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Le plurilinguisme

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  • Le plurilinguisme

    Extrait d'article :

    Le plurilinguisme, objet d'Histoire
    B. Grévin
    Revue Hypothèses
    ________________


    Le développement des nationalismes linguistiques, sur le modèle allemand (lui-même défini à la fois par réaction et en réponse au nationalisme révolutionnaire français), par association de la langue à la nation, a certes longtemps contribué à obscurcir les données du problème. En dépit de la polarisation théorique entre le modèle « renanien » de la nation par choix, et le modèle straussien de la nation définie en fonction de critères ethnolinguistiques, la puissance d’attraction de la seconde option s’est révélée telle qu’elle a entraîné – en Europe d’abord, puis, par réaction, dans nombre de zones de la planète – la construction de nombreux nationalismes prônant l’identification de l’État existant ou rêvé à une langue censée représenter la nation.

    Or la construction de l’histoire en tant que science s’est produite concomitamment avec le développement de ces idéologies nationalistes, dont on peut dire qu’elles ont trouvé leur apogée dans les déchaînements de la 1e Guerre mondiale et ses suites, avec la tentative – à maints égards désastreuse – de redécouper l’Europe en fonction d’une carte ethnolinguistique. Et l’un des résultats heuristiques de la prégnance du schéma d’identification langue-nation entre 1815 et 1940 a certainement été de faire peser rétroactivement une conception anachronique de la pensée linguistique sur l’étude du passé, qu’il soit antique, médiéval ou moderne. Cette conception tendait à évacuer ou simplement à ignorer l’importance du plurilinguisme dans la longue durée, parce qu’elle était arcboutée sur sa négation passionnée dans un présent où il fallait uniformiser les usages à l’échelle de chaque pays.

    En Europe, le 19e siècle et le début du 20e siècle furent marqués par un dynamisme linguistique assurément particulier. Une sorte d’équilibre habile existait d’une part entre plusieurs grandes langues de culture à vocation internationale, parmi lesquelles se distinguaient l’anglais, en ascension mais non encore triomphant, le français riche de son prestige de sociolecte nobiliaire européen, et l’allemand partout présent en Europe centrale. À une échelle plus locale, on élaborait d’autre part d’innombrables cultures linguistiques nationales par un énorme travail de création de néologismes lexicaux, destiné à placer chaque langue-nation à égalité théorique avec les modèles les plus prestigieux (nyelvújítas hongroise ... etc.). Cette dynamique plaçait les historiens européens intéressés par le fait linguistique dans une situation différente de la nôtre, qui voit la cohabitation malaisée des langues nationales souvent dominantes dans un espace politique donné, mais en partie dépouillées de leur prestige de naguère, avec un anglais tendant à devenir la langue première de la communication non seulement internationale, mais encore scientifique ou commerciale à l’intérieur même des cadres nationaux. Est-ce à dire que les historiens se trouvent eux-mêmes placés dans une situation linguistique post-nationale qui les rendrait plus susceptible de comprendre les enjeux du multilinguisme ? Le propre de l’histoire linguistique est pourtant de se refuser à toute schématisation trop rapide, et ce début du 21e siècle ne peut pas non plus être caractérisé comme un temps d’abandon pur et simple du modèle inventé à la fin du 18e et au 19e siècle. [...]

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    "L'armée ne doit être que le bras de la nation, jamais sa tête" [Pio Baroja, L'apprenti conspirateur, 1913]

  • #2
    Le conditionnement de la pensée romantique et nationaliste sur les langues qui s’exerce encore à certains égards sur nous, dans des conditions renouvelées, est illustré par la difficulté à réinterpréter dans la longue durée l’histoire des espaces de cohabitation linguistique européenne dans un sens moins strictement « national » que ne le firent nos prédécesseurs.

