Grigori Moïssevitch est grand, très grand, la poitrine creuse, le teint jaunâtre. Il porte des bottes, soigneusement cirées, et sur son uniforme de major, une blouse blanche. Né en 1899, Grigori Moïssevitch Maïranovski est médecin. Depuis 1937, il dirige le laboratoire de recherches toxicologiques qui dépend du NKVD (Commissariat du Peuple à la Sécurité d'État) à la tête duquel Lavrenti Béria vient de remplacer Nicolas Ejov . C'est en 1921 que Lénine a créé le laboratoire des poisons. On l'appelait alors le Cabinet. Ejov ne s'en est pas beaucoup occupé, préférant utiliser des méthodes plus traditionnelles pour éliminer les « ennemis du peuple ». Avec Béria qui est littéralement fasciné par les poisons, le laboratoire fonctionne à plein rendement. Grigori Moïssevitch s'en félicite.
Grâce au NKVD, il a pu quitter l'appartement communautaire, dans lequel il ne disposait que d'une pièce misérable avec sa femme et son fils, pour un logement de fonction sur les rives de la Moskova. Le docteur Maïranovski a toujours rêvé de réussite, de notoriété, de considération. Il aime les honneurs. Il se promet, aussitôt que l'occasion s'en présentera, d'obtenir le titre de professeur auquel il aspire. Tandis qu'il travaillait à l'Institut de médecine expérimentale, il avait soutenu sa thèse mais les examinateurs lui avaient demandé de la parfaire. S'il parvient à obtenir le soutien du NKVD, en manoeuvrant habilement, quel jury osera de nouveau le recaler ? L'homme s'est approché du judas d'une des cinq cellules du laboratoire. Tout se déroule normalement. Dans sa geôle, « l'oiseau », comme Grigori Moïssevitch surnomme ses cobayes humains, s'est ratatiné sur son lit. Incapable d'émettre le moindre son, l'agonisant ne comprend sans doute pas ce qui lui arrive, ni pourquoi il souffre autant. Comment le saurait-il ? Le docteur Maïranovski, lorsqu'il reçoit son lot quotidien de condamnés, les traite toujours avec humanité. Il les examine, leur donne à boire et à manger, puis les invite à aller se reposer. La porte de la cellule qui ressemble à une chambre d'hôpital se referme. La victime s'allonge. L'observation peut commencer. Un adjoint note avec soin toutes les phases de l'agonie. Elle peut durer plusieurs jours.
Cette fois, Maïranovski a versé dans la vodka du K-2. Un poison très efficace mais détectable à l'autopsie. Or Béria a été très clair. Il souhaite que le laboratoire trouve des toxiques qui ne laissent aucune trace. La mort doit paraître naturelle. Une « insuffisance cardiaque » serait l'idéal.
La mort des « traîtres » sert à la science
Grigori Moïssevitch teste scrupuleusement chaque produit sur 10 cobayes. Il varie les modes d'ingestion et les doses en fonction de l'âge et de la constitution des « oiseaux ». Si au bout de quatorze jours, le détenu est encore, miraculeusement, en vie, on l'exécute. C'est la règle. Tous les corps des sujets d'expériences sont brûlés au crématoire, sauf un, qu'on transporte jusqu'à l'hôpital Sklifasovski pour autopsie. Chaque fois, le directeur du laboratoire X, comme on le désigne à la Loubianka, attend les résultats avec impatience. Va-t-il enfin trouver le poison parfait ? Et recevoir l'ordre de Staline ?
Dans sa cellule, le patient, un garçon jeune et solide, est mort. Avant de procéder à une autre expérience, Maïranovski décide de se restaurer. Une bonne rasade de vodka ne lui fera pas de mal non plus. Fort heureusement, le laboratoire ne manque de rien. Ni d'alcool, ni de zakouski, ni de poisons, ni « d'oiseaux ». Les prisons sont pleines. Les caves de la Loubianka également. Elles sont situées juste au-dessous du laboratoire. Un souterrain relie tous les bâtiments occupés par la police politique.
En principe, Maïranovski ne connaît ni le nom de ses cobayes, ni leur profession, ni même le crime dont on les accuse. Il lui suffit de savoir qu'ils ont été condamnés pour antisoviétisme. Quelle différence s'ils meurent d'une balle dans la nuque ou empoisonnés ? Au moins, chez Maïranovski, la mort des « traîtres » sert à la science. Le docteur ne doute pas du bien-fondé de son travail. Il oeuvre pour la patrie. Il n'a rien à se reprocher. D'ailleurs, ses supérieurs apprécient sa discipline, son égalité d'humeur, l'absence de sensiblerie dont il fait montre. Tous les collaborateurs du laboratoire ne sont pas aussi flegmatiques que lui. Certains l'inquiètent même. Il a fallu interner l'un d'eux. En pleine crise de delirium. Maïranovski avait bien remarqué que le chimiste buvait trop. Son adjoint a également noté que de la morphine disparaissait régulièrement de la pharmacie. Mauviettes ! Tous des mauviettes avec leurs soi-disant cauchemars ! Comme si l'époque était au sentimentalisme bourgeois.
