Nuages sur la Révolution : Abane au cœur de la tempêteBonnes feuilles. Belaïd Abane publie cette semaine aux éditions Koukou, Nuages sur la Révolution. Abane au cœur de la tempête. C’est le troisième livre d’une quadrilogie dont le fil conducteur est Abane Ramdane, l’un des leaders centraux de la Révolution algérienne. TSA publie en exclusivité les bonnes feuilles du livre*.
La traversée houleuse du système Boussouf
(…) Comme beaucoup de jeunes Algériens de sa génération, Abdelhafid Boussouf est un pur produit du nationalisme populaire algérien dans ce qu’il a de meilleur, c’est-à-dire l’esprit de sacrifice et la croyance forte en un avenir de liberté et de dignité. Mais aussi dans tout ce qu’il recèle de pire : le mépris de la politique, le culte de la force, la culture de l’exclusion, les manœuvres souterraines. Tout cela sur fond de vision dualiste et manichéenne : un monde divisé sans nuances en radicaux et modérés, en traitres et vertueux… Une conception qui fera tant de mal dans l’histoire du Mouvement national et dans l’Algérie indépendante.
Ce n’est pas énoncer un lieu commun que de rappeler cela. Car le formatage PPA du jeune militant qu’était Abdelhafid Boussouf est le ferment qui fera lever la pâte du futur dirigeant, mais aussi la sève qui nourrira la part sombre de sa nature profonde. Une pensée sommaire qui se résume à l’amour de la patrie spoliée, une pensée toute entière portée par le culte de la force et de la violence ! Tel est le profil du militant activiste lambda du Mouvement national. Boussouf n’y échappait pas.
Mansour Boudaoud[1] qui l’a longtemps côtoyé, et de très près, me rajoutera :
– Boussouf n’avait pas la stature d’un homme d’Etat et il avait plutôt une culture de pouvoir qui consistait, non pas à développer chez ses hommes et ses collaborateurs la conscience politique, le sens de l’Etat et du bien commun, mais à inculquer l’obéissance aveugle par le dressage. Ce qui fera sa force, contre Krim notamment, c’est l’appui inconditionnel que lui apporte Ben Tobbal, avec qui il entretient une amitié indissoluble, ainsi que sa jonction avec d’autres chefs constantinois, notamment Ali Kafi et Ammar Benaouda, qui deviendront ses collaborateurs au MALG.
L’ancien responsable de la logistique ouest me racontera par ailleurs :
– Boussouf voulait fliquer tous les Algériens pour savoir qui couche avec qui, qui boit de l’alcool, qui fréquente qui, qui va où…Tout renseignement était bon à prendre. Il avait d’ailleurs des lectures très pointues comme Le viol des foules dont il avait acheté une dizaine d’exemplaires pour les offrir à certains de ses collaborateurs.
– Il a quand même le mérite d’avoir mis en place une organisation sophistiquée et efficace pour la Révolution, lui fis-je remarquer.
– Oui bien sûr, mais il avait la partie facile. Contrairement à ceux qui luttaient à l’intérieur du pays, Boussouf évoluait en pays libre, où, en plus, il y avait un bon terreau. Il s’est accaparé de tous les jeunes instruits, les enfants de la bourgeoisie algérienne et des fonctionnaires du Protectorat, installés au Maroc. Ces jeunes, pour la plupart, vivaient avec leurs familles. Leur formation c’était du dressage, qui a abouti à une dépolitisation totale. Boussouf leur avait inculqué le culte de la force et les formait pour lui et non pour l’avenir de l’Algérie. Car, Boussouf visait le pouvoir suprême. Ces jeunes, dont je te parle, travaillaient pour Boussouf et ne connaissaient que Boussouf. Normal qu’ils le trouvent génial. Ils n’avaient pas d’autres modèles de référence.
Je cherche à comprendre :
– Est-il vrai que Boussouf a éliminé beaucoup de gens, et qu’il était une sorte de Beria de la révolution algérienne comme me l’avait affirmé Ben Bella il y a quelques années[2] ?
– Je confirme pour Beria. Ce qui est arrivé au Capitaine Zoubir et à ses hommes, ce n’est que la partie visible de l’iceberg. Boussouf a éliminé beaucoup de gens pour asseoir son pouvoir, me répond mon interlocuteur, qui n’hésite pas à qualifier l’ancien chef du MALG de « fasciste ».
