13/11/2020 (MIS À JOUR À 12:25)
Par Chloé Leprince
Les appelés de la guerre d'Algérie sont souvent revenus abimés par leur expérience de la mort, de la torture, de la violence. Mais leur traumatisme sourd a irradié toute la société française. Une grande enquête montre comment ils sont revenus, et pourquoi leur histoire est devenue la nôtre.
Du côté de Ain Beida, en 1961, un an avant la fin de la Guerre d'Algérie.
Un livre très important a paru à la rentrée 2020, signé de l’historienne Raphaëlle Branche, qui s’intitule Papa qu’as-tu fait en Algérie ? Une enquête forgée au plus près de la trajectoire d’appelés envoyés faire la Guerre d’Algérie à une époque où l’on disait encore qu’il s’agissait seulement d’une opération de maintien de l’ordre. Mais aussi, et cette fois-ci d’abord, une enquête ciselée par le témoignage de leurs proches, et en particulier la famille de ces gars de 20 ans envoyés faire leur service militaire de l’autre côté de la Méditerranée. Une famille qui se déplie sur le temps long et plusieurs générations successives : pour documenter le silence qui entoure depuis soixante ans l’expérience de la Guerre d’Algérie, Raphaëlle Branche a restauré ces histoires dans leur contexte intime pour qu’on touche de plus près, et plus profondément, le fracas sourd de l’écho de cette aventure nationale dans les vies ordinaires.
Que ce soit celle qu’on risque ou celle qu’on donne (et qu’on est autorisé à donner), c’est l’expérience de la mort que ces jeunes sont partis faire là-bas, alors que souvent ils n’avaient même pas atteint la majorité. De quoi faire d’eux la troisième génération du feu, de fait. Sauf que, longtemps, et durablement, on a tu pour cette génération-là “le feu” puisqu’on n’a pas prononcé le mot “guerre”. Collectivement, ils étaient les petits-enfants de combattants de 14-18 et les statistiques nous disent que, pour plus d’un, ils avaient été élevés par leurs grands-parents dans des foyers où l’on contemplait encore sur la cheminée le visage de ceux qui y étaient restés. Or eux étaient ainsi partis faire une guerre sans nom. Pour finalement en revenir et se consumer faute d’avoir les mots pour eux. C’est-à-dire, des mots pour se dire eux-mêmes, alors que durablement les associations d’anciens combattants, fondées sur les cendres de la Grande guerre, ont rechigné à les considérer comme tels. Et sans les mots pour dire ce qu’ils avaient pu vivre là-bas, et que les médias avaient largement euphémisé.
Ravaler l'indicible
La guerre qui s’est jouée en Algérie entre 1954 et les accords d’Evian, en 1962, a longtemps paru moins légitime. Moins par défiance politique que comme on dirait que la misère est moins pire au soleil ? Le livre de Raphaëlle Branche pointe la part d’exotisme oriental ; le bateau sur lequel on voit embarquer une génération ; la méconnaissance d’une colonie de peuplement devenue trois départements français où donc on s’entre-tuait mais où toutes les vies n’avaient pas le même statut ; l’absence d’un front bien dessiné à la manière des guerres européennes entre voisins… parmi d’autres, ce seront là autant d’obstacles qui feront longtemps échec à la perception d’une vraie guerre. Les pertes humaines des contingents métropolitains sur le sol algérien n’auront rien à voir non plus avec l’échelle affolante du désastre humain qui s’était imprimée dans l’imaginaire collectif avec le souvenir de Verdun et les boucheries des plaines du nord-est de la France où l’on sortait à découvert sous la mitraille allemande comme on va à l’abattoir. Rien à voir non plus avec le caractère rigoureusement exceptionnel, et sidérant, de la Shoah une décennie plus tôt. L'historienne rappelle que, contrairement à ceux de 14, la génération de la guerre d’Algérie n’a pas été décimée par les obus, mais cueillie par ce qu’elle y a vu faire, ou fait. Et ce que personne n’a compris, ou voulu comprendre. Ce qui fut enseveli pour finir, non pas digéré, mais ravalé avec les lois d’amnistie comme on enfilerait son verre *** sec pour engloutir le plus indigeste.
