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Le mouvement « Jeune-Algérien » de 1900 à 1923

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  • Le mouvement « Jeune-Algérien » de 1900 à 1923


    Extrait de :

    Génèse de l'Algérie algérienne
    ​​​​C-Robert Agéron
    __________________

    [...] Sans doute, la littérature politique a-t-elle signalé sous le nom d’« évolués » ceux qui se désignaient plus volontiers comme Jeunes-Algériens, mais il apparaît généralement aux auteurs les plus sûrs que ces évolués ne peuvent être groupés en mouvement d’opposition de caractère moderne avant les années 1930. L’ouvrage célèbre de Ferhat Abbas Le Jeune-Algérien, paru en 1931, a visiblement servi de point de repère, encore qu’il s’agisse seulement d’un recueil d’articles de presse parus entre 1921 et 1930.

    Nous voudrions montrer ici que ce mouvement d’émancipation politique est, en réalité, plus ancien et bien antérieur au centenaire de l’Algérie et que son importance, dès avant la 1e Guerre mondiale, n’était point négligeable, puisqu’il est à l’origine des réformes algériennes de 1918-1919. Quant à son orientation politique, il nous appartiendra de la définir face aux opinions radicalement contradictoires des contemporains et des divers milieux intéressés. Même en l’absence relative de documents d’archives publiques, il nous a paru possible, par une très large lecture, d’arriver à une vision précise et objective de ce mouvement Jeune-Algérien, si curieusement méconnu.

    La présente étude s’arrêtera aux années 1923-24, au moment où l’émir Khaled, figure centrale de l’Algérie musulmane de ce temps, fut contraint de s’exiler et où l’action revendicative menée par les Jeunes-Algériens semblait bloquée, en Algérie du moins. L’histoire du mouvement ne finit pas là, mais, au-delà d’une phase d’asphyxie, c’est une nouvelle période qui commence, couronnée par l’action de la Fédération des élus indigènes (1927-1937).

    Le point de départ est évidemment plus difficile à fixer, surtout si l’on refuse de prendre pour critère l’apparition du vocable Jeune-Algérien. Or l’expression fut employée d’abord – pendant les années 1895-1900 – pour désigner les juifs évolués et francisés : on opposait alors aux Vieux-Turbans juifs – aux juifs traditionalistes – les Jeunes-Algériens. Mais, quant aux musulmans, les premiers renseignements concernant l’activité des « évolués » remontent à l’année 1900. Certes on ne parlait pas encore de Jeunes-Algériens, mais ces musulmans algériens pénétrés de culture française n’en existaient pas moins. Des observateurs attentifs n’allaient pas tarder à les reconnaître.

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    "L'armée ne doit être que le bras de la nation, jamais sa tête" [Pio Baroja, L'apprenti conspirateur, 1913]

  • #2
    1. Origines du mouvement

    Enfants du siècle, les Jeunes-Algériens ne sont pas une génération spontanée de l’année 1900. Dès 1892, on put présenter à Jules Ferry, venu enquêter en Algérie à la tête de la fameuse commission sénatoriale des XVIII, quelques musulmans évolués et politisés qui l’entretinrent des problèmes de la naturalisation ou de la représentation des musulmans. Jules Ferry nota alors dans ses Carnets personnels : « Alger, 6 mai 1892. Aujourd’hui nous avons entendu X... Y... le parti des Jeunes » et, plus loin, à Constantine, Jules Ferry s’étonnait de voir « un conseiller municipal indigène, vêtu d’une redingote », venir demander « l’élection de conseillers généraux, de députés et de sénateurs indigènes ».

    Si ces revendications n’étonnent pas l’historien, l’expression de « parti des Jeunes » lui paraît tout à fait insolite à cette date : Jules Ferry ne l’aurait-il pas forgé spontanément à la vue de ces jeunes interlocuteurs occidentalisés ?

    Mais, en 1900, lors d’une autre enquête parlementaire, de nombreux musulmans parlèrent librement à des députés français et, parmi eux, un petit nombre de modernistes ouverts aux problèmes politiques et préoccupés de réformes. Pour qui a lu la presse jeune-algérienne des années postérieures, leur ton ne trompe pas. En 1900, ils n’attirèrent pas l’attention des commissaires surtout préoccupés du mouvement anti-juif et le mot de Jeunes ne fut pas prononcé. Pourtant, tel mémoire remis aux parlementaires à Bône, le 30 juin 1900, sur « l’extension des droits politiques aux musulmans lettrés en français » pourrait être donné pour le Manifeste jeune-algérien de 1912.