    L’étude de l’Angleterre et de la France médiévale offre à cet égard d’éloquents exemples :

    En France, il a fallu attendre les dernières décennies du 20e siècle pour opérer une déconstruction de l’image traditionnelle qui faisait de l’ascension du français du roi comme médium écrit de l’expression politique entre 1300 et 1500 une sorte d’épiphanie annonciatrice dès le Moyen Âge de l’idéologie d’unification linguistique révolutionnaire et contemporaine. Certes, à partir de la fin du 12e siècle déjà dans certaines situations de communication, et surtout à partir du 15e siècle, progressivement, le « français du roi » se structure comme un idiome prestigieux, peu à peu destiné à devenir la langue de communication politique officielle du royaume. Cette ascension n’est toutefois synonyme ni d’exclusion, ni de linéarité. Le retour brutal au latin à la chancellerie en 1351 montre le trouble des esprits qui, au niveau même du pouvoir royal, hésitent alors entre la sacralité de la langue ecclésiastique, et la langue vernaculaire d’une grande partie de la moitié N. du royaume. Surtout, au 14e comme au 15e siècle, on ne trouve nulle trace d’une volonté d’imposer à la population le maniement d’une langue parce qu’elle serait associée à l’État (ou à ses élites). L’effort pédagogique porte alors plutôt, dans la lignée d’une très longue histoire, sur le latin, qu’aucun clerc ne peut, théoriquement, ignorer, et qui reste la langue de l’éducation par excellence. Aussi, si les tensions linguistiques ne manquent pas, elles se structurent en fonction de lignes de force – hésitation entre latin et français, crispations entre différentes formes valorisées du français comme le picard et le français parisien – qui ne sont pas toujours celles que l’on imaginerait. Dans tout le royaume, la cohabitation linguistique (entre français et langues romanes, telles que l’occitan, ou non romanes, comme le breton et le flamand, entre variétés hautes aménagées et variétés basses locales, entre l’ensemble de ces registres et le latin) s’opère, non sans tensions parfois (l’utilisation du flamand ou du français peut ainsi être un marqueur socioculturel dans le contexte politique agité de la Flandre des 14e et 15e siècles), sans que se rencontre l’idée qu’à la construction d’un espace politique intégré doive correspondre l’unification linguistique.

    Pour l’Angleterre, le cas est peut-être encore plus symptomatique. Ici, l’historien ne pouvait nier l’existence d’un plurilinguisme de fait, qui, loin de se limiter à la coexistence de plusieurs langues au sein de la population, affectait directement non seulement la production littéraire mais encore la communication étatique. Sans même tenir compte des problèmes posés par la variété des langues celtes résiduelles dans l’espace britannique, la coexistence de l’anglais, du français et du latin comme langues d’expression politique et/ou littéraire forme un objet d’étude dont on peut dire qu’il n’a été correctement abordé que depuis une génération. Avant 1980, le poids de la représentation d’une langue anglaise remontant des abîmes où la conquête de 1066 l’avait plongée, pour s’imposer en triomphant – au détriment de ses deux rivales – au 14e et surtout au 15e siècle était tel qu’il masquait en grande partie les véritables mécanismes d’utilisation et de négociation entre les trois registres linguistiques durant les derniers siècles du Moyen Âge. La contestation actuelle du concept longtemps dominant de chancery English, symbolisant l’invention par la chancellerie royale d’un anglais standardisé appelé à devenir la matrice de la langue nationale, montre à quel point les relectures récentes tendent à relativiser cette vision. Elles le font au profit d’une interaction dynamique de trois idiomes qui s’influencent en quelque sorte « en escalier », le latin conditionnant la littérarisation du français, qui à son tour procure un modèle à la (re-)litérarisation de l’anglais. Au 16e siècle encore, malgré l’ascension d’une culture écrite anglaise de plus en plus affirmée, le « français d’Angleterre » – fossilisé en anglo-normand juridique, ou importé à travers la production littéraire du continent – occupe une place non négligeable dans les cultures linguistiques britanniques, et surtout, évidence, la langue de référence haute qui distingue l’éducation soignée de l’honnête homme ou du clerc de l’ignorance populaire reste le latin.

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    "L'armée ne doit être que le bras de la nation, jamais sa tête" [Pio Baroja, L'apprenti conspirateur, 1913]

    Commentaire


    • #3
      Quelle est la tâche de l’historien confronté au pluralisme linguistique ?