Sur le caractère du personnage, Si Mansour me confirmera ce que j’avais entendu de plusieurs témoins :
– Comportement de brute épaisse, instinct de domination débridé depuis le départ, et surtout la mort de son ancien chef, Ben M’hidi, culture ostentatoire du rapport de force brutal : il était capable de battre les gens publiquement. On dit même qu’un jour, il aurait corrigé à coups de poings le freluquet Boumediene. On comprend que ce dernier n’ait plus jamais eu envie de le revoir dès qu’il a pris l’ascenseur du pouvoir.
Mais comme tous les responsables du mouvement de libération nationale, Boussouf est yin et yang, face claire et face sombre. Ali Haroun[3] résume le personnage :
– Boussouf était doté d’un grand sens de l’organisation, mais je ne l’ai jamais vu écrire une phrase. Il faut dire qu’il avait une pensée sommaire. En tant que colonel de la Wilaya V, il nous adressait périodiquement le relevé des actions de l’ALN dans sa wilaya. Les bilans des pertes françaises étaient tellement gonflés qu’un jour Mahieddine Moussaoui ne put résister à la tentation de lui faire remarquer qu’« avec de tels bilans, il y a longtemps qu’on aurait dû vaincre la France ». Et Boussouf de répondre : « Ecris ce qu’on te dit. Tu ne crois pas le Nidam ou quoi ? De toute façon vous, les gens de plume (antoum shab lqlam), vous êtes incapables de tenir un fusil ».
Concernant le côté sombre, courent encore quelques anecdotes très informatives sur les prédispositions du personnage. Selon Mohamed Harbi[4], Boussouf lisait peu mais « bien » : « En septembre 1959, Boussouf m’offre un livre Le viol des foules par la propagande politique de Serge Tchakhotine… censuré par le ministère français des Affaires étrangères en 1939… interdit de publication et de vente… ce qui prouve s’il en est besoin de sa valeur… pratique !»
Des qualités, ses anciens collaborateurs lui en trouveront une multitude et des meilleures[5]. En vérité Abdelhafid Boussouf est Docteur Jekyll et Mister Hyde. L’esprit de cloisonnement que lui reconnaissent tous ses anciens collaborateurs est précisément le contre argument, qu’on peut opposer à ceux qui le décrivent sous les traits uniques de l’homme honnête et vertueux. Un de ses collaborateurs qui ne connaît de son ancien responsable que les airs et les allures distinguées du ministre-gentleman en complet veston et en manteau chic, me fera un jour naïvement remarquer, et je pense de bonne foi :
– Je ne pense pas que Boussouf ait quelque chose à voir dans l’assassinat d’Abane ; je ne l’en crois pas capable.
Et l’intelligence ? Confondant la ruse et l’intelligence, beaucoup de ses anciens compagnons créditent encore aujourd’hui l’ancien chef du MALG d’une pensée pénétrante. Un ancien MALGache proche de Boussouf, me rapportera cette anecdote typique de la roublardise machiavélique du chef de la Wilaya V, et de ses manies interlopes[6] :
– Boussouf me remit un jour une enveloppe fermée, en me demandant de la garder jalousement et de n’en parler à personne. Une semaine plus tard, il me réclama la lettre qu’il me remettra le lendemain en me réitérant la consigne du secret. Il me reprendra encore plusieurs fois la lettre, en me la remettant toujours avec la même consigne.Au bout de la quatrième fois, Boussouf ouvre la lettre devant moi et m’accuse d’avoir violé la consigne. Voyant mon embarras et la peur qui se lisait sur mon visage, il me rassura en me disant que c’était une mise à l’épreuve.
Autre trait de caractère de Boussouf, la manière de choisir ses hommes de main dont il exige une obéissance aveugle. Critère : la servilité et la docilité, me racontera un ancien du MALG qui a souhaité garder l’anonymat. Test simple et efficace pour la présélection : devant son interlocuteur, le chef du MALG fait tinter dans ses mains des clefs de voitures avant de les laisser tomber négligemment. Si son interlocuteur se baisse prestement pour les ramasser, le test est concluant. Avis favorable.