    C’est en 1901 seulement, à propos d’une grande enquête internationale sur « la situation et l’avenir de l’Islam », que deux arabisants français, tous deux professeurs à la médersa de Tlemcen, firent connaître au public l’apparition, en Algérie, d’un mouvement de jeunes musulmans instruits qu’avec l’ensemble ils baptisèrent un parti jeune-turc. Apparemment ce fut une révélation, car on ne cessa de se référer pendant longtemps à ces deux articles signés respectivement par Edmond Doutté et William Marçais. Leurs observations étaient concordantes, mais leurs avis assez largement divergents.

    Le Pr Doutté parlait d’« un mouvement des esprits et d’un effort de rénovation islamique » ; il le jugeait « factice » et « limité à quelques rares musulmans ». Il conseillait de ne point hâter la cristallisation de ces tendances encore vagues, « pour éviter la formation d’un parti dangereux et brouillon s’égarant dans les chimères du panislamisme ou poursuivant des rêves stériles de revanche nationale ». W. Marçais parlait, avec quelque ironie, d’un « parti de la civilisation et du progrès », composé de modernistes, de rationalistes et d’ambitieux. Pour lui, beaucoup de ces Jeunes-Turcs n’étaient que des arrivistes qui cherchaient naïvement à se rapprocher des « vainqueurs » ; d’autres ne se modernisaient qu’en « adoptant leur costume à l’européenne », ou en usant sans scrupule des alcools européens. Quant à l’élite, elle s’occupait de mettre en harmonie le Qorân et les sciences modernes, grâce à une interprétation rationaliste du texte sacré et arrivait ainsi à un certain relativisme religieux. C’est pourquoi W. Marçais conseillait de favoriser ce mouvement et de le diriger discrètement par l’intermédiaire de sociétés d’anciens élèves des médersas.

    Mais ces observations se ressentaient trop directement de l’influence du milieu tlemcénien et de la fréquentation des étudiants de la médersa. Tlemcen faisait encore, à cette date, figure de capitale religieuse de l’Algérie musulmane et le besoin de réformes qui se faisait jour un peu partout y prenait naturellement une forme religieuse ou philosophique. Les tolba de la médersa française représentaient aussi un milieu bien spécial. Ces jeunes gens, qui étudiaient à la fois la théologie et le droit musulman, et les sciences et le droit d’Occident, étaient naturellement portés à l’amalgame des deux cultures et au relativisme ; ces futurs fonctionnaires français ne manifestaient, devant leurs professeurs français, aucune préoccupation politique. Mais il est permis de penser qu’ils devaient en connaître, à l’instar des libres interlocuteurs de l’enquête parlementaire de 1900. Les témoignages de musulmans étrangers qui visitèrent l’Algérie à cette époque accréditent cette hypothèse : tous se déclarèrent frappés du retard des lettrés algériens à repenser l’Islam traditionnel et de l’acuité de leurs soucis politiques. Le grand mufti d’Égypte, Mohammed Abdûh, champion du réveil théologique et apologétique connu sous le nom quelque peu abusif de modernisme musulman, déplora, en 1903, le conservatisme des lettrés algériens et l’ardeur politicienne des évolués. Compte tenu du complexe de supériorité des Orientaux vis-à-vis des Maghrébins, on peut penser que les Algériens instruits, vers 1900, prenaient seulement conscience du mouvement de rénovation islamique qui secouait l’Orient arabe, mais étaient déjà plus soucieux d’améliorer leur statut politique. Cette primauté du politique ne cessera de caractériser les Jeunes-Turcs (Jeunes-Algériens) par rapport aux réformateurs religieux (Mûçlihin et Ulamâ réformistes), préoccupés d’abord de ramener l’Islam à sa pureté primitive.

    Dans les années qui suivirent la révélation faite par les articles de Marçais et Doutté, l’opinion apprit peu à peu qu’il existait un parti jeune-turc en Algérie et, en France du moins, elle vit cela avec beaucoup de sympathie. Le fait est important et mérite qu’on y insiste.

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    Dernière modification par Harrachi78, 25 avril 2022, 12h41.
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    • #3
      Les Français avaient de nombreuses raisons de connaître et d’apprécier le mouvement Jeune-Turc d’Orient. On sait que c’est à Paris que parurent, en 1867, le Manifeste de la Jeune-Turquie, et, en 1895, le premier organe de presse du comité Union et Progrès. On sait aussi comment ce comité invoquait volontiers l’exemple de la Révolution française et jusqu’à la devise républicaine qui figura même sur les étendards turcs. C’est pourquoi la presse républicaine célébrait volontiers ces Jeunes-Turcs, ottomans libéraux, laïcisants, favorables à l’égalité des droits pour les divers peuples de l’Empire ottoman.