Grâce au NKVD, il a pu quitter l'appartement communautaire, dans lequel il ne disposait que d'une pièce misérable avec sa femme et son fils, pour un logement de fonction sur les rives de la Moskova. Le docteur Maïranovski a toujours rêvé de réussite, de notoriété, de considération. Il aime les honneurs. Il se promet, aussitôt que l'occasion s'en présentera, d'obtenir le titre de professeur auquel il aspire. Tandis qu'il travaillait à l'Institut de médecine expérimentale, il avait soutenu sa thèse mais les examinateurs lui avaient demandé de la parfaire. S'il parvient à obtenir le soutien du NKVD, en manoeuvrant habilement, quel jury osera de nouveau le recaler ? L'homme s'est approché du judas d'une des cinq cellules du laboratoire. Tout se déroule normalement. Dans sa geôle, « l'oiseau », comme Grigori Moïssevitch surnomme ses cobayes humains, s'est ratatiné sur son lit. Incapable d'émettre le moindre son, l'agonisant ne comprend sans doute pas ce qui lui arrive, ni pourquoi il souffre autant. Comment le saurait-il ? Le docteur Maïranovski, lorsqu'il reçoit son lot quotidien de condamnés, les traite toujours avec humanité. Il les examine, leur donne à boire et à manger, puis les invite à aller se reposer. La porte de la cellule qui ressemble à une chambre d'hôpital se referme. La victime s'allonge. L'observation peut commencer. Un adjoint note avec soin toutes les phases de l'agonie. Elle peut durer plusieurs jours.
Cette fois, Maïranovski a versé dans la vodka du K-2. Un poison très efficace mais détectable à l'autopsie. Or Béria a été très clair. Il souhaite que le laboratoire trouve des toxiques qui ne laissent aucune trace. La mort doit paraître naturelle. Une « insuffisance cardiaque » serait l'idéal.
La mort des « traîtres » sert à la science
Grigori Moïssevitch teste scrupuleusement chaque produit sur 10 cobayes. Il varie les modes d'ingestion et les doses en fonction de l'âge et de la constitution des « oiseaux ». Si au bout de quatorze jours, le détenu est encore, miraculeusement, en vie, on l'exécute. C'est la règle. Tous les corps des sujets d'expériences sont brûlés au crématoire, sauf un, qu'on transporte jusqu'à l'hôpital Sklifasovski pour autopsie. Chaque fois, le directeur du laboratoire X, comme on le désigne à la Loubianka, attend les résultats avec impatience. Va-t-il enfin trouver le poison parfait ? Et recevoir l'ordre de Staline ?
Dans sa cellule, le patient, un garçon jeune et solide, est mort. Avant de procéder à une autre expérience, Maïranovski décide de se restaurer. Une bonne rasade de vodka ne lui fera pas de mal non plus. Fort heureusement, le laboratoire ne manque de rien. Ni d'alcool, ni de zakouski, ni de poisons, ni « d'oiseaux ». Les prisons sont pleines. Les caves de la Loubianka également. Elles sont situées juste au-dessous du laboratoire. Un souterrain relie tous les bâtiments occupés par la police politique.
En principe, Maïranovski ne connaît ni le nom de ses cobayes, ni leur profession, ni même le crime dont on les accuse. Il lui suffit de savoir qu'ils ont été condamnés pour antisoviétisme. Quelle différence s'ils meurent d'une balle dans la nuque ou empoisonnés ? Au moins, chez Maïranovski, la mort des « traîtres » sert à la science. Le docteur ne doute pas du bien-fondé de son travail. Il oeuvre pour la patrie. Il n'a rien à se reprocher. D'ailleurs, ses supérieurs apprécient sa discipline, son égalité d'humeur, l'absence de sensiblerie dont il fait montre. Tous les collaborateurs du laboratoire ne sont pas aussi flegmatiques que lui. Certains l'inquiètent même. Il a fallu interner l'un d'eux. En pleine crise de delirium. Maïranovski avait bien remarqué que le chimiste buvait trop. Son adjoint a également noté que de la morphine disparaissait régulièrement de la pharmacie. Mauviettes ! Tous des mauviettes avec leurs soi-disant cauchemars ! Comme si l'époque était au sentimentalisme bourgeois.
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