« Les hommes de l’ombre » qui se livrent aujourd’hui, semblent n’avoir rien vu de tout cela. Ils racontent, de bonne foi, le roman idyllique d’un Boussouf grand commis de l’Etat et stratège soucieux de la victoire de la Révolution. Mais, cloisonnement oblige, ils n’en connaissent que la facette Jekyll. Boussouf ne cessera d’être Mister Hyde qu’après avoir complètement endossé son costume de ministre. Instruit à son école, Houari Boumediene prendra la relève et donnera alors sa pleine mesure dans le rôle vertueux du Docteur Jekyll mais aussi dans celui, moins glorieux de Mister Hyde.
Cependant, en évoquant la double facette de la personnalité de Boussouf et de quelques hommes de son premier cercle, et les dérives de son système, il ne s’agit en aucune façon de jeter le discrédit sur l’un des ministères les plus glorieux de la Révolution. Car, le Ministère de l’armement et des liaisons générales (MALG), fut assurément, dans ses missions originelles et officielles, l’un des fers de lance de la lutte de libération nationale. On ne peut nier en effet les avancées considérables de la Révolution en matière de communication, de liaisons, de renseignement et surtout d’armement qui sont à mettre au crédit du MALG, mais aussi de Boussouf et de ses « hommes de l’ombre ». Ces derniers, dans leur immense majorité, engagés avec conviction au service du pays et de la Révolution, avaient donné le meilleur d’eux-mêmes et servi avec cœur et conscience.
Revenons au système mis en place par Abdelhafid Boussouf en Wilaya V et au Maroc occidental. Et d’abord une anecdote racontée par Mansour Boudaoud[7], très édifiante sur la paranoïa généralisée régnant dans le système Boussouf, et surl’atmosphère délétère qui pèse sur les hommes, y compris dans les milieux dirigeants.
Invité à une soirée entre amis, tous responsables de haut rang au Maroc, Mansour Boudaoud raconte que malgré l’ambiance bon enfant, les convives ne mangeaient que d’une main, l’autre étant sous la table ou déjà crispée sur la crosse du revolver.
L’atmosphère se tend au moment où, voulant leur faire une surprise, leur hôte les invite après le dessert, à descendre à la cave pour leur « montrer quelque chose ». Les sens en alerte, chacun pense sa dernière heure arrivée. Plus par méfiance que par politesse, les « après toi » se croisent dans tous les sens, chacun souhaitant n’avoir personne dans son dos.
Arrivés dans une cave plongée dans l’obscurité, leur hôte entretient le suspense pendant que chacun, la peur au ventre, et le doigt sur la gâchette, attend la lumière qui finit, après quelques longues et pénibles secondes, par jaillir. Les convives découvrent alors, tapis au coin d’une grande pièce sale et humide, terrorisés et serrés les uns contre les autres, trois petits singes que leur hôte venait d’acquérir.
Soulagés, ils ne peuvent s’empêcher de penser à l’allégorie soufie des trois singes : le premier ayant les deux mains plaquées sur les yeux, le second sur les oreilles, le troisième sur la bouche. Ne rien dire, ne rien voir, ne rien entendre. Telle était sans doute le message à méditer et la règle d’or qui prévalait alors dans le système Boussouf, pour quelqu’un qui veut rester en vie et tirer son épingle du jeu.
La traversée houleuse du système Boussouf
(…) Comme beaucoup de jeunes Algériens de sa génération, Abdelhafid Boussouf est un pur produit du nationalisme populaire algérien dans ce qu’il a de meilleur, c’est-à-dire l’esprit de sacrifice et la croyance forte en un avenir de liberté et de dignité. Mais aussi dans tout ce qu’il recèle de pire : le mépris de la politique, le culte de la force, la culture de l’exclusion, les manœuvres souterraines. Tout cela sur fond de vision dualiste et manichéenne : un monde divisé sans nuances en radicaux et modérés, en traitres et vertueux… Une conception qui fera tant de mal dans l’histoire du Mouvement national et dans l’Algérie indépendante.
Ce n’est pas énoncer un lieu commun que de rappeler cela. Car le formatage PPA du jeune militant qu’était Abdelhafid Boussouf est le ferment qui fera lever la pâte du futur dirigeant, mais aussi la sève qui nourrira la part sombre de sa nature profonde. Une pensée sommaire qui se résume à l’amour de la patrie spoliée, une pensée toute entière portée par le culte de la force et de la violence ! Tel est le profil du militant activiste lambda du Mouvement national. Boussouf n’y échappait pas.