      Dès lors qu’on parlait de Jeunes-Turcs en Algérie, la même presse pensa retrouver les mêmes hommes et leur fit bon accueil. Les libéraux français associèrent désormais les deux mouvements. Ce n’est pas un hasard si le plus vigoureux défenseur des indigènes algériens, avant la 1e Guerre mondiale, le député radical Albin Rozet, avait commencé sa carrière comme secrétaire d’ambassade à Constantinople et y était devenu l’ami des Jeunes-Turcs. En 1908, il célébra la révolution jeune-turque, « qui est moins », disait-il, « la rénovation de l’Islam que l’importation en Turquie de l’idéal occidental ». Et la voix de bronze de Jaurès confirmait que défendre la révolution jeune-turque, c’était « consacrer une partie du patrimoine moral de la France ». Mais, pour l’historien, la question se pose : les Jeunes-Turcs ont-ils vraiment été les maîtres ou les modèles des Jeunes-Algériens ?

      À coup sûr, les musulmans algériens ont toujours été attentifs aux choses d’Orient et la révolution jeune-turque ne leur a pas échappé. En 1908 et 1909, ils l’invoquent même assez volontiers. Sans doute aussi des mots d’ordre ou des idéals jeunes-turcs et jeunes-algériens sont-ils communs : l’idée de progrès – la nécessité de l’instruction largement répandue et la recherche d’une connaissance scientifique – un certain détachement aussi de l’orthodoxie musulmane. Mais cette communauté d’idéal de la part de modernistes musulmans, plus ou moins laïcisés, ne doit pas faire illusion. À lire leur presse, comme à suivre les bulletins des informateurs français, il ne semble pas que les Algériens – à la différence des Tunisiens – aient montré beaucoup d’attachement à la révolution jeune-turque. L’administration coloniale les accusa bien, dès 1909, « d’avoir eu des espérances coupables, bientôt évanouies », mais cette accusation a posteriori paraît elle-même bien évanescente. Les accusations de collusion avec les Jeunes-Turcs reprirent plus tard, lors de la guerre italo-turque, avec la même absence de fondement, compte tenu de la sympathie naturelle entre musulmans. La « turcophilie » prétendue des Jeunes-Algériens, dont parla beaucoup la presse coloniale d’Algérie, ne paraît pas pouvoir être prise très au sérieux.

      Le modèle des Jeunes-Algériens, ce fut bien évidemment le mouvement Jeune-Tunisien. C’est la Tunisie, politiquement et intellectuellement en avance, qui a éduqué ou inspiré les Jeunes-Algériens. C’est aux Tunisiens que ces derniers ont emprunté, par exemple, le système des sociétés d’anciens élèves des écoles occidentales (sur le type de la Sadikïa, fondée par Ali Bach Hamba) ou celui des sociétés destinées à initier les musulmans aux « sciences modernes » (sur le type de la Khaldounïa). Certains militants tunisiens étaient d’ailleurs d’origine algérienne et servirent de trait d’union.

      Pourtant, les milieux politiques français s’en tenaient aux Jeunes-Turcs d’Algérie, ce qui explique que ces derniers allaient bientôt pâtir du refroidissement des relations franco-turques. Après les premières manifestations hostiles du gouvernement turc (les incidents tripolitains de 1910) et la réapparition du chauvinisme turc, l’opinion française, indisposée, découvre le côté traditionaliste et nationaliste du parti "jeune-turc" algérien. La presse se moque de la turcophilie de salon à la Pierre Loti et le qualificatif de Jeune-Turc prend alors, dès 1911, un aspect péjoratif. C’est alors aussi que, pour parler du mouvement algérien, il disparaît de la presse française libérale au profit de l’expression désormais consacrée de "Jeunes-Algériens". Seuls les journaux d’Algérie et de Tunisie et l’administration algérienne continueront, dans une intention hostile évidente, à parler de Jeunes-Turcs ou de Panislamistes.

      Précisément, vers les années 1910 à 1912, où en est le mouvement Jeune-Algérien que nous avons dit poindre à l’aurore du siècle ? C’est poser le difficile problème de l’importance et de l’audience d’un parti naissant et celui, aussi délicat, de son orientation politique.

