l’Antiquité. Il les juge touchantes et poétiques, charme dont découle cette généralité : « Tous les hommes ont un secret attrait pour les ruines ». Ou, avant Chateaubriand, « le Grand siècle français » rêve, nous dit Onfray, de Rome et de ses ruines sublimes, de Rome où « chaque endroit est un cimetière ». Ruines de pierre où rôde le spectre vivifiant d’une civilisation déchue. Ruines fouet et aiguillon de la vitalité ! Ruines de chez les classiques qui éveillent, qui incitent à l’action, et non, comme celles de chez les romantiques, qui enveloppent l’âme dans la nostalgie, dans une brume favorisant la contemplation désabusée. Nous autres, dans la nuit anthropologique de l’interminable modernité tardive, nous rencontrons l’humain comme ruine – et cette nouveauté n’invite ni à la rêverie, ni au romantisme. Ainsi, des ruines anthropologiques viennent-elles s’entasser par-dessus les ruines architecturales, auxquelles notre regard s’était accoutumé.

    L’empêchement d’être : néghumanité

    À quoi servent les livres antérieurs à notre époque ? Baudoin de Bodinat, âme amère errant parmi les ruines humaines, propose dans La Vie sur terre, cet ouvrage taillé dans du noir diamant, une réponse : ils nous font « souvenir de tout ce qui nous est refusé d’être ». La charnière entre le XXe et le XXIe siècle aura inventé l’humain comme ruine, elle restera dans l’histoire comme productrice de ruines anthropologiques. Loin d’être le résidu de la civilisation après son effondrement, dont Paul Valéry exprima la possibilité, ces ruines sont ce qui reste de l’homme dans sa maladie à la mort, dans son interminable mourir. Car nous donnons tort à moitié à Foucault, qui, dans Les Mots et Les Choses, n’aperçut qu’une face de la réalité anthropologique contemporaine, pour s’en réjouir : ce n’est pas la mort de l’homme qui est survenue après-guerre. C’est un autre événement : son mourir qui n’en finit pas. La vérité de notre temps se dévoile en paradoxe : l’homme, l’entité que la civilisation occidentale a longtemps appelé « homme », est mort, et en même temps, il continue de mourir, le cadavre agonise encore. L’instant de la mort s’éternise : elle n’est plus un basculement, mais un mode d’être. Le cinéma, la littérature, les séries visitent ce malade. Ils exhibent ce qui reste de l’homme, en chacun d’entre nous, quand, au nom de l’idéologie qu’il sécrète, le système économico-médiatique planétaire a déstructuré l’armature psychologique et spirituelle de l’existence humaine. Quand il l’a vidangé de toute intériorité. Quand son intériorité a glissé vers sa carte bancaire, son « âme morte », comme dit encore Baudoin de Bodinat, « cette subjectivité, ce fétiche » , ou vers son smartphone. Le désarroi qui nous torture quand nous perdons cet appareil l’indique : comme la carte bancaire aux yeux de Bodinat, le smartphone est un instrument d’externalisation - de notre identité, de notre conscience, de notre âme. Fin de l’intériorité : notre smartphone est notre âme-machine extérieure.

    Crime contre le bon sens il y a eu. Le bon sens auquel dans le dernier siècle tout ce qui se voulait intelligent et cultivé vouait un hautain mépris. Le bon sens qui a été laminé, aussi bien par le capitalisme prenant sa tournure consumériste, par l’unidimensionalisation du langage, par le langage devenu clos, par l’univers de la culture qui n’avait de cesse de le calomnier, de le rendre honteux, sous prétexte que lui manquerait l’originalité. Qu’il ne serait l’apanage que du commun. De la population rance ! Du menu peuple, des gens de peu ! Tout ce qui accaparait la parole, de l’artiste au professeur, du folliculaire au saltimbanque, s’appliqua méthodiquement, sans relâche, à marquer le bon sens du sceau de la médiocrité des gens ordinaires, à voir en lui la signature de leur inintelligence. Le conformisme réunissant, selon eux, en un seul sac, bourgeois, petits-bourgeois, ouvriers, paysans, et petites gens. Le bon sens était trop commun, trop ancré dans les traditions, pour être respecté. Il fallait l’outrer pour parader comme respectable. Pour attirer la lumière. Les plus imbéciles de ces bavards le réputaient même pétainiste. Oui, oui… : le bon sens populaire, surtout s’il était paysan, restait indécrottablement pétainiste. Si l’on se fiait à son bon sens, c’est qu’on était à la fois inculte et inintelligent ! Et réactionnaire. Que l’on n’était point commensal de la caste des gens d’esprit !

