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Qu'est-ce qu'une langue morte ?

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  • Qu'est-ce qu'une langue morte ?

    Extrait de :

    Halte à la mort des Langues
    C. Hagège
    __________________________

    On dit d’ordinaire qu’une langue est morte lorsqu’elle n’a plus d’usagers (ou « locuteurs », en termes plus techniques). Mais il existe bien des façons, pour une langue, d’être morte. Ainsi, il y a fort longtemps que le latin et le grec ont cessé d’être parlés. Pourtant, en France, ils parmi les matières d’enseignement. L’administration scolaire les appelle « langues anciennes », le grec étant justement dit « classique » (par opposition au grec d’aujourd’hui, qui est dit « moderne », et qui se parle). Les élèves peuvent choisir le grec classique et le latin au même titre que les langues dites vivantes, alors qu’il s’agit de langues mortes au sens très simple qui vient d’être donné.

    C’est que le statut du latin et du grec classique leur donne, en France et dans les autres pays de langue romane (Italie, Espagne, Portugal, Roumanie), une place particulière dans la culture. En effet, le français est historiquement issu du latin pour l’essentiel, et du grec pour une part importante du vocabulaire savant. La présence de ces langues anciennes dans l’enseignement officiel tel que le dispensent de nombreux États est l’indice d’une continuité au moins symbolique, sinon réelle.

    Pour éclairer encore ce qu’il faut exactement entendre par « mort d’une langue », je rappellerai à grands traits l’histoire du latin. Mais à côté de cet exemple révélateur, il en existe d’autres à travers le monde, et je montrerai que dans chaque cas, il s’agit d’une langue certes disparue de l’usage, mais néanmoins douée de prestige, et regardée comme part inaliénable de la culture. Un autre cas, enfin, mérite également un examen. C’est celui de l’arabe littéraire, lui aussi enseigné dans les écoles de tous les pays concernés, et pourtant absent de la communication quotidienne. Qui soutiendrait que l’arabe littéraire est une langue morte ? Et qui, néanmoins, affirmerait qu’on peut l’entendre parler par des locuteurs ordinaires, dans n’importe quel pays arabe ? Telles sont les situations, riches en enseignements sur ce qu’est une langue morte, par lesquelles il paraît opportun de commencer cette étude.

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    Dernière modification par Harrachi78, 27 avril 2022, 21h16.
    "L'armée ne doit être que le bras de la nation, jamais sa tête" [Pio Baroja, L'apprenti conspirateur, 1913]

  • #2
    Latin littéraire et latin vulgaire

    De bons esprits sont tentés, en Occident, de poser une question abrupte : à quelle date a-t-on cessé de parler en latin ? Pour y répondre, il convient d’examiner au moins les dernières étapes. Dans la plupart des sociétés complexes qui occupent un vaste territoire et sont hiérarchisées en classes, il tend à s’établir des différences linguistiques. On peut souvent les subsumer, en simplifiant beaucoup, sous une opposition entre langue littéraire et langue vulgaire, cette dernière étant définie comme celle que parlent des locuteurs sur qui les modèles scolaires et écrits exercent une influence limitée, en sorte qu’ils accueillent plus facilement les apports extérieurs, et contribuent, de cette manière, à hâter les évolutions.

    Une telle opposition existait dans la Rome antique, depuis une époque que nous ne pouvons pas fixer avec précision, mais qui, sans doute, avait commencé longtemps avant la République. Les pièces de théâtre de Plaute, à la fin du 3e et au début du 2e siècle av. l’ère J.-C , nous conservent l’exemple d’un latin vulgaire où se sont amorcés divers changements ; du latin littéraire, beaucoup plus stable, une image nous est donnée, pour la même époque, dans les fragments conservés du poète Ennius, cultivant une norme soigneuse, qui compensait les origines osque et grecque de ce Calabrais romanisé. Les élites cultivées de cette époque, et surtout des suivantes, eurent conscience des changements qu’induisait le développement du latin vulgaire. Dès le 1er siècle av. J.-C., le grammairien Varron fixait les normes du « bon usage », cependant que César ciselait une prose aussi proche que possible de l’idéal classique, et que, dans son Brutus, Cicéron regrettait l’époque où les habitants natifs de Rome, non soumis à « quelque influence barbare au sein de leur famille, s’exprimaient comme il faut », et déplorait l’altération que produisaient en latin « les foules cosmopolites parlant une langue corrompue » ; un siècle plus tard, le rhéteur Quintilien insistait sur le choix de locuteurs dignes de servir de modèles.