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      • #4
        2. Importance du mouvement

        Si nous nous référons aux impressions premières laissées par la lecture de la presse française et algérienne, il y aurait, vers 1910, en Algérie, un vaste mouvement d’évolués qui animerait l’Algérie musulmane et une sorte de parti politique qui en serait l’émanation. De fait, les Jeunes-Algériens disposent à cette date d’une presse, parfois bilingue, mais le plus souvent rédigée seulement en français, parmi laquelle on compte des hebdomadaires aussi bien faits que le Rachidi ou L’Islâm. En dix ans, les Jeunes-Algériens sont devenus une force politique avec laquelle le gouvernement métropolitain compte : lorsqu’une délégation décide d’aller porter ses doléances directement à Paris, en juin 1912, le ministre de l’Intérieur, Steeg, puis le président du Conseil, Poincaré, d’anciens ministres aussi, comme Clemenceau et Stéphen Pichon, les reçoivent longuement et sympathiquement. Le fait est d’autant plus remarquable que le gouvernement général leur était alors ouvertement hostile ainsi que la presse coloniale, et que les élus musulmans, dociles aux consignes de l’administration, avaient protesté contre leur départ.

        L’explication de cette mutation brusque de l’Algérie musulmane paraît aisée aux hommes politiques du temps : l’école française a fait lever une génération d’évolués et le libéralisme de Jonnart – le « grand proconsul » – a laissé les cercles jeunes-algériens se multiplier. De fait, les associations, les amicales d’anciens élèves des écoles franco-indigènes ont fleuri, nombreuses, depuis 1903, et ont été autant de pépinières de Jeunes-Algériens. La plupart des grandes villes ont désormais leurs sociétés aux noms évocateurs : L’Amicale des Sciences modernes, le Cercle des Jeunes-Algériens (Tlemcen), la Rachidïa, la Toufikïa (la Concorde) (Alger), le Cercle Salah-Bey, la Société islamique Constantinoise, le Croissant, la Sadikïa, le Cercle du Progrès (Bône).

        Mais on en trouve ainsi dans des villages (à Palikao : L’union) et jusque dans la campagne kabyle, à Djemaa Saharidj, où la jeunesse éduquée dans les écoles publiques ou chrétiennes (celles des Pères blancs et des missions évangéliques) anime Le Progrès saharidjien. Toutes ces sociétés, ou presque, sont à la fois des clubs et des amicales d’entraide : elles donnent des cours pour adultes, des conférences de vulgarisation. Quelques-unes disposent même de bulletins intérieurs, imprimés et rédigés le plus souvent en français.

        Si l’on ouvre ces modestes bulletins, toute une atmosphère est brusquement restituée. Voici la Rachidïa, bulletin bilingue dont la parution en 1910 couronnait la septième année d’activité de l’association du même nom Er Rachidïa (issue de la voie droite) : « Quel est notre but ? », y est-il demandé. « Nous voulons que la population musulmane pauvre, jusqu’ici si délaissée, reçoive quelques-uns des bienfaits grâce auxquels la vie matérielle se libère des inquiétudes les plus écrasantes et qui permettent à l’intelligence de s’entrouvrir dès le bas-âge, à l’activité de montrer quelque hardiesse, à la dignité de prendre conscience d’elle-même. » Les intentions sont claires : aider matériellement les plus humbles, mais surtout leur apprendre à penser le monde moderne et à retrouver la dignité perdue. C’est pourquoi cette Rachidïa distribue des vêtements aux écoliers pauvres, mais aussi des bourses. C’est pourquoi elle donne des cours en français et en arabe, organise des conférences d’initiation en arabe (sur l’électricité, la lumière, l’économie politique, etc.). Le mufti d’Alger, Ibnou Zekri, vient expliquer que la religion musulmane permet et recommande l’étude des langues et des sciences. On peut noter aussi, dans la partie rédigée en arabe, que des mots nouveaux apparaissent peu à peu, surtout des termes techniques, mais aussi les quelques vocables clés d’une émancipation comme At-taqaddoum (le Progrès), Al-Houqoûq (Doits politiques).

