17 octobre 1961. Le massacre des Algériens, un crime d’État occulté
Samedi 16 Octobre 2021
Alain Ruscio
Des exactions à l’encontre de civils comme Paris n’en avait pas connu depuis 1871. à la veille de l’indépendance algérienne, la police de Papon dispose du permis de tuer ces Algériens venus contester le couvre-feu qui leur est imposé. Une page éminemment sanglante de la violence coloniale française.
DOSSIER Massacre du 17 octobre 1961
Ce qu’une certaine version officielle a appelé les « événements » d’octobre 1961, dont l’apogée se situe le 17, fut en fait une tache indélébile de l’histoire coloniale française.
Bien avant le paroxysme d’octobre 1961, il y avait eu des actes de violence contre les travailleurs algériens vivant en France. Il suffit de rappeler que, le 14 juillet 1953, sept Algériens qui défilaient lors de la manifestation syndicale, alors traditionnelle, furent tués (1). Puis, depuis novembre 1954, un climat systématique de suspicion, de contrôle et de répression multiforme allant jusqu’à l’élimination physique s’était instauré. L’exaspération au sein de la communauté était grande. La fédération de France du Front de libération nationale (FLN) décida alors de procéder à son tour à des exécutions ciblées contre des policiers.
Le 5 octobre, instauration du couvre-feu
Mais la préfecture avait alors à sa tête un personnage qui, outre son activité antisémite sous Vichy, avait derrière lui une longue carrière coloniale (Maroc et Algérie) de tortionnaire : Maurice Papon. Mais il serait trop facile de n’évoquer que ce triste personnage. C’est bel et bien une décision d’État qui fut à l’origine du drame : le 5 octobre 1961, le premier ministre, Michel Debré, convoqua un conseil restreint comprenant le ministre de l’Intérieur, Roger Frey, le garde des Sceaux, Bernard Chenot, le ministre des Armées, Pierre Messmer, le ministre des Affaires algériennes, Louis Joxe, et Papon. Décision fut prise, au mépris même de la légalité, d’instaurer un couvre-feu visant les Algériens vivant en région parisienne. Le chef de l’État, Charles de Gaulle, ne pouvait évidemment ignorer cette décision et la couvrit de fait de son autorité.
Le 10, la fédération de France du FLN appela à manifester pacifiquement contre cette mesure. Une date fut arrêtée : le mardi 17 octobre 1961 au soir.
Un déchaînement de violence
L’ampleur et la gravité de la répression ont peut-être masqué, aux yeux de beaucoup, la signification politique majeure de cette journée : qu’au cœur de la capitale, qui se prétendait encore officiellement également celle de l’Algérie, la quasi-totalité des Algériens valides soient descendus dans la rue, malgré les violences qui, inévitablement, les attendaient, est le signe que plus personne, au sein de cette communauté, ne voulait de l’Algérie française, même transformée, même réformée.
Alors, ce fut le déchaînement. Les forces de police se précipitèrent sur les manifestants avec une sauvagerie inouïe. De partout sortirent les bidules, ces longues matraques meurtrières. Les policiers frappèrent à tour de bras. Les premiers blessés à terre furent impitoyablement matraqués, piétinés, roués de coups. Mâchoires brisées, yeux exorbités, fractures ouvertes, rien n’arrêta la furia. Des coups de feu furent tirés.
Dans divers lieux, à Bezons, au pont Saint-Michel à Paris, des hommes ensanglantés, souvent à demi inconscients, parfois ligotés, furent basculés dans la Seine. D’autres furent jetés pêle-mêle, sans ménagement, dans des cars de police, où les attendaient de nouveaux matraqueurs. Une véritable noria de cars se rendit vers les dépôts, les commissariats, vite saturés. Des bus de la RATP furent appelés en renfort. Le Palais des sports, des gymnases furent réquisitionnés.
En plusieurs endroits, les policiers et les CRS ont chargé et tiré. Il y a des morts. Aux dernières heures de la nuit, les dépêches d’agence en annonçaient deux. Le nombre est certainement plus élevé. L'HUMANITÉ
Le bilan officiel, publié le soir même des affrontements, ajouta l’insulte au crime : deux morts. Contre cette thèse minimaliste, une autre information vit immédiatement le jour : « En plusieurs endroits, les policiers et les CRS ont chargé et tiré. Il y a des morts. Aux dernières heures de la nuit, les dépêches d’agence en annonçaient deux. Le nombre est certainement plus élevé. Il y a de très nombreux blessés. Quant aux arrestations, elles se chiffrent par milliers », écrivit « l’Humanité » dès le lendemain. Le mensuel de Jean-Paul Sartre, « les Temps modernes », avança le chiffre de 140 morts, dont certains « disparus dans la Seine où, le lendemain, les cadavres flottent encore au fil de l’eau. Pendus aux arbres. Étranglés ou noyés dans des caves ». L’hebdomadaire du Secours populaire, « la Défense », affirma en décembre : « Faire le compte exact des morts depuis le 17 octobre est, dans l’état actuel des choses, une tâche impossible. Mais nous pouvons affirmer qu’il se monte à plusieurs centaines. »
Des témoins entre indifférence, gêne et jubilation
Aujourd’hui encore, des polémiques subsistent sur le nombre exact de morts algériens. D’autant qu’il y eut des répressions et des assassinats avant et après ce 17 octobre. Le premier historien qui ait entrepris un travail de fond sur la question, Jean-Luc Einaudi (2), avança en 1991 le chiffre de 300 morts (dont 60 dont les causes de décès n’étaient pas établies) pour les mois de septembre et d’octobre. D’autres chiffres, moins élevés, ont été avancés. Mais un consensus pourrait être retenu autour de la notion, certes vague, de plusieurs centaines de morts.
