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Comment fait-on l'histoire des langues ?

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  • Comment fait-on l'histoire des langues ?

    Extrait de :

    Une Histoire des langues & des peuples qui les parlent
    Jean Sellier
    Éditions La Découverte
    ___________________


    Que peut-on dire de langues dont tous les locuteurs sont morts sans laisser de trace écrite ? Quelles langues nos ancêtres parlaient-ils avant qu’ils n’inventent l’écriture ? Et leurs ancêtres ? On en vient ainsi à la question plus générale de l’origine des langues. [...]

    Les linguistes remontent le temps :

    La question des origines est aujourd’hui appréhendée sous deux angles.

    D’un côté, on s’efforce de comprendre dans quelles circonstances est apparu le langage propre aux êtres humains, caractérisé par son aptitude à combiner un nombre limité de sons pour engendrer un nombre illimité de messages. Les multiples hypothèses émises à cet égard n’ont pas débouché sur un consensus, du moins jusqu’à présent. Quoi qu’il en soit, il est clair que ces recherches (associant linguistique, anthropologie, neuropsychologie ... etc.) n’entrent pas dans le cadre du présent ouvrage, consacré à l’histoire.

    L’autre approche consiste à prendre pour point de départ les langues – modernes ou anciennes – que l’on connaît, puis à tenter de reconstituer leur généalogie : c’est ainsi que les linguistes remontent le temps. L’un de leurs grands succès, au 20e siècle, fut de montrer qu’il était possible d’explorer le passé en mettant en œuvre un ensemble de méthodes regroupées sous l’appellation de « linguistique comparée » (ou « linguistique historique »). Elles reposent sur la comparaison de langues différentes, dont on suppose qu’elles ont une origine commune, et sur l’étude de leurs états successifs. Si l’on relève des concordances régulières, qu’elles soient phonétiques, grammaticales ou relatives au vocabulaire de base, il devient possible d’établir des parentés entre les langues en question. La phonétique historique joue un rôle majeur, car elle porte sur des évolutions que l’on peut décrire de manière formelle et objective en se fondant sur des « lois phonétiques ». La linguistique comparée permet ainsi d’identifier des « familles de langues » et de reconstituer, du moins jusqu’à un certain point, des « protolangues », autrement dit des langues ancestrales.

    [...] Or, l’image d’ensemble qui se dégage aujourd’hui de ces travaux se révèle malaisée à interpréter. À côté de familles considérables, que ce soit par le nombre de langues ou par le nombre de locuteurs, on trouve en effet plus d’une centaine de familles de moindre taille et quantité de langues isolées, en particulier en Amérique.

    Comment expliquer de tels écarts ? Pourquoi la répartition des familles de langues est-elle aussi hétérogène ? Trois réponses sont avancées :

    – La plupart des linguistes considèrent que ce constat n’appelle pas nécessairement d’explication. La linguistique comparée a mis au jour un certain nombre de familles de langues, grandes et petites ; c’était sa vocation. Le travail n’est pas achevé et rien n’interdit que de nouvelles familles soient décelées demain. Il est néanmoins probable que de nombreux petits groupes et isolats demeureront ce qu’ils sont : les rares survivants de familles dont les autres membres ont disparu, de sorte que les méthodes comparatistes n’ont pas prise sur eux.

    – Certains incriminent la façon trop restrictive dont la linguistique comparée serait habituellement mise en œuvre. Ils prétendent au contraire qu’en recourant à des méthodes plus souples, la quasi-totalité des langues peuvent être regroupées en un nombre limité de familles.

    – Une troisième réponse prend le contre-pied des précédentes en affirmant que la coexistence de grandes familles et d’une foule de langues plus ou moins isolées ne résulte pas des limites des méthodes de recherche, mais qu’elle constitue une donnée historique appelant une explication.

    Chacune de ces réponses aborde – fût-ce implicitement – la question de la « préhistoire » des langues : la première avec une grande prudence, les deux autres d’une façon plus ambitieuse, comme nous le verrons.

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    "L'armée ne doit être que le bras de la nation, jamais sa tête" [Pio Baroja, L'apprenti conspirateur, 1913]

  • #2
    La préhistoire des langues

    Il est vrai que l’intérêt porté par les linguistes à la préhistoire n’est pas nouveau. Dès qu’ils sont parvenus à esquisser telle ou telle « protolangue », au cours de la seconde moitié du 19e siècle, ils se sont demandé où se situait le « foyer originel » de la famille concernée. Simultanément, des linguistes ont tenté de relier le passé de certaines langues à celui de certaines populations, ce qui, dans le contexte intellectuel de l’époque, a pu conduire à de malencontreuses confusions entre langues et « races ». Ce fut en particulier le cas de la famille indo-européenne, plus ou moins identifiée à une prétendue « race aryenne ».

    Depuis quelques dizaines d’années, l’archéologie préhistorique a accompli de grands progrès, tandis que s’affirmait une nouvelle discipline : la génétique des populations, aujourd’hui principalement fondée sur l’analyse de l’ADN d’ossements humains préhistoriques (« paléogénétique »). Cela a permis de croiser de nouvelles données et d’esquisser le contexte dans lequel s’est inscrite l’évolution des langues.