        Bref, on a l’impression d’un mouvement intense d’éducation et d’un réveil des élites. Des voix étonnantes s’élevaient de l’Algérie musulmane si longtemps muette : tel avocat musulman osait demander l’assimilation complète au point de vue judiciaire, la suppression des derniers cadis et « la fin de ce parallélisme énervant dans lequel nos administratifs prétendent éterniser la société musulmane » ; tel élu municipal jeune-algérien déclarait en avril 1911 : « Nous désirons que l’esprit laïc s’implante également en Algérie... il est de toute nécessité que les indigènes d’Algérie s’affranchissent des influences religieuses, lesquelles entravent leur libre développement économique ». Mieux encore, ne chuchote-t-on pas que beaucoup de Jeunes-Algériens sont franc-maçons ? Entendre dénoncer le « cléricalisme musulman » par un musulman n’est plus une chose inouïe, puisque des traditionalistes s’en affligent comme d’un mal qui se généralise et que les Français, anticléricaux comme catholiques, ne contestent pas le diagnostic. C’est le P. de Foucauld qui notait, en 1912, que « cette élite intellectuelle a perdu à peu près toute foi islamique ». Il ajoutait d’ailleurs avec perspicacité qu’elle garderait l’étiquette musulmane pour pouvoir influencer les masses. À cette date, pourtant, les Jeunes-Algériens paraissent moins préoccupés d’étendre leur audience que de se manifester politiquement auprès des citadins. Les élections municipales leur sont une occasion de faire connaître leurs noms et leurs légitimes ambitions. Leurs adversaires, les Vieux-Turbans, les ont baptisé par dérision Açh’âb el-Boulitik (les compagnons de la politique), parce qu’ils sont candidats à toutes les élections dans les villes, mais candidats souvent malheureux à quelques rares exceptions près.

        Ces échecs électoraux doivent attirer l’attention : faut-il apporter quelques critiques à l’impression première qui se dégageait des documents contemporains ? Quelle est donc l’importance exacte de ce mouvement et quelle est son audience ?

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        Dernière modification par Harrachi78, 25 avril 2022, 12h42.
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        • #5
          3. Sa composante et son auditoire

          À en croire l’administration, ce mouvement Jeune-Turc n’était aucunement « représentatif » et le gouvernement général ne cessa de mettre en garde Paris contre ces modernistes, ces « demi-intellectuels » sans audience. La volonté de minimiser l’importance des Jeunes-Algériens n’est pas douteuse, mais il n’en est pas moins vrai que les libéraux parisiens, aussi bien que les journaux d’Algérie, pour des mobiles opposés, grossissaient exagérément le nombre et l’influence des Jeunes-Algériens. Cela ressort d’une étude un peu attentive des effectifs.

          Il n’est pas possible, on s’en doute, de donner des chiffres sûrs, mais les probabilités sont de l’ordre de quelques centaines d’individus – 1 000 à 1 200 au maximum – pour les adhérents aux différentes sociétés jeunes-algériennes, de moins d’une centaine pour les gens actifs. Qu’y trouve-t-on ? D’abord les intellectuels, ou plutôt l’intelligencija ; d’une manière générale, il s’agit des meilleurs ou des plus indépendants parmi les anciens élèves des écoles primaires françaises, des collèges et des trois médersas d’Algérie. L’élite, recrutée parmi les squelettiques promotions des lycées, ne compte pas plus de 25 médecins, avocats ou professeurs, en 1910. Les instituteurs musulmans – on dit alors « les adjoints indigènes » – sont à peu près 200 à la même date, mais tous ne peuvent être classés parmi les Jeunes-Algériens politisés, si tous ont à cœur d’être des émancipateurs. Quant aux professions de l’administration indigène, elles fournissent apparemment peu de Jeunes-Algériens déclarés, tout au plus quelques oukils judiciaires, quelques khodjas de commune mixte, quelques interprètes.

          Aux « intellectuels », il faut ajouter les quelques commerçants et industriels musulmans qui ont plus ou moins adopté les procédés économiques ou techniques du monde capitaliste et ont réussi à s’enrichir. Ceux-ci ont droit alors à la qualification d’« indigènes représentatifs », alors que l’administration algérienne qualifiait méchamment les premiers d’« indigènes loquaces ».

          Enfin, il faudrait tenir compte d’individualités que leur tempérament frondeur, voire une révocation administrative avaient mis en lumière et qui étaient souvent, par l’âge, des anciens, bien que classés Jeunes-Algériens. Certains d’entre eux étaient d’ailleurs d’anciens élèves de ces « collèges arabes-français » du Second Empire que les colons « républicains » avaient réussi à faire fermer après 1870.

          Au total, intellectuels, membres des professions libérales, bourgeois modernistes ou opposants, ces membres des cercles jeunes-algériens étaient bien peu nombreux, une cinquantaine de gens connus, une centaine de gens actifs, un peu plus d’un millier d’évolués politisés ; c’est une élite sans doute, une toute petite élite moderne pour un peuple de 4 500 000 individus et, en tout cas, beaucoup moins que ne disaient, ou ne croyaient, amis ou adversaires, par suite d’une erreur d’optique volontaire ou non.

          Les libéraux français, les indigénophiles, grossissaient leur nombre pour des besoins tactiques évidents. Depuis fort long­temps ils luttaient dans la presse, ou au Parlement, pour imposer l’idée de réformes nécessaires et ils s’étaient souvent désespérés de rencontrer aussi peu d’écho en Algérie même. Ils eurent donc une tendance invincible à voir dans les quelques évolués ou bourgeois laïcisants d’Alger, de Tlemcen ou de Constantine, ce parti libéral indigène qu’ils attendaient ou souhaitaient.