    Un fait apparaît donc clairement : le latin parlé était depuis longtemps en train de s’imposer dans l’usage lorsqu’au début du 4e siècle, tandis que la puissance romaine était en plein déclin face à la pression continue des Barbares, Constantin commença d’accorder aux chrétiens une réelle importance dans la vie de l’État. Dès lors un problème se pose : le latin littéraire, évidemment promu par l’Église, en voie de devenir seule héritière légitime de Rome, est l’instrument de la prédication chrétienne, et, langue écrite prestigieuse, il ne connaîtra pas de changements trop considérables par rapport à la langue classique de Cicéron et César ; tout à l’inverse, la masse des fidèles, auxquels s’adressent les Pères de l’Église parlent un latin vulgaire qui ne cesse d’évoluer, comme toute langue orale. Il s’ensuit que la « mort » du latin coïncidera avec le moment où la communication verticale entre lettrés prédicateurs et fidèles auxquels ils s’adressent en langue écrite sera devenue impossible, du fait de l’écart de moins en moins franchissable entre cette langue et le latin vulgaire, évoluant pour aboutir finalement à plusieurs langues romanes distinctes.

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    "L'armée ne doit être que le bras de la nation, jamais sa tête" [Pio Baroja, L'apprenti conspirateur, 1913]

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    • #3
      Les trois étapes de la « mort » du latin

      On peut distinguer trois étapes. De 400 à 650 environ, c’est-à-dire du dernier siècle de l’Empire romain au milieu de la dynastie mérovingienne (fondée en 481), les prédicateurs parviennent à se faire comprendre de la masse, bien que leurs attitudes soient variables : Grégoire le Grand dans l’Italie lombarde, et en Afrique Augustin, qui appréciait la latinité rustique en tant que terreau vivant de la pédagogie chrétienne, prennent leurs distances à l’égard des choix classicistes du traducteur Jérôme et de son maître le grammairien Donat ; au contraire, Isidore de Séville dans l’Espagne wisigothique, ou Grégoire de Tours dans la Gaule des successeurs de Clovis regrettent, tout en s’y adaptant par nécessité, ce qu’ils considèrent comme un abâtardissement du latin.

      Lors d’une deuxième étape, que l’on peut situer entre 650 et 750, la communication fonctionne d’une manière de plus en plus approximative entre illettrés d’un côté, et de l’autre des lettrés en quête d’un moyen de se faire entendre de ces derniers, au prix, parfois, d’un latin vulgarisé, comme chez le moine Marculf.

      À la dernière étape enfin, après 750, c’est-à-dire à la clôture de l’époque mérovingienne, une crise linguistique s’installe, et de façon irréversible. Les efforts d’Alcuin, lettré de langue maternelle northumbrienne (vieil-anglaise), que Charlemagne charge, au début du 9e siècle, de restaurer les études latines, n’ont d’autre effet, dans une Gaule carolingienne où de surcroît la cour et l’aristocratie, de langue tudesque, sont coupées de la population, que d’approfondir le fossé qui sépare du latin cette dernière, laquelle, bien entendu, ne participe pas au bilinguisme latin-tudesque des élites intellectuelles franques. La coupure est plus radicale encore en Espagne, où les lettrés latinophones de Cordoue, surtout Alvare et Euloge, représentants de ces chrétiens que l’on appelait étrangement mozarabes (« arabisés »), cultivent, pour s’affirmer face au pouvoir musulman, qui ne persécute pas l’Église mais la tient sous son joug, une langue aussi pure que possible ; cela accentue l’écart avec le parler des masses ; certes, dans l’Andalousie, politiquement arabe, mais en majorité romanophone, du milieu du 9e siècle, la langue parlée évoluait moins vite qu’en Gaule et ne subissait pas d’influence aussi forte que celle qu’exerça le franc germanique sur le latin vulgaire pour produire, par l’effet de cette convergence, l’ancêtre du français ; néanmoins, le parler des masses romanes en Espagne était déjà si éloigné du latin, que la communication avec les prédicateurs latinophones devint impossible. La rupture est plus tardive en Italie, mais elle est consommée au milieu du 10e siècle.