Mansour Boudaoud[1] qui l’a longtemps côtoyé, et de très près, me rajoutera :
– Boussouf n’avait pas la stature d’un homme d’Etat et il avait plutôt une culture de pouvoir qui consistait, non pas à développer chez ses hommes et ses collaborateurs la conscience politique, le sens de l’Etat et du bien commun, mais à inculquer l’obéissance aveugle par le dressage. Ce qui fera sa force, contre Krim notamment, c’est l’appui inconditionnel que lui apporte Ben Tobbal, avec qui il entretient une amitié indissoluble, ainsi que sa jonction avec d’autres chefs constantinois, notamment Ali Kafi et Ammar Benaouda, qui deviendront ses collaborateurs au MALG.
L’ancien responsable de la logistique ouest me racontera par ailleurs :
– Boussouf voulait fliquer tous les Algériens pour savoir qui couche avec qui, qui boit de l’alcool, qui fréquente qui, qui va où…Tout renseignement était bon à prendre. Il avait d’ailleurs des lectures très pointues comme Le viol des foules dont il avait acheté une dizaine d’exemplaires pour les offrir à certains de ses collaborateurs.
– Il a quand même le mérite d’avoir mis en place une organisation sophistiquée et efficace pour la Révolution, lui fis-je remarquer.
– Oui bien sûr, mais il avait la partie facile. Contrairement à ceux qui luttaient à l’intérieur du pays, Boussouf évoluait en pays libre, où, en plus, il y avait un bon terreau. Il s’est accaparé de tous les jeunes instruits, les enfants de la bourgeoisie algérienne et des fonctionnaires du Protectorat, installés au Maroc. Ces jeunes, pour la plupart, vivaient avec leurs familles. Leur formation c’était du dressage, qui a abouti à une dépolitisation totale. Boussouf leur avait inculqué le culte de la force et les formait pour lui et non pour l’avenir de l’Algérie. Car, Boussouf visait le pouvoir suprême. Ces jeunes, dont je te parle, travaillaient pour Boussouf et ne connaissaient que Boussouf. Normal qu’ils le trouvent génial. Ils n’avaient pas d’autres modèles de référence.
Je cherche à comprendre :
– Est-il vrai que Boussouf a éliminé beaucoup de gens, et qu’il était une sorte de Beria de la révolution algérienne comme me l’avait affirmé Ben Bella il y a quelques années[2] ?
– Je confirme pour Beria. Ce qui est arrivé au Capitaine Zoubir et à ses hommes, ce n’est que la partie visible de l’iceberg. Boussouf a éliminé beaucoup de gens pour asseoir son pouvoir, me répond mon interlocuteur, qui n’hésite pas à qualifier l’ancien chef du MALG de « fasciste ».
Sur le caractère du personnage, Si Mansour me confirmera ce que j’avais entendu de plusieurs témoins :
– Comportement de brute épaisse, instinct de domination débridé depuis le départ, et surtout la mort de son ancien chef, Ben M’hidi, culture ostentatoire du rapport de force brutal : il était capable de battre les gens publiquement. On dit même qu’un jour, il aurait corrigé à coups de poings le freluquet Boumediene. On comprend que ce dernier n’ait plus jamais eu envie de le revoir dès qu’il a pris l’ascenseur du pouvoir.
Mais comme tous les responsables du mouvement de libération nationale, Boussouf est yin et yang, face claire et face sombre. Ali Haroun[3] résume le personnage :
– Boussouf était doté d’un grand sens de l’organisation, mais je ne l’ai jamais vu écrire une phrase. Il faut dire qu’il avait une pensée sommaire. En tant que colonel de la Wilaya V, il nous adressait périodiquement le relevé des actions de l’ALN dans sa wilaya. Les bilans des pertes françaises étaient tellement gonflés qu’un jour Mahieddine Moussaoui ne put résister à la tentation de lui faire remarquer qu’« avec de tels bilans, il y a longtemps qu’on aurait dû vaincre la France ». Et Boussouf de répondre : « Ecris ce qu’on te dit. Tu ne crois pas le Nidam ou quoi ? De toute façon vous, les gens de plume (antoum shab lqlam), vous êtes incapables de tenir un fusil ».
