- Recueilli par Antoine d’Abbundo et Marie Verdier,
- le 15/03/2022
Entretien
Les crimes de la colonisation et la fierté de la libération, la mémoire douloureuse, le retour du religieux et les combats féministes... A l’occasion du 60e anniversaire des accords d’Evian, l’avocate et écrivaine algérienne revient sur un passé qui ne passe toujours pas.
La Croix L’Hebdo :Wassyla Tamzali, le 18 mars 1962, les accords d’Évian mettaient fin à sept ans de conflit entre la France et l’Algérie. Mais la guerre est-elle vraiment terminée ?
W. T. : Il faut distinguer la guerre terrible que nous avons vécue, qui est finie, et la manière dont, aujourd’hui encore, en France comme en Algérie, cette histoire pèse lourdement sur nos présents. En Algérie, on ne peut pas oublier cette guerre parce qu’elle est l’élément fondateur du pays comme l’est la Révolution française pour vous.
Durant le mouvement du Hirak, qui a mobilisé à partir de février 2019 des millions de gens contre le régime, on a vu les manifestants ressortir les photos des moudjahidines, les combattants de la libération. Une jeune fille me disait récemment : « Ce qui me rend le plus triste, c’est que mon grand-père est mort pour l’indépendance. » En ce sens, la guerre est toujours la référence majeure du peuple algérien.
Dès le début du conflit, la France a voulu croire qu’elle avait affaire à une révolte des pauvres. Beaucoup pensaient qu’il aurait suffi de faire des réformes économiques pour éteindre l’incendie. Cette idée est fausse. Ma famille, par exemple, avait un statut social privilégié, ce qui ne l’a pas empêchée de sacrifier beaucoup, comme les autres, à la cause de l’indépendance. Quand on analyse ce qu’a été le nationalisme algérien, on s’aperçoit qu’il est né dans la société urbaine, toutes classes confondues, avec des idées volées à la France – la République, la liberté, l’égalité –, avant de dériver vers un nationalisme identitaire et plus religieux qui va s’imposer comme un pouvoir absolu. On en est toujours là : comment passer de la libération à la liberté.
Comment cela ?
W. T. : Pour nous, les Algériens, le mythe fondateur reste la libération de la colonisation. Nous sommes à la fois humiliés d’avoir été colonisés et fiers de nous être libérés contre une des plus puissantes armées du monde. C’est cette tension qui soude les parties très différentes qui constituent le peuple algérien et qui en gomme tous les particularismes culturels, idéologiques, sociaux. Comment revendiquer la démocratie sans comprendre qu’elle est avant tout basée sur la liberté de l’individu ? La difficulté de penser et vivre la liberté individuelle, notamment des femmes, est une des raisons de l’échec du Hirak. Comme elle a été une des raisons de l’échec de l’utopie des premières années de l’indépendance. Jusqu’aux militants dits « de gauche », la société est restée sourde aux désirs libertaires qu’elle portait en elle.
Vous aviez 20 ans en mars 1962. Quels souvenirs en gardez-vous ?
W. T. : J’étais à Genève où mon oncle était réfugié. Il faisait partie du MALG, le ministère de l’armement du FLN (Front de libération nationale), et s’occupait du transport d’armes. Certaines étaient acheminées à l’intérieur de fûts d’huile destinés à l’usine de mon grand-oncle sur le port d’Alger. Une petite histoire dans la grande. Le soir, nous avons dîné avec des membres des équipes de négociations d’Évian. Il y avait une grande amitié entre ces hommes, une allégresse devant la fin de la guerre. Ils parlaient du retour avec émotion. Enfin ! Mais à Alger, ça a vite dégénéré. L’OAS (Organisation de l’armée secrète) a mis en place une riposte délirante : on tuait à vue les « Arabes ». Les « Arabes » ont riposté. Le slogan « la valise ou le cercueil » a mis le feu aux poudres, la panique s’est emparée des pieds-noirs. De l’aéroport d’Alger, je garde une image d’apocalypse.
Votre père, nationaliste, est assassiné en 1957 par un responsable local du FLN. Comment surmonte-t-on un tel traumatisme, si c’est possible ?
