par Gabriel CAMPS
In: Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, N°35, 1983. pp. 7-24.
Résumé
Comment expliquer que les anciennes provinces romaines d'Afrique, en grande partie christia nisées et constituant la région la plus prospère de l'Occident latin, soient devenues en quelques siècles le Maghreb arabe. L'islamisation et l'arabisation ne furent pas contemporaines. La conquête arabe, au Vile siècle, fut le résultat d'une suite d'opérations militaires sans véritables tentatives de peuplement. La plus grande partie des populations berbères se convertit assez rapidement à l'Islam mais les derniè res communautés chrétiennes ne disparurent qu'au Xlle siècle. L'arabisation par la langue et les coutumes fut plus tardive ; elle affecta massivement, en premier heu, les Berbères du groupe zénète, pour la plupart nomades, qui s'assimilèrent aux tribus arabes bédouines (Béni Hilal, Béni Soleime...) à qui, en 1050, le Maghreb avait été «donné» par le calife fatimide du Caire. Alors que l'Islam a triom phé totalement depuis longtemps, l'arabisation est loin d'être achevée.
Les pays de l'Afrique du Nord sont aujourd'hui des Etats musulmans qui reven diquent, ajuste titre, leur double appartenance à la communauté musulmane et au monde arabe. Or ces États, après bien des vicissitudes, ont pris la lointaine succes sion d'une Afrique qui, à la fin de l'Antiquité, appartenait aussi sûrement au monde chrétien et à la communauté latine. Ce changement culturel, qui peut passer pour radical, ne s'est cependant accompagné d'aucune modification ethnique importante : ce sont bien les mêmes hommes, ces Berbères dont beaucoup se croyaient romains et dont la plupart se sentent aujourd'hui arabes. Comment expliquer cette transformation, qui apparaît d'autant plus profonde qu'il subsiste, dans certains de ces Etats mais dans des proportions très différentes, des groupes qui, tout en étant parfaitement musulmans, ne se considèrent nullement arabes et revendiquent aujourd'hui leur culture berbère (1) ? Il importe, en premier lieu, de distinguer l'Islam de l'arabisme. Certes, ces deux concepts, l'un religieux, l'autre ethno-sociologique, sont très voisins l'un de l'autre puisque l'Islam est né chez les Arabes et qu'il fut, au début, propagé par eux. Il existe cependant au Proche-Orient des populations arabes ou arabisées qui sont demeurées chrétiennes, et on dénombre des dizaines de millions de musulmans qui ne sont ni arabes ni même arabisés (Noirs africains, Turcs, Iraniens, Afghans, Pakis tanais, Indonésiens...). Tous les Berbères auraient pu, comme les Perses et les Turcs, être islamisés en restant eux-mêmes, en conservant leur langue, leur organisation sociale, leur culture. Apparemment, cela leur aurait même été plus facile puisqu'ils étaient plus nombreux que certaines populations qui ont conservé leur identité au sein de la communauté musulmane et qu'ils étaient plus éloignés du foyer initial de l'Islam. Comment expliquer, aussi, que les provinces romaines d'Afrique, qui avaient été évangélisées au même rythme que les autres provinces de l'Empire romain et qui possédaient des églises vigoureuses, aient été entièrement islamisées alors qu'aux portes de l'Arabie ont subsisté des populations chrétiennes : Coptes des pays du Nil, Maronites du Liban, Nestoriens et Jacobites de Syrie et d'Iraq ? Pour répondre à ces questions, l'historien doit remonter bien au-delà de l'év énement que fut la conquête arabe du Vile siècle. Cette conquête, si elle permit Fisla-misation, ne fut pas, cependant, la cause déterminante de l'arabisation. Celle-ci, qui lui fut postérieure de plusieurs siècles et qui n'est pas encore achevée, a des raisons beaucoup plus profondes ; en fait, dès la fin de l'Empire romain, nous assistons à un scénario qui en est comme l'image prophétique. La fin d'un monde Rome avait dominé l'Afrique, mais les provinces