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      • #4
        Ainsi, la compétence passive des masses, en Occident chrétien, à l’égard du latin, c’est-à-dire leur capacité de le comprendre à peu près tout en ne le parlant pas, n’a cessé de décroître. Mais corollairement, la compétence active des prédicateurs décroissait à raison même de leur effort d’adaptation à leurs publics. La romania avait cessé d’être latine pour devenir romane, du nom que l’on a donné aux nouvelles langues. On les appelle aussi « néo-latines ». Et de fait, pendant une assez longue période, qui commence sans doute avant même la fin de la république à Rome, et se poursuit jusqu’au haut Moyen Âge, les usagers ont dû considérer qu’ils parlaient « en latin », même quand déjà la communication avec des latinophones était devenue difficile. Ces derniers étaient, par exemple, des Romains parlant aux vétérans mercenaires, d’origines linguistiques diverses, qui gardaient au milieu du ee siècle le limes, frontière de l’empire opposée aux incursions barbares sur les marches de la Dacie, de la Pannonie ou de la Mésie (respectivement aujourd’hui, à peu près, la Roumanie, la Hongrie et la Bulgarie) ; beaucoup plus tard, les latinophones seront les prédicateurs s’adressant aux masses mais ne recourant pas, pour les christianiser, à la langue vulgaire qu’elles utilisaient, d’où la difficulté de la communication.

        On voit que les langues néo-latines ne pouvaient pas être issues du latin littéraire. Elles ne pouvaient venir que des formes parlées du latin, de même que le grec moderne n’est pas issu du grec classique qu’écrivaient les auteurs anciens à l’époque où rayonnait Athènes, mais bien de la koinê qui s’était développée après cette époque, c’est-à-dire à partir du 4e siècle av. J -C. La promotion des idiomes néo-latins comme langues de plein droit est assurée à partir du moment où il est avéré que l’écriture en latin est devenue inapte à transcrire les paroles de la masse.

        Car il faut souligner que le latin était langue écrite non seulement au sens de langue littéraire et de prestige, mais aussi dans la mesure où, pour les lettrés du haut Moyen Âge, en Occident, il n’était pas pensable d’écrire en une autre langue que le latin. C’est donc la nécessité de concevoir une nouvelle scripta qui signe l’accession des langues romanes à la reconnaissance. Bien entendu, il s’agissait de langues nouvelles sur un autre plan encore, essentiel, celui de leur forme interne : il faut rappeler ce fait bien connu que dans toutes les langues romanes, dès cette époque, on note, pour s’en tenir aux domaines autres que le vocabulaire, les traits suivants : il n’y a plus de neutre, les déclinaisons sont en voie de disparition au bénéfice d’un accroissement du nombre et du rôle des prépositions, une nouvelle catégorie d’articles est en train d’apparaître, le futur simple du latin est remplacé par une forme composée, les désinences du moyen et du passif s’étiolent, l’infinitif des propositions compléments est de plus en plus remplacé par un mode personnel, le système des conjonctions est renouvelé.

        D’aucuns soutiendront que la notion de mort ne s’applique pas de manière évidente au latin, dans la mesure où les langues néo-latines sont issues de lui. Cela n’est que partiellement vrai, puisqu’en fait, elles proviennent, nous venons de le voir, des diverses formes du latin vulgaire, et non du latin que nous ont transmis les grands textes classiques. Quant au point de vue de ceux pour qui les langues néo-latines ne sont autre chose que du latin, il n’est pas acceptable. Il ne peut suffire d’une origine génétique avérée pour conclure que l’ancêtre et son descendant sont un seul et même objet. Seule la fierté nationaliste d’une Espagne chrétienne et latine restaurée dans la péninsule après l’achèvement de la Reconquista, qui avait mis fin à près de huit siècles d’occupation arabe, au demeurant fort brillante, pouvait expliquer l’étrange impression, chez certains Espagnols, à partir de 1492, d’apporter aux Indiens d’Amérique, dont les langues étaient si exotiques, la latinité elle-même à travers le castillan, d’où la notion, étrange si l’on y réfléchit, d’« Amérique latine ».

        En fait, il y avait longtemps, alors, en Espagne comme en France, que les langues néo-latines s’étaient émancipées, et leurs formes, à cette époque, n’étaient pas aussi éloignées qu’on pourrait le croire de celles qu’elles ont aujourd’hui. Ce n’est que par métaphore que l’on peut dire que le latin se survit dans les langues romanes. En outre, il faut souligner que l’emploi, certes encore timide, des langues vernaculaires, même dans les sciences et dans les traités philosophiques, à partir du milieu du 17e siècle, est aussi le signe d’une émancipation de la pensée par rapport aux dogmes d’autorité, qui s’exprimaient en latin.

        Cela dit, on doit aussi rappeler que dans l’Europe de l’âge classique, comme dans celle de l’époque médiévale, les savants et les lettrés continuaient le plus souvent de communiquer en latin, et cela même en pays non latins : Allemagne, Pologne, Suède, Angleterre, Irlande. En outre, le latin n’a pas partout disparu de l’usage. Il est encore la langue de l’Église romaine, comme il fut jadis celle de l’Empire romain. Sa manière particulière de n’être plus vivant sans être tout à fait mort est typique du destin des langues humaines.