          Inversement, la presse coloniale d’Algérie, à quelques rares exceptions près, crut devoir grossir « le péril jeune-Turc ». Certes, on vit en 1910 le journal de Morinaud, Le Républicain (de Constantine), accueillir les articles de quelques Jeunes-Algériens, mais il se reprit vite et attaqua bientôt à boulets rouges le Jeune-Turc. C’est qu’à Constantine même l’autre journal influent La Dépêche et son rédacteur en chef, André Servier, se distinguaient tout particulièrement par leur violence à dénoncer le « complot permanent des Jeunes-Algériens ».

          L’administration algérienne soulignait aussi vis-à-vis de Paris, les réactions indignées des traditionalistes et des notables musulmans à l’encontre des Jeunes-Turcs révolutionnaires. Encore que certaines de leurs déclarations aient été inspirées, on devine sans peine les sentiments que les personnages indigènes officiels portaient à ceux qui venaient de les baptiser les Beni Oui-Oui ou les Requins rouges. De leurs accusations, une seule chose peut, semble-t-il, être retenue. Il semble bien que, comme le répétaient à l’envi caïds et délégués financiers, l’action des Jeunes-Algériens n’ait pas été comprise en dehors de quelques villes.


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          Dernière modification par Harrachi78, 25 avril 2022, 12h42.
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          • #6
            Pour peu qu’on y réfléchisse, le fait paraîtra évident. Les Jeunes-Algériens faisaient campagne, à cette date, en faveur du projet de service militaire obligatoire que le député Messimy avait présenté à la Chambre. C’était pour eux le prélude jugé indispensable à l’octroi, en compensation, de droits politiques plus étendus : la France ne pourrait plus traiter en sujets des hommes qu’elle aurait astreints au lourd fardeau du service militaire. Elle devrait peu à peu les faire accéder à la citoyenneté. En vertu du même raisonnement, les Européens et l’administration algérienne rejetaient le projet, achevant ainsi de convaincre les Jeunes-Algériens. Les masses musulmanes, toutefois, ne comprenaient pas ce calcul politique. Elles envisageaient avec horreur le départ des Croyants à la caserne des roumis et préféraient aux explications subtiles des Jeunes-Algériens le refus des notables musulmans officiels qui appuyaient le gouvernement général et les élus européens contre « les dangereux projets de Paris ». Devant l’afflux des pétitions en langue arabe contre la conscription indigène, les Jeunes-Algériens n’hésitèrent pas à aller à Paris révéler à Clemenceau l’origine de cette campagne peu spontanée et lui expliquer leur propre position. Cela ne leur fut jamais pardonné à Alger et il fut facile dès lors d’ameuter les musulmans contre « ceux qui voulaient les envoyer mourir loin de la terre d’Islam ». Les prétextes ne manquaient pas : qu’on se souvienne que certains Jeunes-Algériens affichaient leur scepticisme religieux, que d’autres – à commencer par leurs leaders Omar Bouderba et le Dr Benthami ould Hamida – s’étaient fait naturaliser. Pour un pieux musulman de ce temps, c’étaient là des crimes majeurs. Il semble donc vraisemblable que les Jeunes-Algériens, ces jeunes mécréants occidentalisés, aient été méprisés en tribus comme kouffâr ou abhorrés comme m’tourni (convertis). On pourrait peut-être en trouver la preuve dans les attentats politiques dont ils furent victimes et qui paraissent bien avoir été spontanés. Tel celui qui, en 1912, blessa le Dr Benthami, ou celui qui, en 1914, coûta la vie à Si Abbas ben Hammana, bourgeois libéral de Tébessa qui avait fait une campagne ardente en faveur de la conscription aux côtés de l’ingénieur Charles Michel – un métropolitain indigénophile.

            Ainsi, la première impression – celle des libéraux français d’avant 1914 – doit être corrigée : le mouvement Jeune-Algérien en est encore à ses tous premiers pas. Malgré ses sociétés locales, ses journaux (trois hebdomadaires, et quelques bulletins), ses meetings, ce n’est pas à cette date un véritable parti politique organisé. Ce groupe de jeunes et de protestataires mène une action politique qui n’est pas comprise par les masses musulmanes et choque les traditionalistes. Elle leur vaut l’audience de la métropole et, en revanche, l’hostilité des Européens d’Algérie. Mais faut-il y voir seulement une tactique provisoire, une position opportuniste ou la volonté de s’en tenir à un programme défini ? Bref, la question se pose de leur orientation politique profonde.