qu'elle y avait établies : Africa (divisée en Byzacène et Zeugitane), Numidie d'où avait été retranchée la Tripolitaine, les Maurétanies Sitifienne, Césarienne et Tingitane, avaient été romanisées à des degrés divers. En fait, il y eut deux Afrique romaines : à l'est, la province d'Afrique et son prolongement militaire, la Numidie, étaient très peuplés, prospères et larg ement urbanisés ; à l'ouest, les Maurétanies étaient des provinces de second ordre, limitées aux seules terres cultivables du Tell, alors qu'en Numidie et surtout en Tripolitaine, Rome est présente jusqu'en plein désert. Après le 1er siècle, toutes les grandes révoltes berbères qui secouèrent l'Afrique romaine eurent pour siège les Maurétanies. Néanmoins Rome avait réussi, pendant quatre siècles, à contrôler les petits nomades des steppes ; grâce au système complexe du limes, elle contrôlait et filtrait leurs déplacements vers le Tell et les régions mises en valeur. C'était une organisa tion du terrain en profondeur, comprenant des fossés, des murailles qui barraient les cols, des tours de guet, des fermes fortifiées et des garnisons établies dans des castella. R. Rebuffat, qui fouille un de ces camps à Ngem (Tripolitaine), a retrouvé les modestes archives de ce poste» Ces archives sont des ostraca, simples tessons sur lesquels étaient mentionnés, en quelques mots, les moindres événements : l'envoi en mission d'un légionnaire chez les Garamantes, ou le passage de quelques Garamantes conduisant quatre bourricots (Garamantes ducentes asinos IV...). Dès le Ile siècle, des produits romains, amphores, vases en verre, bijoux étaient importés par les Garamantes jusque dans leurs lointains ksour du Fezzan et des architectes romains construisaient des mausolées pour les familles princières de Garama (Djerma). Légionnaires et auxiliaires patrouillaient le long de pistes jalonnées de citernes et de postes militaires autour desquels s'organisaient de petits centres agricoles. Trois siècles plus tard, la domination romaine s'effondre ; ce désert paisible s'est transformé en une bouche de l'enfer, d'où se ruent, vers les anciennes provinces, de farouches guerriers, les Levathae, les mêmes que les auteurs arabes appelleront plus tard Louata, qui appartiennent au groupe botr. Ces nomades chamel iers,venus de l'est, pénètrent dans les terres méridionales de la Byzacène et de Numidie qui avaient été mises en valeur au prix d'un rude effort soutenu pendant des siècles et font reculer puis disparaître l'agriculture permanente, en particulier ces ol ivettes dont les huileries ruinées parsèment aujourd'hui une steppe désolée (2). Cette irruption de la vie nomade dans l'Afrique «utile» devait avoir des consé quences incalculables. Modifiant durablement les genres de vie, elle prépare et annonce l'arabisation.
In: Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, N°35, 1983. pp. 7-24.
Résumé
Comment expliquer que les anciennes provinces romaines d'Afrique, en grande partie christia nisées et constituant la région la plus prospère de l'Occident latin, soient devenues en quelques siècles le Maghreb arabe. L'islamisation et l'arabisation ne furent pas contemporaines. La conquête arabe, au Vile siècle, fut le résultat d'une suite d'opérations militaires sans véritables tentatives de peuplement. La plus grande partie des populations berbères se convertit assez rapidement à l'Islam mais les derniè res communautés chrétiennes ne disparurent qu'au Xlle siècle. L'arabisation par la langue et les coutumes fut plus tardive ; elle affecta massivement, en premier heu, les Berbères du groupe zénète, pour la plupart nomades, qui s'assimilèrent aux tribus arabes bédouines (Béni Hilal, Béni Soleime...) à qui, en 1050, le Maghreb avait été «donné» par le calife fatimide du Caire. Alors que l'Islam a triom phé totalement depuis longtemps, l'arabisation est loin d'être achevée.