C’est seulement par une loi de 1974 que le plein statut d’anciens combattants sera finalement accordé à ces soldats. Mais entre-temps, dans leur famille et chacun chez soi, la transmission de cette expérience algérienne a massivement échoué. Vingt-cinq ans après avoir entamé sa thèse sur la torture et les violences illégales en Algérie, c’est à l’histoire de ce silence que Raphaëlle Branche a fini par s’atteler. Un objet qui a comme rattrapé l’historienne en décantant, et autour duquel elle a aussi fait des circonvolutions depuis le jour où cet ancien sous-lieutenant lui avait lancé qu’interroger d’anciens appelés d’Algérie, c’était comme aller voir des “survivants”.
Un paradoxe nimbe ce silence, et la puissance du déni qui a opéré pendant plusieurs décennies : l’idée que l’on n’ait rien dit ou rien su, rien entendu ou voulu entendre, n’est pas fondamentalement neuve en soi. Elle circule aujourd'hui, tapie comme une petite musique d’arrière-plan, qui depuis longtemps nous glisserait à l’oreille qu’il y a comme un accroc à l’histoire. Un vide dans ce récit collectif à la trame mal raccommodée. Ainsi, les travaux sur les appelés d’Algérie menés depuis longtemps par des chercheurs et chercheuses, parmi lesquels Benjamin Stora, mais aussi, notamment, Claire Mauss-Copeaux ou Florence Dosse (qui a publié un livre sur les enfants d’appelés, évoqué sur France culture en 2012 ), ne feront pas l’impasse sur cette impasse.
À RÉÉCOUTER
Réécouter Une histoire de la guerre d'Algérie / Les héritiers du silence et C'était en 58 ou 59
29 MIN
UN AUTRE JOUR EST POSSIBLE
Une histoire de la guerre d'Algérie / Les héritiers du silence et C'était en 58 ou 59
Avec eux, l’idée d’une guerre si douloureuse, et finalement si indicible, s’est installée bon an mal an. Toutes les recherches sur la torture et la violence de cette guerre ont conforté encore l’idée qu’avoir vingt ans dans les Aurès, ça avait bien pu être l’enfer. Les témoignages d’anciens appelés, souvent organisés en associations très utiles aux historiens, furent cruciaux pour remonter le fil, et documenter de quoi fut faite la guerre d’Algérie à hauteur d’homme. Pas à pas, cette entreprise collective a permis de combler le silence, et d’étayer la connaissance en même temps que la mémoire.
Par Chloé Leprince
Les appelés de la guerre d'Algérie sont souvent revenus abimés par leur expérience de la mort, de la torture, de la violence. Mais leur traumatisme sourd a irradié toute la société française. Une grande enquête montre comment ils sont revenus, et pourquoi leur histoire est devenue la nôtre.
Du côté de Ain Beida, en 1961, un an avant la fin de la Guerre d'Algérie.
Un livre très important a paru à la rentrée 2020, signé de l’historienne Raphaëlle Branche, qui s’intitule Papa qu’as-tu fait en Algérie ? Une enquête forgée au plus près de la trajectoire d’appelés envoyés faire la Guerre d’Algérie à une époque où l’on disait encore qu’il s’agissait seulement d’une opération de maintien de l’ordre. Mais aussi, et cette fois-ci d’abord, une enquête ciselée par le témoignage de leurs proches, et en particulier la famille de ces gars de 20 ans envoyés faire leur service militaire de l’autre côté de la Méditerranée. Une famille qui se déplie sur le temps long et plusieurs générations successives : pour documenter le silence qui entoure depuis soixante ans l’expérience de la Guerre d’Algérie, Raphaëlle Branche a restauré ces histoires dans leur contexte intime pour qu’on touche de plus près, et plus profondément, le fracas sourd de l’écho de cette aventure nationale dans les vies ordinaires.
Que ce soit celle qu’on risque ou celle qu’on donne (et qu’on est autorisé à donner), c’est l’expérience de la mort que ces jeunes sont partis faire là-bas, alors que souvent ils n’avaient même pas atteint la majorité. De quoi faire d’eux la troisième génération du feu, de fait. Sauf que, longtemps, et durablement, on a tu pour cette génération-là “le feu” puisqu’on n’a pas prononcé le mot “guerre”. Collectivement, ils étaient les petits-enfants de combattants de 14-18 et les statistiques nous disent que, pour plus d’un, ils avaient été élevés par leurs grands-parents dans des foyers où l’on contemplait encore sur la cheminée le visage de ceux qui y étaient restés. Or eux étaient ainsi partis faire une guerre sans nom. Pour finalement en revenir et se consumer faute d’avoir les mots pour eux. C’est-à-dire, des mots pour se dire eux-mêmes, alors que durablement les associations d’anciens combattants, fondées sur les cendres de la Grande guerre, ont rechigné à les considérer comme tels. Et sans les mots pour dire ce qu’ils avaient pu vivre là-bas, et que les médias avaient largement euphémisé.
