G. Martinez-Gros
in : "Umayad Legacies"
Peut-on parler de "mémoire" des Omeyyades dans l’œuvre d’Ibn Khaldūn ? [...] Il y a presque de la sécheresse dans les 130 pages qu’il leur consacre, mais c’est pourtant beaucoup si on les compare à d’autres : 53 pages pour les Fatimides, 42 pour les Omeyyades de Cordoue, ou même 87 pourles Seldjoukides. On en déduira avec justesse que ce livre est une histoire ; qu’il ne retient des données accumulées dans ses sources que le petit nombre des faits signifiants nécessaires à sa démonstration. La disproportion de l’espace concédé à chaque dynastie, et qui peut nous surprendre, est déjà une amorce d’explication, une mise en place du problème.
[...] La place relativement imposante faite aux Omeyyades de Damas tient donc à ce qu’ils sont l’Empire, et même les bâtisseurs de l’Empire. C’est une singularité à laquelle aucune autre dynastie musulmane, pas même les Abbassides, ne peut prétendre. Les Omeyyades frappent la première note, le premier rythme de l’histoire islamique. Tous les autres sont réglés sur leur pas, dans une histoire qui accorde la plus haute importance, comme le sait tout lecteur de la Muqaddima, aux durées des générations.
Des générations et des questions
Avant d’entreprendre de situer les articulations de l’histoire des Omeyyades, il nous faut en effet rappeler d’une part la grille de lecture qu’Ibn Khaldūn pose sur son information pour en tirer sens ; d’autre part les questions particulières à l’histoire des Omeyyades dont il héritait des historiens ses devanciers.
L’unité fondamentale de durée de l’histoire d’Ibn Khaldūn est la génération de 40 ans ; trois générations forment une vie (ʿumr, plur. aʿmār) de 100 à 120 ans, qui borne d’ordinaire l’existence d’une dynastie. L’histoire de l’Islam, c’est-à-dire, pour Ibn Khaldūn, les 740 années lunaires qui séparent l’avènement de Muʿāwiya de la rédaction de la Muqaddima couvre 7 vies. La première est toute entière occupée par la dynastie omeyyade.
Parmi toutes les formations dynastiques, celle des Omeyyades de Damas porte en outre l’une des charges historiographiques les plus lourdes. Peu de souverains ont été aussi discutés que les Omeyyades. Leur pouvoir naît d’une guerre civile et sombre dans une insurrection. Mais surtout, cette violence confine aux origines mêmes de l’Islam, et à l’héritage direct de Muḥammad, dont le père de Muʿāwiya, Abū Sufyān combattit la mission les armes à la main, dont Muʿāwiya évinça le gendre ʿAlī, dont Yazīd mit à mort le petit-fils Ḥusayn à Karbalāʾ. En bref, l’histoire des Omeyyades touche aux événements primordiaux, à la génération inspirée du Prophète et de ses Compagnons. Les raisons profanes d’Ibn Khaldūn se heurtent ici à un autre discours, où la Providence, la morale et la religion guettent l’explication séculière. La question, pour Ibn Khaldūn, revient à savoir si cette histoire première relève des mêmes mécanismes que les autres, ou si le souffle divin en fait un temps retranché, un harem historique, où les lois ordinaires du monde des hommes sont provisoirement suspendues.
De l’Islam et des Omeyyades
Ces interrogations, Ibn Khaldūn les a lui-même posées explicitement, en particulier dans le résumé de l’histoire islamique que donne la Riḥla. L’union des Arabes, et donc l’émergence de la ʿaṣabiya qui forgea l’empire islamique, tient à ses yeux du miracle et ne s’explique pas. Les conquêtes en revanche obéissent à la logique de la supériorité bédouine sur les armées sédentaires. Seule l’origine est dérobée dans l’insondable de la Providence. Une fois l’islam donné, son déploiement et son histoire – l’Islam – se soumettent en revanche à l’examen de l’intelligence.