Les pays de l'Afrique du Nord sont aujourd'hui des Etats musulmans qui reven diquent, ajuste titre, leur double appartenance à la communauté musulmane et au monde arabe. Or ces États, après bien des vicissitudes, ont pris la lointaine succes sion d'une Afrique qui, à la fin de l'Antiquité, appartenait aussi sûrement au monde chrétien et à la communauté latine. Ce changement culturel, qui peut passer pour radical, ne s'est cependant accompagné d'aucune modification ethnique importante : ce sont bien les mêmes hommes, ces Berbères dont beaucoup se croyaient romains et dont la plupart se sentent aujourd'hui arabes. Comment expliquer cette transformation, qui apparaît d'autant plus profonde qu'il subsiste, dans certains de ces Etats mais dans des proportions très différentes, des groupes qui, tout en étant parfaitement musulmans, ne se considèrent nullement arabes et revendiquent aujourd'hui leur culture berbère (1) ? Il importe, en premier lieu, de distinguer l'Islam de l'arabisme. Certes, ces deux concepts, l'un religieux, l'autre ethno-sociologique, sont très voisins l'un de l'autre puisque l'Islam est né chez les Arabes et qu'il fut, au début, propagé par eux. Il existe cependant au Proche-Orient des populations arabes ou arabisées qui sont demeurées chrétiennes, et on dénombre des dizaines de millions de musulmans qui ne sont ni arabes ni même arabisés (Noirs africains, Turcs, Iraniens, Afghans, Pakis tanais, Indonésiens...). Tous les Berbères auraient pu, comme les Perses et les Turcs, être islamisés en restant eux-mêmes, en conservant leur langue, leur organisation sociale, leur culture. Apparemment, cela leur aurait même été plus facile puisqu'ils étaient plus nombreux que certaines populations qui ont conservé leur identité au sein de la communauté musulmane et qu'ils étaient plus éloignés du foyer initial de l'Islam. Comment expliquer, aussi, que les provinces romaines d'Afrique, qui avaient été évangélisées au même rythme que les autres provinces de l'Empire romain et qui possédaient des églises vigoureuses, aient été entièrement islamisées alors qu'aux portes de l'Arabie ont subsisté des populations chrétiennes : Coptes des pays du Nil, Maronites du Liban, Nestoriens et Jacobites de Syrie et d'Iraq ? Pour répondre à ces questions, l'historien doit remonter bien au-delà de l'év énement que fut la conquête arabe du Vile siècle. Cette conquête, si elle permit Fisla-misation, ne fut pas, cependant, la cause déterminante de l'arabisation. Celle-ci, qui lui fut postérieure de plusieurs siècles et qui n'est pas encore achevée, a des raisons beaucoup plus profondes ; en fait, dès la fin de l'Empire romain, nous assistons à un scénario qui en est comme l'image prophétique. La fin d'un monde Rome avait dominé l'Afrique, mais les provinces qu'elle y avait établies : Africa (divisée en Byzacène et Zeugitane), Numidie d'où avait été retranchée la Tripolitaine, les Maurétanies Sitifienne, Césarienne et Tingitane, avaient été romanisées à des degrés divers. En fait, il y eut deux Afrique romaines : à l'est, la province d'Afrique et son prolongement militaire, la Numidie, étaient très peuplés, prospères et larg ement urbanisés ; à l'ouest, les Maurétanies étaient des provinces de second ordre, limitées aux seules terres cultivables du Tell, alors qu'en Numidie et surtout en Tripolitaine, Rome est présente jusqu'en plein désert. Après le 1er siècle, toutes les grandes révoltes berbères qui secouèrent l'Afrique romaine eurent pour siège les Maurétanies. Néanmoins Rome avait réussi, pendant quatre siècles, à contrôler les petits nomades des steppes ; grâce au système complexe du limes, elle contrôlait et filtrait leurs déplacements vers le Tell et les régions mises en valeur. C'était une organisa tion du terrain en profondeur, comprenant des fossés, des murailles qui barraient les cols, des tours de guet, des fermes fortifiées et des garnisons établies dans des castella. R. Rebuffat, qui fouille un de ces camps à Ngem (Tripolitaine), a retrouvé les modestes archives de ce poste» Ces archives sont des ostraca, simples tessons sur lesquels étaient mentionnés, en quelques mots, les moindres événements : l'envoi en mission d'un légionnaire chez les Garamantes, ou le passage de quelques Garamantes conduisant quatre bourricots (Garamantes ducentes asinos IV...). Dès le Ile siècle, des produits romains, amphores, vases en verre, bijoux étaient importés par les Garamantes jusque dans leurs lointains ksour du Fezzan et des architectes romains construisaient des mausolées pour les familles princières de Garama (Djerma). Légionnaires et auxiliaires patrouillaient le long de pistes jalonnées de citernes et de postes militaires autour desquels s'organisaient de petits centres agricoles. Trois siècles plus tard, la domination romaine s'effondre ; ce désert paisible s'est transformé en une bouche de l'enfer, d'où se ruent, vers les anciennes provinces, de farouches guerriers, les Levathae, les mêmes que les auteurs arabes appelleront plus tard Louata, qui appartiennent au groupe botr. Ces nomades chamel iers,venus de l'est, pénètrent dans les terres méridionales de la Byzacène et de Numidie qui avaient été mises en valeur au prix d'un rude effort soutenu pendant des siècles et font reculer puis disparaître l'agriculture permanente, en particulier ces ol ivettes dont les huileries ruinées parsèment aujourd'hui une steppe désolée (2). Cette irruption de la vie nomade dans l'Afrique «utile» devait avoir des consé quences incalculables. Modifiant durablement les genres de vie, elle prépare et annonce l'arabisation.
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