W. T. : Ce drame, j’ai mis longtemps à le comprendre. Dans Une éducation algérienne, la mort de mon père sert de fil rouge. Le livre commence par la veillée de son corps et se termine par son assassinat. Entre les deux, je raconte ce qui est plus un parcours initiatique qu’un récit de vie. Longtemps après l’indépendance, devant ma maison familiale, au cœur du domaine agricole que nous possédions près de Bougie (aujourd’hui Béjaïa, à l’est d’Alger, NDLR), je comprends que les pauvres montagnards qui l’occupent sont ceux que la colonisation a refoulés dans les montagnes, les contraignant à vendre la force de leurs bras à ceux-là mêmes qui occupaient leur terre. Cet épisode, je l’ai appelé « la revanche des tribus ».
Lorsque les Français arrivent en Kabylie, cette région emblématique de la résistance algérienne est dirigée par des tribus qui possèdent les terres de pâturage. Celles-ci vont être confisquées et vendues à une compagnie financière suisse qui va les revendre à des colons. Ma famille a racheté une exploitation à des viticulteurs venus du Lyonnais. Nous vivions avec les signes extérieurs des colons. En écrivant ce livre, j’ai compris que j’étais sur le chemin de l’histoire et qu’elle me broyait. Et tuait mon père. On dit que la révolution dévore ses enfants…
En quoi cela vous a-t-il délivrée ?
W. T. : Cela m’a délivrée du sentiment que le destin m’avait désignée aveuglément, un sentiment d’injustice invivable. J’ai compris que ce n’était pas ma famille qui était visée mais que nous étions sur le chemin du ressentiment de ce peuple à qui on avait tout enlevé. Il était venu reprendre ce qui lui appartenait. J’ai souffert et je continue de souffrir du meurtre de mon père, mais j’ai fait le chemin nécessaire pour continuer à vivre en passant du sentiment d’injustice à la conscience de la tragédie. La mise en forme d’un drame qui vous renvoie à l’histoire d’un pays, d’un peuple. Voilà pourquoi je n’ai jamais envisagé de quitter l’Algérie, je n’ai jamais cessé de l’interroger. Je pense qu’elle a une dette envers moi. Beaucoup d’Algériens partagent cette idée que l’Algérie leur doit quelque chose.
Quelle est cette dette dont l’Algérie devrait s’acquitter ?
W. T. : L’Algérie me doit la liberté, elle me doit la démocratie, elle me doit le bonheur. C’est pour cela que mon père est mort. Devant la situation calamiteuse que nous vivons, j’entends tant de douleurs s’exprimer. Et puis, il y a aussi les erreurs, les dérives commises durant la guerre de l’ombre par l’organisation clandestine. Qui peut aujourd’hui apaiser nos mémoires ? L’État algérien reconnaîtra-t-il un jour sa responsabilité comme héritier du Gouvernement provisoire, du FLN ? Ce serait un geste de grandeur. Mais on est loin de ça ! Quand mon père est mort, les Français se sont emparés de cette mort pour leur propagande : « Voyez, ils se tuent entre eux. » Devant ce crime inouï, on nous a demandé de nous taire, on nous a dit : « On vous expliquera plus tard. » Rien n’est venu. Nous sommes nombreux dans ce cas à vouloir non pas rouvrir les pages de la haine et de la violence mais simplement enterrer nos morts. Mon livre Une éducation algérienne est la sépulture de mon père.
Dans La Tristesse est un mur entre deux jardins, vous dites que la colonisation a enfreint l’ordre du monde. Expliquez-nous…
W. T. : Quand on conquiert un pays, quand on établit une hiérarchie entre les races, on enfreint l’ordre du monde. C’est ce qui me fait dire que les Algériens n’ont que faire d’excuses ou de réparations. C’est trop tard. Il ne fallait tout simplement pas venir. Ils veulent entendre que la colonisation est une violation de l’ordre du monde. Que par cette énonciation, le colonisateur reconnaisse ses responsabilités. On s’en éloigne de plus en plus.
Pacifier la relation entre la France et l’Algérie, c’est l’objectif du rapport remis au président Macron en janvier 2021 par l’historien Benjamin Stora. Rapport que vous qualifiez de « pétard mouillé ». Que lui reprochez-vous ?