À quel moment le miracle le cède-t-il à l’ordinaire des temps ? C’est en partie la question que résout la longue introduction de l’histoire omeyyade. Ibn Khaldūn y explique que les Omeyyades formaient le clan dominant des Quraysh. […] Paradoxalement, l’Hégire du Prophète, puis de la majorité des Banū Hāshim – le clan de Muhammad – et la guerre qui suivit renforcèrent l’hégémonie des Omeyyades demeurés seuls maîtres de La Mecque. La défaite des Mecquois à Badr, et la mort au combat de beaucoup de leurs chefs, assit l’autorité d’Abū Sufyān. C’est avec lui que le Prophète, par l’entremise d’al-ʿAbbās, conclut la paix. Les Quraysh furent ainsi d’un même coup libérés (de leur défaite et de la promesse de servitude qu’elle portait) et convertis et, paradoxalement, ils eurent Abū Sufyān pour parrain en Islam.
Marginalisés pourtant par les Muhājirūn leurs compatriotes, les Quraysh s’en plaignirent, et reçurent d’Abū-Bakr, devenu calife, l’avis de s’élever par le jihād. C’est ce qu’ils firent en jouant le premier rôle dans la conquête de la Syrie. ʿUmar, qui leur avait désigné la cible, nomma Yazīd b. Abī Sufyān gouverneur du Shām conquis, et quand Yazīd mourut de la peste de ʿAmwās en 639, il le remplaça par son frère Muʿāwiya.
[...]
Un de ses partisans le rappelle à Muḥammad b. Abī-Bakr, fils du premier calife et l’un des chefs des meurtriers de ʿUthmān : “Si la question du califat devait être tranchée par la confrontation, ils (les Omeyyades) l’emporteraient”. C’est précisément ce que vérifie la guerre civile que provoque l’assassinat de ʿUthmān. Les forces de ʿAlī sont plus nombreuses, parce qu’il jouit du califat et de son prestige de meilleur musulman (faḍl), mais plus hétérogènes ; celles de Muʿāwiya sont plus soudées parce qu’elles rassemblent les seuls Quraysh, et leur ʿaṣabiya est donc plus tranchante.
in : "Umayad Legacies"
Peut-on parler de "mémoire" des Omeyyades dans l’œuvre d’Ibn Khaldūn ? [...] Il y a presque de la sécheresse dans les 130 pages qu’il leur consacre, mais c’est pourtant beaucoup si on les compare à d’autres : 53 pages pour les Fatimides, 42 pour les Omeyyades de Cordoue, ou même 87 pourles Seldjoukides. On en déduira avec justesse que ce livre est une histoire ; qu’il ne retient des données accumulées dans ses sources que le petit nombre des faits signifiants nécessaires à sa démonstration. La disproportion de l’espace concédé à chaque dynastie, et qui peut nous surprendre, est déjà une amorce d’explication, une mise en place du problème.
[...] La place relativement imposante faite aux Omeyyades de Damas tient donc à ce qu’ils sont l’Empire, et même les bâtisseurs de l’Empire. C’est une singularité à laquelle aucune autre dynastie musulmane, pas même les Abbassides, ne peut prétendre. Les Omeyyades frappent la première note, le premier rythme de l’histoire islamique. Tous les autres sont réglés sur leur pas, dans une histoire qui accorde la plus haute importance, comme le sait tout lecteur de la Muqaddima, aux durées des générations.
Des générations et des questions
Avant d’entreprendre de situer les articulations de l’histoire des Omeyyades, il nous faut en effet rappeler d’une part la grille de lecture qu’Ibn Khaldūn pose sur son information pour en tirer sens ; d’autre part les questions particulières à l’histoire des Omeyyades dont il héritait des historiens ses devanciers.
L’unité fondamentale de durée de l’histoire d’Ibn Khaldūn est la génération de 40 ans ; trois générations forment une vie (ʿumr, plur. aʿmār) de 100 à 120 ans, qui borne d’ordinaire l’existence d’une dynastie. L’histoire de l’Islam, c’est-à-dire, pour Ibn Khaldūn, les 740 années lunaires qui séparent l’avènement de Muʿāwiya de la rédaction de la Muqaddima couvre 7 vies. La première est toute entière occupée par la dynastie omeyyade.