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        "L'armée ne doit être que le bras de la nation, jamais sa tête" [Pio Baroja, L'apprenti conspirateur, 1913]

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        • #5
          Sur certaines vieilles langues de prestige

          Une langue disparue de l’usage peut aussi se maintenir dans un état qui n’est pas celui de la vie définie par sa présence au sein de l’échange quotidien, mais qui, pour autant, n’est pas véritablement un état de mort.

          [...]

          L’arabe classique

          Si, comme pour le latin, on utilise la définition proposée au début de ce chapitre, on pourra, avec quelque précipitation, déclarer que l’arabe classique est mort. Pourtant, une expérience très courante démontre le contraire. Dans de nombreuses circonstances empreintes de quelque solennité, l’arabe classique est utilisé aujourd’hui, et non pas seulement en situation de monologue. Que peut-on en conclure quant à la définition d’une langue morte ?

          On connaît la complexité de ce qu’on appelle langue arabe. Sa singularité apparaît dès sa désignation. Si l’on mentionne « l’arabe », sans adjectif, les uns entendront qu’il s’agit de l’arabe classique, que l’on appelle aussi littéraire ou littéral, sans qu’il y ait d’adéquation entre les réalités que désignent ces termes, il s’en faut de beaucoup. D’autres, peut-être moins nombreux, penseront qu’il s’agit d’arabe dialectal, c’est-à-dire d’une des formes de l’arabe qui sont parlées au Maghreb, en Afrique saharienne, ou en Orient ou dans un des sultanats de la péninsule syro-arabe, ou encore de l’arabe qu’utilisent des chrétiens, comme les Maltais ou les habitants de Kormakiti en Crète.

          Il est probable que la situation de diglossie qui prévaut dans le monde arabe, à savoir l’existence d’une variante littéraire réservée à l’usage écrit et de variantes dialectales qui se parlent dans les divers pays arabes, est fort ancienne, et que l’arabe du Coran n’était pas une langue parlée dont les dialectes seraient historiquement issus, mais bien une norme de prestige, dans laquelle le Prophète a reçu et a voulu transmettre la révélation de l’Islam. La situation est donc différente de celle du latin, en dépit du point commun qu’est l’opposition entre l’écrit et le parlé. De plus, l’arabe littéraire, contrairement au latin, s’utilise couramment aujourd’hui dans toute la littérature en arabe, puisque les dialectes, en principe, ne s’écrivent pas (sur la distinction entre langue et dialecte,. Il est utilisé à la radio, à la télévision, dans les discours officiels, les communications scientifiques, et en toutes autres circonstances formelles.

          Ce qui permet, néanmoins, de dire qu’il ne s’agit pas d’une langue parlée au sens ordinaire du terme est un fait simple : l’arabe littéraire n’est en principe la langue maternelle de personne ; les habitants des pays arabes ne parlent dans la vie quotidienne, et ne transmettent à leurs enfants, que le dialecte du pays où ils vivent. On sait que les dialectes arabes peuvent être assez différents, y compris au sein d’un même ensemble géographique et culturel, et à plus forte raison entre deux ensembles : un Yéménite et un Marocain peuvent éprouver quelque difficulté à communiquer en parlant chacun son dialecte. C’est pourquoi le recours à la langue arabe littéraire peut être envisagé dans ce cas. Mais ce recours suppose que chacun la connaisse assez pour s’en servir dans l’échange oral, ce qui est loin d’être assuré, du fait de la forte hétérogénéité des niveaux de scolarisation et d’éducation. À cela s’ajoute que l’utilisation de cette langue dans la communication parlée apparaît à la plupart des arabophones comme artificielle et affectée, les dialectes seuls ayant une réalité d’instruments de conversation.

          De tout ce qui précède, il résulte que la définition d’une langue morte comme langue qui n’est plus parlée appelle, à la lumière des cas comme ceux du latin, de certaines vieilles langues de prestige et de l’arabe, une précision importante : à la présente étape de cette réflexion sur la mort des langues, seront réputées mortes les langues que ne parle plus aucun locuteur, certes, mais qui, en outre, n’ont laissé, dans la culture des descendants de ceux qui ont disparu avec ces langues, que peu de traces encore bien vivantes.

          [Fin de l'extrait]
          Dernière modification par Harrachi78, 28 avril 2022, 09h57.
          "L'armée ne doit être que le bras de la nation, jamais sa tête" [Pio Baroja, L'apprenti conspirateur, 1913]

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