Samedi 16 Octobre 2021
Alain Ruscio
Des exactions à l’encontre de civils comme Paris n’en avait pas connu depuis 1871. à la veille de l’indépendance algérienne, la police de Papon dispose du permis de tuer ces Algériens venus contester le couvre-feu qui leur est imposé. Une page éminemment sanglante de la violence coloniale française.
DOSSIER Massacre du 17 octobre 1961
- Justice. 60 ans après, toujours aucun coupable
- Témoignage. Fatna Souni : « Il pleuvait des cordes, l’eau charriait le sang des victimes »
- Entretien. Daho Djerbal : « La “bataille de Paris”, un tournant dans la lutte pour l’indépendance algérienne »
Ce qu’une certaine version officielle a appelé les « événements » d’octobre 1961, dont l’apogée se situe le 17, fut en fait une tache indélébile de l’histoire coloniale française.
Bien avant le paroxysme d’octobre 1961, il y avait eu des actes de violence contre les travailleurs algériens vivant en France. Il suffit de rappeler que, le 14 juillet 1953, sept Algériens qui défilaient lors de la manifestation syndicale, alors traditionnelle, furent tués (1). Puis, depuis novembre 1954, un climat systématique de suspicion, de contrôle et de répression multiforme allant jusqu’à l’élimination physique s’était instauré. L’exaspération au sein de la communauté était grande. La fédération de France du Front de libération nationale (FLN) décida alors de procéder à son tour à des exécutions ciblées contre des policiers.
Le 5 octobre, instauration du couvre-feu
Mais la préfecture avait alors à sa tête un personnage qui, outre son activité antisémite sous Vichy, avait derrière lui une longue carrière coloniale (Maroc et Algérie) de tortionnaire : Maurice Papon. Mais il serait trop facile de n’évoquer que ce triste personnage. C’est bel et bien une décision d’État qui fut à l’origine du drame : le 5 octobre 1961, le premier ministre, Michel Debré, convoqua un conseil restreint comprenant le ministre de l’Intérieur, Roger Frey, le garde des Sceaux, Bernard Chenot, le ministre des Armées, Pierre Messmer, le ministre des Affaires algériennes, Louis Joxe, et Papon. Décision fut prise, au mépris même de la légalité, d’instaurer un couvre-feu visant les Algériens vivant en région parisienne. Le chef de l’État, Charles de Gaulle, ne pouvait évidemment ignorer cette décision et la couvrit de fait de son autorité.
Le 10, la fédération de France du FLN appela à manifester pacifiquement contre cette mesure. Une date fut arrêtée : le mardi 17 octobre 1961 au soir.
Un déchaînement de violence
L’ampleur et la gravité de la répression ont peut-être masqué, aux yeux de beaucoup, la signification politique majeure de cette journée : qu’au cœur de la capitale, qui se prétendait encore officiellement également celle de l’Algérie, la quasi-totalité des Algériens valides soient descendus dans la rue, malgré les violences qui, inévitablement, les attendaient, est le signe que plus personne, au sein de cette communauté, ne voulait de l’Algérie française, même transformée, même réformée.
Alors, ce fut le déchaînement. Les forces de police se précipitèrent sur les manifestants avec une sauvagerie inouïe. De partout sortirent les bidules, ces longues matraques meurtrières. Les policiers frappèrent à tour de bras. Les premiers blessés à terre furent impitoyablement matraqués, piétinés, roués de coups. Mâchoires brisées, yeux exorbités, fractures ouvertes, rien n’arrêta la furia. Des coups de feu furent tirés.
Dans divers lieux, à Bezons, au pont Saint-Michel à Paris, des hommes ensanglantés, souvent à demi inconscients, parfois ligotés, furent basculés dans la Seine. D’autres furent jetés pêle-mêle, sans ménagement, dans des cars de police, où les attendaient de nouveaux matraqueurs. Une véritable noria de cars se rendit vers les dépôts, les commissariats, vite saturés. Des bus de la RATP furent appelés en renfort. Le Palais des sports, des gymnases furent réquisitionnés.
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Le bilan officiel, publié le soir même des affrontements, ajouta l’insulte au crime : deux morts. Contre cette thèse minimaliste, une autre information vit immédiatement le jour : « En plusieurs endroits, les policiers et les CRS ont chargé et tiré. Il y a des morts. Aux dernières heures de la nuit, les dépêches d’agence en annonçaient deux. Le nombre est certainement plus élevé. Il y a de très nombreux blessés. Quant aux arrestations, elles se chiffrent par milliers », écrivit « l’Humanité » dès le lendemain. Le mensuel de Jean-Paul Sartre, « les Temps modernes », avança le chiffre de 140 morts, dont certains « disparus dans la Seine où, le lendemain, les cadavres flottent encore au fil de l’eau. Pendus aux arbres. Étranglés ou noyés dans des caves ». L’hebdomadaire du Secours populaire, « la Défense », affirma en décembre : « Faire le compte exact des morts depuis le 17 octobre est, dans l’état actuel des choses, une tâche impossible. Mais nous pouvons affirmer qu’il se monte à plusieurs centaines. »
Des témoins entre indifférence, gêne et jubilation
Aujourd’hui encore, des polémiques subsistent sur le nombre exact de morts algériens. D’autant qu’il y eut des répressions et des assassinats avant et après ce 17 octobre. Le premier historien qui ait entrepris un travail de fond sur la question, Jean-Luc Einaudi (2), avança en 1991 le chiffre de 300 morts (dont 60 dont les causes de décès n’étaient pas établies) pour les mois de septembre et d’octobre. D’autres chiffres, moins élevés, ont été avancés. Mais un consensus pourrait être retenu autour de la notion, certes vague, de plusieurs centaines de morts.
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