Ravaler l'indicible
La guerre qui s’est jouée en Algérie entre 1954 et les accords d’Evian, en 1962, a longtemps paru moins légitime. Moins par défiance politique que comme on dirait que la misère est moins pire au soleil ? Le livre de Raphaëlle Branche pointe la part d’exotisme oriental ; le bateau sur lequel on voit embarquer une génération ; la méconnaissance d’une colonie de peuplement devenue trois départements français où donc on s’entre-tuait mais où toutes les vies n’avaient pas le même statut ; l’absence d’un front bien dessiné à la manière des guerres européennes entre voisins… parmi d’autres, ce seront là autant d’obstacles qui feront longtemps échec à la perception d’une vraie guerre. Les pertes humaines des contingents métropolitains sur le sol algérien n’auront rien à voir non plus avec l’échelle affolante du désastre humain qui s’était imprimée dans l’imaginaire collectif avec le souvenir de Verdun et les boucheries des plaines du nord-est de la France où l’on sortait à découvert sous la mitraille allemande comme on va à l’abattoir. Rien à voir non plus avec le caractère rigoureusement exceptionnel, et sidérant, de la Shoah une décennie plus tôt. L'historienne rappelle que, contrairement à ceux de 14, la génération de la guerre d’Algérie n’a pas été décimée par les obus, mais cueillie par ce qu’elle y a vu faire, ou fait. Et ce que personne n’a compris, ou voulu comprendre. Ce qui fut enseveli pour finir, non pas digéré, mais ravalé avec les lois d’amnistie comme on enfilerait son verre *** sec pour engloutir le plus indigeste.
C’est seulement par une loi de 1974 que le plein statut d’anciens combattants sera finalement accordé à ces soldats. Mais entre-temps, dans leur famille et chacun chez soi, la transmission de cette expérience algérienne a massivement échoué. Vingt-cinq ans après avoir entamé sa thèse sur la torture et les violences illégales en Algérie, c’est à l’histoire de ce silence que Raphaëlle Branche a fini par s’atteler. Un objet qui a comme rattrapé l’historienne en décantant, et autour duquel elle a aussi fait des circonvolutions depuis le jour où cet ancien sous-lieutenant lui avait lancé qu’interroger d’anciens appelés d’Algérie, c’était comme aller voir des “survivants”.
Un paradoxe nimbe ce silence, et la puissance du déni qui a opéré pendant plusieurs décennies : l’idée que l’on n’ait rien dit ou rien su, rien entendu ou voulu entendre, n’est pas fondamentalement neuve en soi. Elle circule aujourd'hui, tapie comme une petite musique d’arrière-plan, qui depuis longtemps nous glisserait à l’oreille qu’il y a comme un accroc à l’histoire. Un vide dans ce récit collectif à la trame mal raccommodée. Ainsi, les travaux sur les appelés d’Algérie menés depuis longtemps par des chercheurs et chercheuses, parmi lesquels Benjamin Stora, mais aussi, notamment, Claire Mauss-Copeaux ou Florence Dosse (qui a publié un livre sur les enfants d’appelés, évoqué sur France culture en 2012 ), ne feront pas l’impasse sur cette impasse.
À RÉÉCOUTER
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29 MIN
UN AUTRE JOUR EST POSSIBLE
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Avec eux, l’idée d’une guerre si douloureuse, et finalement si indicible, s’est installée bon an mal an. Toutes les recherches sur la torture et la violence de cette guerre ont conforté encore l’idée qu’avoir vingt ans dans les Aurès, ça avait bien pu être l’enfer. Les témoignages d’anciens appelés, souvent organisés en associations très utiles aux historiens, furent cruciaux pour remonter le fil, et documenter de quoi fut faite la guerre d’Algérie à hauteur d’homme. Pas à pas, cette entreprise collective a permis de combler le silence, et d’étayer la connaissance en même temps que la mémoire.
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