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            Dernière modification par Harrachi78, 25 avril 2022, 12h23.
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            • #7
              4. Son orientation politique réelle

              Les Jeunes-Algériens représentent-ils l’éclosion d’un mouvement nationaliste en Algérie ? C’était alors l’opinion de la presse française d’Algérie et ce fut, après 1920, celle des organes coloniaux comme le Bulletin du Comité de l’Afrique française. C’est aussi l’idée de certains nationalistes algériens contemporains. Malgré cette apparente unanimité, l’historien doit dire qu’il n’en est rien.

              Il est certes remarquable que le mot de nationalisme ait été souvent prononcé en Algérie avant 1914, mais il ne l’est que dans les milieux européens. L’idée de nationalisme musulman est même fort répandue, couramment discutée entre 1912 et 1914, mais c’est un argument de polémique utilisé contre les évolués et les Jeunes-Algériens repoussent alors unanimement ce « qualificatif blessant et injuste de nationaliste ». Lorsque, devant les Délégations financières, le président de la délégation kabyle, Aït Ahmed, voue aux gémonies « ceux qui rêvent de restaurer en Algérie un royaume arabe, alors que l’Algérie n’a jamais été encore une nation », lorsque La Dépêche algérienne écrit, sous la plume de J. Rouanet : « L’idée nationaliste est cultivée comme un dogme par les Jeunes-Algériens », ou que le publiciste A. Servier dénonce dans un livre à succès (Le Péril de l’avenir : le nationalisme musulman en Égypte, Tunisie, Algérie), les visées nationalistes et les intrigues secrètes des Jeunes-Algériens, à chaque fois ces derniers protestent violemment, criant à la calomnie. À juste titre, car tous leurs actes publics, tous leurs écrits les montrent acquis à une politique d’assimilation.

              Ce qu’ils demandent, c’est le droit d’entrer dans la cité française, le droit d’être instruit dans des écoles françaises. Ils ne revendiquent que le droit commun : l’égalité devant les tribunaux et devant l’impôt. Le service militaire obligatoire et la séparation de l’Église et de l’État, que le gouvernement songe à imposer en 1908-1909, les Jeunes-Algériens déclarent les accepter en échange de l’octroi progressif des libertés et des droits du citoyen français.

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              Dernière modification par Harrachi78, 25 avril 2022, 12h43.
              "L'armée ne doit être que le bras de la nation, jamais sa tête" [Pio Baroja, L'apprenti conspirateur, 1913]

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              • #8
                En 1909, dans une remarquable étude sur La représentation politique des musulmans algériens, un jeune docteur en droit, Ben Ali Fekar, indiquait quelles étaient les revendications des musulmans éclairés et écrivait :

                « À l’heure actuelle, il faut attirer l’élément musulman et l’incorporer au bloc français au fur et à mesure que les conditions générales de son éducation économique et sociale le rendront à même d’y figurer. C’est une sorte d’assimilation progressive et opportune qu’il faut rechercher et non pas procéder par des mesures édictées en vue de les maintenir dans un particularisme outrancier sous prétexte que cela répond mieux à leur mentalité spéciale. »

                De la même manière, le plan de réformes publié dans L’Islâm du 24 avril 1911, concluait très nettement par ces mots : « L’assimilation, voilà le but que nous poursuivons. » Et il ne s’agissait pas d’une clause de style, car ce programme était considéré comme révolutionnaire par le gouvernement général et combattu par lui. En 1912, le directeur des Affaires indigènes fit voter, par la section arabe des délégations financières, un texte très ferme qui condamnait :

                « La tentative d’un petit groupe de protestataires et d’arrivistes qui se préparent à aller en France pour demander que la qualité de citoyens français soit accordée à nos coreligionnaires... Nous désirons que l’on sache bien en France que l’heure n’est pas venue... Nos coreligionnaires sont et demeureront des sujets fidèles et loyaux. »

                Or ce voyage eut lieu et, malgré cet avertissement, les Jeunes-Algériens réaffirmèrent leur politique. La note remise au gouvernement français par la délégation des neuf Jeunes-Algériens, en juin 1912 – que l’on appela désormais le Manifeste jeune-algérien – est très précise et vaut la peine d’être étudiée. Elle demandait en compensation de l’acceptation du service militaire :

                1° La réforme du régime répressif : soit, en bref, la suppression du régime de l’indigénat (internement administratif et contraventions « spéciales à l’indigénat » jugées par le pouvoir administratif), et celle des « tribunaux répressifs » et des « Cours criminelles » ;

                2° Une juste répartition des impôts et une équitable affectation des ressources budgétaires, c’est-à-dire la suppression des « impôts arabes » propres aux musulmans et l’égalité dans la répartition des charges avec les Européens.