    Les circonstances de l’émergence d’Homo sapiens en tant qu’espèce sont très discutées et se situent trop loin dans le passé pour éclairer notre sujet. Contentons-nous de survoler les cent derniers millénaires…

    > Entre – 90 000 et – 50 000 ans environ, des humains modernes (présents de longue date en Afrique) migrent vers le Proche-Orient.

    > À partir de – 60 000 environ, les humains se répandent dans tout le continent eurasiatique. Alors s’ouvre une période clé, que Jared Diamond nomme le « grand bond en avant » et Yuval Harari la « révolution cognitive ». Parmi les innovations figurent les débuts de la navigation maritime et l’apparition de l’art.

    – Il y a 15 000 ans au plus tard, des humains venant d’Asie pénètrent dans le N.-O. du continent américain.

    – Il y a 12 000 à 11 000 ans apparaissent l’agriculture et l’élevage, au Proche-Orient pour commencer.

    – L’histoire au sens strict, marquée par l’existence de documents écrits, débute il y a 5 000 ans.

    La « révolution cognitive » résulte-t-elle de mutations génétiques ayant affecté le cerveau d’Homo sapiens, le conduisant à de nouvelles façons de penser et de communiquer ? C’est une hypothèse parmi d’autres. Elle impliquerait que le type de langue que nous pratiquons remonte à cette époque. Peut-on en conclure que les langues actuelles descendent toutes d’une langue unique ? On l’ignore, mais certains linguistes le pensent et affirment pouvoir remonter très loin dans le passé. Parmi eux figure l’Américain Merritt Ruhlen, auteur de L’Origine des langues. En comparant des mots tirés d’un grand nombre de langues relevant de familles très diverses, il observe des similitudes, sur lesquelles il s’appuie pour reconstituer les mots « originels ». C’est le cas de tik, signifiant « doigt » ou « un » (le nombre), dont il décèle la descendance dans plus de 150 langues. La plupart des linguistes nient toutefois la validité de l’entreprise en se référant à ce qu’ils savent du rythme d’évolution des langues : au fil des millénaires (et, a fortiori, des dizaines de millénaires), tout le vocabulaire finit par changer. Les similitudes relevées par Ruhlen seraient donc fortuites.

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    • #3
      Des familles très inégales

      Si l’on tient pour significative la très inégale répartition des familles de langues constatée aujourd’hui, comment peut-on en rendre compte ? Une thèse souvent avancée lie l’expansion des principales familles à la propagation du mode de vie d’agriculteurs aux dépens de celui de chasseurs-cueilleurs. De façon schématique, le scénario serait le suivant.

      – Avant l’apparition de l’agriculture, les êtres humains, des chasseurs-cueilleurs, étaient répartis sur tous les continents. Ils vivaient en petits groupes très dispersés, chacun s’exprimant dans une langue devenue distincte au fil du temps.

      – L’apparition de l’agriculture a provoqué une forte croissance démographique, poussant les populations agricoles à coloniser de nouvelles terres. Ce mouvement s’est effectué aux dépens des chasseurs-cueilleurs, qui ont été assimilés, éliminés ou refoulés, tandis que chaque population d’agriculteurs propageait sa propre langue. Au fur et à mesure de leur expansion, les langues des agriculteurs se sont à leur tour diversifiées et ramifiées : telle serait l’origine des principales familles.

      L’expansion des populations d’agriculteurs est-elle véritablement à l’origine des grandes familles de langues actuelles ? Les « foyers originels » correspondent-ils à des régions à partir desquelles l’agriculture se serait diffusée ? C’est sans doute vrai dans certains cas (l’expansion des langues bantoues, par exemple), mais douteux dans d’autres…

      Tout ce qui touche à la préhistoire des langues est aujourd’hui en débat : nous le constaterons en passant d’un continent à un autre. De surcroît, il existe parmi les linguistes différentes traditions, comme en témoignent les points de vue des « américanistes » et des « africanistes ». Les premiers appliquent les méthodes de la linguistique comparée de façon stricte, sous l’œil vigilant de leur chef de file, Lyle Campbell, gardien de l’orthodoxie : toute remise en cause du nombre de familles (on en compte 91 !) est jugée suspecte. Les africanistes, au contraire, s’accommodent de la classification établie dans les années 1950 par le linguiste américain Joseph Greenberg. Ce dernier distinguait alors quatre « embranchements » (terme emprunté aux sciences naturelles), communément qualifiés de « familles ». Les africanistes les considèrent comme des cadres pour la recherche, tout en demeurant souvent sceptiques (ou du moins attentistes) quant à leur validité. La paix entre linguistes règne ainsi sur deux continents pour des raisons opposées. Il n’en va pas de même en Asie, où les débats entre les tenants d’une famille « altaïque » (« altaïcistes ») et leurs contradicteurs (« anti-altaïcistes ») ont tourné au conflit ouvert.

      La notion de « consensus » entre linguistes apparaît donc à la fois relative et variable. Le consensus avoisine les 100 % quand il s’agit de la validité de la famille indo-européenne ; dans le cas d’une famille « dené-caucasienne » (regroupant certaines langues d’Amérique du Nord, les langues sino-tibétaines, les langues du Caucase, le basque et quelques autres), il se situe en bas de l’échelle. Entre les deux, c’est selon…

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