    Civiliser la raison

    Cette guerre livrée au bon sens, qui offre au premier vaniteux venu le luxe en toc de juger le monde en grand seigneur, dérive de la valorisation de la nouveauté et de l’originalité. Elle accompagne la néophilie et la néomanie, pathologies dont la pandémie s’amorça dans le monde occidental dès les années 60 du siècle passé. Chez Deleuze, le lecteur, un peu surpris par cette trahison de la philosophie, rencontre le déclassement de la vérité au profit de l’intéressant. Cet impératif ne cesse de se renforcer : il faut être original, absolument, hors du commun, faute de quoi l’on stagne dans la pénombre des inintéressants, dans le gris anonymat de « ceux qui ne sont rien ». Les écartés du marché et les écartés de l’intelligence sont, aux yeux du pouvoir managérial, les mêmes.

    Rien de plus célèbre que l’ouverture du Discours de la méthode, datant de 1637 : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée. » Votre professeur de philosophie vous transmettra le message de Descartes : le bon sens est l’un des noms de la raison. En serrant la focale, il renchérira : ce bon sens n’est rien d’autre que la raison bien appliquée. Trop connu, ce propos cartésien, il n’est plus du tout compris. En le pressant comme un citron dont on voudrait extraire le jus, son sens se donne à voir : le bon sens, ce fameux bon sens que nos contemporains renvoient à la fadeur et à l’ennui, au conformisme de l’éternel hier, au ranci réactionnaire de « ceux qui ne sont rien », est l’ancrage de l’existence dans la raison. Cette définition appelle ce corollaire : le bon sens est la domestication, ou la civilisation, de la raison. Il civilise la raison. Il la rend docile, l’éduque. Humaine. Quand cette éducation manque, quand le bon sens ne la bride pas tel un surmoi, la raison vire totalitaire. Tous les pièges dans lesquelles tombèrent – à la différence des gens moins cultivés – naïvement nombre d’intellectuels (stalinisme, maoïsme, fascisme, nazisme, khmerougisme, etc., en attendant les suivants) s’expliquent par cette inéducation de la raison. Le décrochage du bon sens par rapport à la raison en rend compte. Arrivent alors camps et goulags. Ou infantilisation – ce renoncement aux camps de rééducation.

    Cartésien de l’ordre de l’Oratoire, Malebranche signale le risque de la raison débridée : « Plus on raisonne juste, plus on s’égare, lorsqu’on suit un faux principe. Un homme qui raisonne mal peut se redresser et reprendre par hasard, et par préjugé, les routes communes. Mais un homme exact et téméraire suit constamment l’erreur, et se perd sans ressource ; jamais l’erreur ne conduisant par elle-même à la vérité. » Le bon sens habite alors celui qui raisonne mal – axiome paradoxal, que Descartes eût repoussé, mais dont l’expérience de chaque jour montre la vérité. L’inertie des petites gens, qui n’ont pas été élevés dans les traités de logique, dont le raisonnement claudique, face aux logomachies totalitaires, est l’actualisation de ce bon sens. Retournons au propos de Malebranche. Qu’est-ce qui indiquera que le raisonnement s’appuie sur de faux principes ? Réponse : l’absurdité des terminaisons auxquelles ce raisonnement conduit. Et comment cette absurdité se découvre-t-elle ? Réponse : par le bon sens.

    Pantomimétique : le conformisme contre la norme

    Le conformisme a remplacé la norme. Ne se déploie pas néanmoins sous nos yeux un conformisme d’ancien style, dont la norme figurait encore la source, tel le défunt conformisme bourgeois, mais un conformisme dont la matrice se rencontre dans l’univers numérique, Internet, les réseaux sociaux, les industries planétaires du divertissement. Il contamine par les voies d’une mimétique psychique. Le psychisme est la matière plastique vivante qui se déforme et se reforme au gré des modèles que ces industries présentent. L’on croise chez La Mettrie le concept de Pantomime. Cet étonnant philosophe écrit : « On prend encore de tous ceux avec qui l’on voit, leurs gestes, leurs accents, etc. (…) par la même raison que le corps du Spectateur imite machinalement, et malgré lui, tous les mouvements d’un bon Pantomime. » La pantomimétique mise au jour en matérialiste absolu par ce grand auteur des Lumières radicales, désigne la contagion du mouvement des corps à partir d’un modèle se donnant en spectacle (institution dont La Mettrie a perçu intuitivement le caractère originaire dans l’activité des corps). Les technologies numériques contemporaines induisent une autre pantomimétique, à partir du spectacle également, celle du psychisme. La pantomimétique ne produit pas de la norme, elle produit du conformisme.