                3° Une représentation politique sérieuse et suffisante dans les assemblées de l’Algérie et de la métropole, c’est-à-dire l’élargissement du corps électoral : un nombre de représentants musulmans égal aux 2/5 de l’effectif total des assemblées, et le droit, pour les conseillers municipaux indigènes, de participer à l’élection du maire.

                D’autre part, était revendiquée une représentation des musulmans algériens au Parlement français, ou du moins dans un Conseil d’élus siégeant à Paris.

                D’autre part, était revendiquée une représentation des musulmans algériens au Parlement français, ou du moins dans un Conseil d’élus siégeant à Paris. Enfin, cette même note demandait quant à la naturalisation :

                « que ceux qui auront satisfait à l’obligation du service militaire, par voie d’appel ou d’engagement volontaire, aient le droit d’opter pour la qualité de citoyen français sans être soumis aux formalités actuelles et sur simple déclaration ».

                Tout cela paraît très net, en dépit des campagnes de la presse coloniale algérienne « contre ces agitateurs qui ont les yeux tournés vers Constantinople » (selon La Dépêche algérienne), et qui « fomentent un mouvement national contre l’occupation française » (selon le juriste algérien Achille Sèbe), « contre ces panislamistes qui imitent les Jeunes-Turcs et non les Jeunes-Français » (selon le député algérien Broussais). La presse libérale française manifesta d’ailleurs son scepticisme vis-à-vis de ces affirmations. Mal lui en prit, car la presse algérienne incrimina la métropole toute entière : « Les Jeunes-Turcs ont corrompu comme Jugurtha la presse et le Parlement de Paris ! » Le journal Le Temps s’était, paraît-il, « vendu aux Arabes » et « son arabophilie tournait à l’arabo-folie ». Quant à Albin Rozet, il s’était fait musulman sous le nom d’« Ali ben Rozet ».

                L’administration algérienne, elle aussi, dénonçait, par la bouche du gouverneur, « la crise de l’esprit français touchant l’Algérie ». Voulant prouver que les Jeunes-Algériens étaient bien des « panislamistes », le gouverneur général Lutaud fit connaître à Paris, en 1912, « l’opposition à la naturalisation d’un des chefs des Jeunes-Algériens ». Le texte était exact, mais il ne précisait pas le nom de l’auteur. Or il s’agissait de Bach Hamba, l’agitateur tunisien expulsé de Tunisie et celui-ci, soutenu par les seuls délégués de Mostaganem, fut battu et désavoué par les Jeunes-Algériens. De cet échec significatif on eût pu tirer, semble-t-il, d’autres conclusions que la volonté de calomnier les Jeunes-Algériens. Pourtant le gouverneur général Lutaud réitéra sa tentative en 1916. Il expliqua alors que les Jeunes-Algériens voulaient bien de la naturalisation, mais sans sacrifice de leur statut personnel, « ce qui revenait », disait-il « à s’y opposer ». Il va de soi, en effet, qu’il s’agissait pour eux d’obtenir en échange de la conscription, puis de la mobilisation, un peu plus que ce que le sénatus-consulte de Napoléon III offrait à tous depuis 1865: le droit de se faire naturaliser, mais en abandonnant le statut personnel musulman, c’est-à-dire pratiquement le droit familial musulman. Et leur presse ne fit jamais mystère que la naturalisation avec abandon du statut personnel ne pouvait être qu’une solution individuelle valable pour les plus évolués. Cependant, il est fort clair qu’ils étaient à la recherche d’un compromis acceptable entre la naturalisation de masse qu’ils savaient repoussée et par la France et par les traditionalistes musulmans, et la naturalisation individuelle qui n’était pas une mesure d’émancipation collective. Au total, on peut dire que, contrairement à certaines illusions rétrospectives actuelles, et au jugement de l’Algérie européenne de 1913, selon lequel « l’idée d’une nation arabe en Algérie [serait] le slogan favori des Jeunes-Algériens », il n’y a pas de nationalisme chez les Jeunes-Algériens à la veille de 1914 . Mais peut-être y en eut-il après la Première Guerre mondiale ?

                [Fin de l'extrait]
                Dernière modification par Harrachi78, 25 avril 2022, 12h40.
                "L'armée ne doit être que le bras de la nation, jamais sa tête" [Pio Baroja, L'apprenti conspirateur, 1913]

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