      Elle consiste sans doute d’abord à trouver un difficile équilibre entre la relativisation nécessaire des tensions entre langues dans un espace politique ou socio-institutionnel donné, et le risque, inhérent à la volonté de s’éloigner des schémas de l’histoire positiviste « nationalisante », de nier leur réalité, pour retrouver toute la complexité des jeux de négociation permanente caractérisant les sociétés humaines dans leur dimension plurilingue, sans néanmoins l’exagérer.

      On l’a dit, l’identification d’une construction étatique avec une langue est un phénomène à la fois ancien et non-automatique, le cas suisse n’étant que l’exemple européen le plus fameux – avec l’exemple belge – de l’absence d’automaticité du rapport entre État et primauté d’un médium linguistique en contexte contemporain – avec cette différence que l’on peut parler d’une forme de « nationalisme » suisse transcendant les pourtant nombreux clivages et tensions entre les communautés linguistiques helvétiques depuis le 16e siècle jusqu’à nos jours, alors que le modèle belge offre l’exemple d’un État binational où la référence à la nation se cristallise essentiellement autour des deux identités flamande et wallonne. On peut également parler d’identification partielle de la construction étatique avec un support linguistique particulièrement valorisé pour des constructions politiques très anciennes, telles que la Chine impériale communiquant (au moins par écrit) en chinois classique, en dépit de la variété des langues dans l’espace ainsi structuré.

      En dépit de ces similitudes qui transcendent les périodes, il existe pourtant une différence fondamentale entre les modèles de gestion linguistique des États traditionnels et celui de leurs successeurs contemporains. Dans les sociétés traditionnelles (et l’on pourrait dire qu’elles le sont toutes d’un point de vue linguistique jusqu’au 18e siècle inclus), l’absence de volonté de l’État d’imposer une norme permanente au-delà du choix de certains registres comme vecteur de sa communication la plus prestigieuse impose de ne parler d’idéologies et de tensions linguistiques qu’avec une certaine prudence. Au-delà de l’exemple néo-assyrien, l’existence bien attestée de combats pour la redéfinition de la langue du pouvoir invite pourtant à dépasser une approche trop strictement iréniste pour comprendre les mécanismes d’association de la langue aux constructions politiques dans la longue durée de l’histoire « pré-contemporaine ».

      La « crise » linguistique des 13e et 14e siècles offre à cet égard un cas de figure pertinent. [...] La propagande anglaise dirigée contre le pouvoir des derniers capétiens et des premiers Valois, accusés de vouloir détruire la lingua anglica, a ainsi été longtemps comprise comme un symptôme d’identification progressive du pouvoir anglais à la langue « insulaire », après la longue parenthèse des années 1066-1270 où le poids du français, langage des élites nobiliaires et du pouvoir royal, avait été prépondérant. Pourtant, l’utilisation du terme de lingua se révèle à analyse approfondie ambigu dans un contexte politique médiéval : il semble plus souvent, jusque dans la construction institutionnelle des linguae de l’ordre des Hospitaliers de Malte des 16e-18e siècle, employé pour parler d’un groupement politique à caractère régional ou suprarégional (les Anglais, les Bretons, les Flamands, les « Slaves ») plutôt que d’une langue à proprement parler. On serait ainsi bien en peine de trouver une langue identitaire correspondant à la « langue d’Auvergne » de l’ordre, qui regroupait Franche-Comté, pays savoyards et partie du monde occitan. Lingua semble ainsi fonctionner comme une sorte de synonyme de natio (dans les sens médiévaux du terme), sans véritable connexion avec la langue. Cette relativisation va jusqu’à un certain point dans le sens des réinterprétations du plurilinguisme anglais médiéval en cours. Si l’association entre anglais, natio anglaise et pouvoir politique avait été si évidente dès les années 1300, comment expliquer que les souverains anglais aient choisi de s’exprimer préférentiellement en latin et en français pendant tout le 14e et la majeure partie du 15e siècle ? D’où la tentation de redimensionner radicalement l’importance de l’« identité linguistique » dans les cultures médiévales, ou de la première modernité.

      [Fin d'extrait]
      Dernière modification par Harrachi78, 28 avril 2022, 11h54.
      "L'armée ne doit être que le bras de la nation, jamais sa tête" [Pio Baroja, L'apprenti conspirateur, 1913]

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