    Le conformisme est incapable de penser. Le conformisme est incapable de tolérer. Penser et tolérer sont deux verbes du temps des Lumières. Au contraire, au comble de l’usurpation sémantique, le conformisme produit par l’univers digital appelle tolérance, l’interdiction de penser. La tolérance des Lumières multipliait les points de vue, les opinions, les systèmes de pensée, parfois violemment opposés entre eux, tandis que la nôtre, celle que prônent les GAFAM et les médias mainstream, sous prétexte de respect de la diversité, au nom de la tolérance, ramène toutes les opinions à une seule dont elle impose la domination implacable. Dewey et Tufts avaient relevé cette loi générale : « Dès qu’un ennemi de l’enquête et de la discussion dépose les armes, d’autres ennemis se lèvent, armés de nouvelles raisons plausibles d’exercer une censure et de rendre impossible l’activité de la pensée. » Les ennemis actuels de la pensée agissent en brandissant la tolérance. La tolérance des Lumières a brisé l’unité dogmatique et a ouvert le champ de la pensée, elle a détruit la censure ; notre tolérance affirmée haut et fort dans les médias et sur les réseaux sociaux referme le champ de la pensée, réinstaure la censure, la chasse aux sorcières, pour laquelle même l’auteur d’Harry Potter sert de gibier, la police des mœurs et opinions. Cette nouvelle tolérance est mortifère, elle signe le triomphe de Thanatos sur Logos, quand celle des Lumières était vivifiante, fille des noces de Logos et d’Eros.

    En absence de toute ancre jetée sur une terre qui le dépasse (que ce soit une transcendance, une histoire collective, ou plus simplement la raison et le bon sens, qui ont été détruits, ou bien encore d’autres réalités que l’individu), le conformiste d’aujourd’hui, de Netflix en Tinder, est un déglingué. La libération des rets de la norme, dont le mouvement débuta avec les Lumières, qui n’espéraient que la seule libération de la prison des normes arbitraires imposées par le despotisme, et militaient pour la soumission aux normes issues de la raison, s’est pervertie en un fanatisme de la libération pour la libération, en une libération tournant à vide, mère de l’actuel discrédit généralisé des normes. C’est de cet emballement de la liberté, cavalant comme un cheval fou, qu’est née cette servitude inédite : la substitution du conformisme à la norme. Quand le conformisme bourgeois – celui qu’attaque Flaubert, celui dont souffre Mauriac – s’adossait à la norme, dont il était le piteux prolongement, le conformisme numérique se meut dans l’univers de la destruction de la norme, celui de l’anormalité. Ainsi naît, germe et croît, le wokisme.
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    • #3

      La puérofacture politique

      Le temps des parcs d’attractions, de la dictature du divertissement, de l’empêchement d’être, du conformisme en lieu de la norme, des tuteurs, de la vie quotidienne administrée, de l’homme en ruines, du dernier homme nietzschéen, est celui de l’humanité redevenue mineure. Dans le sillage de Jean Baudrillard, plusieurs penseurs ont signé l’acte notarial de la dissolution du réel. Quel égarement ! Non, mânes et épigones de Baudrillard, le réel n’a pas disparu, ce sont les voies conduisant à lui qui, sciemment, ont été coupées. L’enfant est l’être qui ignore le réel. Raison pour laquelle il ne peut se gouverner lui-même. Il est l’être non libre, celui que gouvernent ses désirs et tous les adultes qui croisent son chemin. Les adultes qui gouvernent les désirs qui gouvernent l’enfant, manipulent son illusion de liberté.

      Que furent les confinements et la crise du Covid ? Ceci : une puérofacture politique, conduite à l’échelle des nations. Les pouvoirs transformèrent les structures sociales en une gigantesque machine de recyclage du citoyen libre et de l’adulte en un enfant soumis. Nous vîmes alors la simulation de l’utopie politique de l’homme-enfant. Clair en était l’enjeu : remplacer ce qui reste de démocratie par le jardin d’enfants. « Le secret, écrit Pierre Boutang, fait qu’il y a une vie privée, une forme sociale de l’intériorité et une tension qui se rapporte à cette intériorité. ». L’enfant est l’être dont on peut tout savoir, dont on peut percer tous les secrets. L’on poussa la transparence jusqu’à réglementer la vie de chacun à son domicile en maintenant la population en garde à vue chez elle. Le but ultime de la politique sanitaire, qui absorba toute la politique, s’énonce ainsi : mettre au monde, sur les ruines de l’homme, l’animal impolitique, l’homme interdit de secret. Comprenons : un faux-enfant, un enfant monstrueux, car sans l’avenir de l’âge adulte devant soi.
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