W. T. : Benjamin Stora est passé à côté de l’essentiel. Il explique avoir fait un exercice pratique, loin des slogans idéologiques tels que la repentance. Il épouse la politique des petits pas, confiant que le temps finira par faire son œuvre. Mais rien ne pourra advenir sans avoir, au préalable, énoncé une position éthique sur l’histoire. Lorsqu’en 2017, le candidat Macron est venu à Alger dire que la colonisation était un crime contre l’humanité, il avait raison. C’était limpide et clair. Les Algériens attendent cette reconnaissance d’un président, à l’instar de celle de Jacques Chirac lorsqu’il a reconnu la responsabilité de la France dans la déportation des Juifs sous Vichy.
Pourquoi n’est-ce toujours pas possible ?
W. T. : Primo Levi raconte un cauchemar qu’il faisait souvent lorsqu’il était déporté par les nazis : dans un déjeuner de famille, il essayait de dire la vie des camps, et sa mère, ses sœurs détournaient la tête. Personne ne voulait l’écouter. Lorsqu’on a reconstruit la France, après la Seconde Guerre mondiale, il a fallu des années pour parler de la Shoah. Pour l’Algérie, on est encore dans ce travail. Aujourd’hui, comme dans le rêve de Primo Levi, le peuple algérien veut raconter son histoire, mais le peuple français ne veut toujours pas entendre. Il n’y a aucune empathie envers le peuple arabe et le peuple algérien en particulier. Les Français ne voient pas les Algériens, ils ne se reconnaissent pas en eux. Nous sommes des intrus les uns pour les autres. Hier la colonisation, aujourd’hui l’émigration : nous ne sortons pas de cette image de l’intrus. Nous avons besoin de nous libérer : les Français de leur imaginaire de colonisateurs et les Algériens de celui de colonisés.
« Le français est mon butin de guerre », disait l’écrivain Kateb Yacine. Et vous, quel est votre butin sur la France ?
W. T. : Mon butin de guerre, ce sont les Lumières et principalement l’universalité. C’est ce qui a touché une grande partie des élites colonisées, nationalistes surtout. Dans les années 1940-1950, Ferhat Abbas, l’un des pères du nationalisme algérien, racontait que, quand il était enfant, on frappait ses doigts avec une règle en fer lorsqu’il ne savait pas sa leçon « Liberté, égalité, fraternité ». « Et maintenant que je la brandis, on me met en prison », écrit-il dans son livre Le Jeune Algérien, publié en 1930 pour le centenaire de la colonisation. La guerre d’Algérie va fortement délégitimer la France, et avec elle l’Occident, et son discours sur la liberté, l’égalité, les droits de l’homme. Ces principes vont être remis en cause, non seulement en Algérie, mais dans l’ensemble des pays anciennement colonisés. C’est d’ailleurs l’un des thèmes du débat aujourd’hui, la remise en cause de l’universalité. C’est ainsi qu’à l’indépendance, l’Algérie va revendiquer sa culture, son identité, largement basée sur l’islam. Voilà pourquoi toutes celles qui, comme moi, vont exiger la liberté, seront accusées de parler comme des Françaises et sommées de se taire.
Qu’est-ce qui vous a éveillée au féminisme ?
W. T. : L’écrivaine Assia Djebar affirmait qu’« en Algérie, même les pierres sont féministes ». Quand vous vous éveillez dans le patriarcat, vous ne pouvez pas ne pas être féministe. J’avais 13 ans lorsque la cuisinière m’a dit un après-midi à l’heure du goûter : « Non ! Le gros morceau du gâteau n’est pas pour toi, il est pour ton frère ! » Je suis allée voir mon père qui m’a répondu que les filles et les garçons avaient les mêmes droits. Depuis, personne n’a pu me convaincre que les filles et les garçons n’étaient pas égaux.
Je vivais plus ou moins libre dans une famille éclairée, mais dès que je sortais, je redevenais une jeune femme algérienne soumise à la loi générale de la société. Très vite, j’ai compris ce que disait Simone de Beauvoir : on ne peut pas être libre seule. Pourtant, je n’ai pas vu tout de suite la nécessité d’un mouvement féministe. Quand les féministes françaises du groupe « Psychanalyse et politique » sont venues me voir dans mon cabinet d’avocat, en 1976, je leur ai répondu que je n’étais ni libre ni féministe. Nous pensions que la révolution socialiste allait libérer les Algériens et les Algériennes du même coup. Quelle erreur !
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