Parmi toutes les formations dynastiques, celle des Omeyyades de Damas porte en outre l’une des charges historiographiques les plus lourdes. Peu de souverains ont été aussi discutés que les Omeyyades. Leur pouvoir naît d’une guerre civile et sombre dans une insurrection. Mais surtout, cette violence confine aux origines mêmes de l’Islam, et à l’héritage direct de Muḥammad, dont le père de Muʿāwiya, Abū Sufyān combattit la mission les armes à la main, dont Muʿāwiya évinça le gendre ʿAlī, dont Yazīd mit à mort le petit-fils Ḥusayn à Karbalāʾ. En bref, l’histoire des Omeyyades touche aux événements primordiaux, à la génération inspirée du Prophète et de ses Compagnons. Les raisons profanes d’Ibn Khaldūn se heurtent ici à un autre discours, où la Providence, la morale et la religion guettent l’explication séculière. La question, pour Ibn Khaldūn, revient à savoir si cette histoire première relève des mêmes mécanismes que les autres, ou si le souffle divin en fait un temps retranché, un harem historique, où les lois ordinaires du monde des hommes sont provisoirement suspendues.
De l’Islam et des Omeyyades
Ces interrogations, Ibn Khaldūn les a lui-même posées explicitement, en particulier dans le résumé de l’histoire islamique que donne la Riḥla. L’union des Arabes, et donc l’émergence de la ʿaṣabiya qui forgea l’empire islamique, tient à ses yeux du miracle et ne s’explique pas. Les conquêtes en revanche obéissent à la logique de la supériorité bédouine sur les armées sédentaires. Seule l’origine est dérobée dans l’insondable de la Providence. Une fois l’islam donné, son déploiement et son histoire – l’Islam – se soumettent en revanche à l’examen de l’intelligence.
À quel moment le miracle le cède-t-il à l’ordinaire des temps ? C’est en partie la question que résout la longue introduction de l’histoire omeyyade. Ibn Khaldūn y explique que les Omeyyades formaient le clan dominant des Quraysh. […] Paradoxalement, l’Hégire du Prophète, puis de la majorité des Banū Hāshim – le clan de Muhammad – et la guerre qui suivit renforcèrent l’hégémonie des Omeyyades demeurés seuls maîtres de La Mecque. La défaite des Mecquois à Badr, et la mort au combat de beaucoup de leurs chefs, assit l’autorité d’Abū Sufyān. C’est avec lui que le Prophète, par l’entremise d’al-ʿAbbās, conclut la paix. Les Quraysh furent ainsi d’un même coup libérés (de leur défaite et de la promesse de servitude qu’elle portait) et convertis et, paradoxalement, ils eurent Abū Sufyān pour parrain en Islam.
Marginalisés pourtant par les Muhājirūn leurs compatriotes, les Quraysh s’en plaignirent, et reçurent d’Abū-Bakr, devenu calife, l’avis de s’élever par le jihād. C’est ce qu’ils firent en jouant le premier rôle dans la conquête de la Syrie. ʿUmar, qui leur avait désigné la cible, nomma Yazīd b. Abī Sufyān gouverneur du Shām conquis, et quand Yazīd mourut de la peste de ʿAmwās en 639, il le remplaça par son frère Muʿāwiya.
[...]
Un de ses partisans le rappelle à Muḥammad b. Abī-Bakr, fils du premier calife et l’un des chefs des meurtriers de ʿUthmān : “Si la question du califat devait être tranchée par la confrontation, ils (les Omeyyades) l’emporteraient”. C’est précisément ce que vérifie la guerre civile que provoque l’assassinat de ʿUthmān. Les forces de ʿAlī sont plus nombreuses, parce qu’il jouit du califat et de son prestige de meilleur musulman (faḍl), mais plus hétérogènes ; celles de Muʿāwiya sont plus soudées parce qu’elles rassemblent les seuls Quraysh, et leur ʿaṣabiya est donc plus tranchante.
Commentaire