Concernant le côté sombre, courent encore quelques anecdotes très informatives sur les prédispositions du personnage. Selon Mohamed Harbi[4], Boussouf lisait peu mais « bien » : « En septembre 1959, Boussouf m’offre un livre Le viol des foules par la propagande politique de Serge Tchakhotine… censuré par le ministère français des Affaires étrangères en 1939… interdit de publication et de vente… ce qui prouve s’il en est besoin de sa valeur… pratique !»
Des qualités, ses anciens collaborateurs lui en trouveront une multitude et des meilleures[5]. En vérité Abdelhafid Boussouf est Docteur Jekyll et Mister Hyde. L’esprit de cloisonnement que lui reconnaissent tous ses anciens collaborateurs est précisément le contre argument, qu’on peut opposer à ceux qui le décrivent sous les traits uniques de l’homme honnête et vertueux. Un de ses collaborateurs qui ne connaît de son ancien responsable que les airs et les allures distinguées du ministre-gentleman en complet veston et en manteau chic, me fera un jour naïvement remarquer, et je pense de bonne foi :
– Je ne pense pas que Boussouf ait quelque chose à voir dans l’assassinat d’Abane ; je ne l’en crois pas capable.
Et l’intelligence ? Confondant la ruse et l’intelligence, beaucoup de ses anciens compagnons créditent encore aujourd’hui l’ancien chef du MALG d’une pensée pénétrante. Un ancien MALGache proche de Boussouf, me rapportera cette anecdote typique de la roublardise machiavélique du chef de la Wilaya V, et de ses manies interlopes[6] :
– Boussouf me remit un jour une enveloppe fermée, en me demandant de la garder jalousement et de n’en parler à personne. Une semaine plus tard, il me réclama la lettre qu’il me remettra le lendemain en me réitérant la consigne du secret. Il me reprendra encore plusieurs fois la lettre, en me la remettant toujours avec la même consigne.Au bout de la quatrième fois, Boussouf ouvre la lettre devant moi et m’accuse d’avoir violé la consigne. Voyant mon embarras et la peur qui se lisait sur mon visage, il me rassura en me disant que c’était une mise à l’épreuve.
Autre trait de caractère de Boussouf, la manière de choisir ses hommes de main dont il exige une obéissance aveugle. Critère : la servilité et la docilité, me racontera un ancien du MALG qui a souhaité garder l’anonymat. Test simple et efficace pour la présélection : devant son interlocuteur, le chef du MALG fait tinter dans ses mains des clefs de voitures avant de les laisser tomber négligemment. Si son interlocuteur se baisse prestement pour les ramasser, le test est concluant. Avis favorable.
« Les hommes de l’ombre » qui se livrent aujourd’hui, semblent n’avoir rien vu de tout cela. Ils racontent, de bonne foi, le roman idyllique d’un Boussouf grand commis de l’Etat et stratège soucieux de la victoire de la Révolution. Mais, cloisonnement oblige, ils n’en connaissent que la facette Jekyll. Boussouf ne cessera d’être Mister Hyde qu’après avoir complètement endossé son costume de ministre. Instruit à son école, Houari Boumediene prendra la relève et donnera alors sa pleine mesure dans le rôle vertueux du Docteur Jekyll mais aussi dans celui, moins glorieux de Mister Hyde.
Cependant, en évoquant la double facette de la personnalité de Boussouf et de quelques hommes de son premier cercle, et les dérives de son système, il ne s’agit en aucune façon de jeter le discrédit sur l’un des ministères les plus glorieux de la Révolution. Car, le Ministère de l’armement et des liaisons générales (MALG), fut assurément, dans ses missions originelles et officielles, l’un des fers de lance de la lutte de libération nationale. On ne peut nier en effet les avancées considérables de la Révolution en matière de communication, de liaisons, de renseignement et surtout d’armement qui sont à mettre au crédit du MALG, mais aussi de Boussouf et de ses « hommes de l’ombre ». Ces derniers, dans leur immense majorité, engagés avec conviction au service du pays et de la Révolution, avaient donné le meilleur d’eux-mêmes et servi avec cœur et conscience.
Revenons au système mis en place par Abdelhafid Boussouf en Wilaya V et au Maroc occidental. Et d’abord une anecdote racontée par Mansour Boudaoud[7], très édifiante sur la paranoïa généralisée régnant dans le système Boussouf, et surl’atmosphère délétère qui pèse sur les hommes, y compris dans les milieux dirigeants.
Invité à une soirée entre amis, tous responsables de haut rang au Maroc, Mansour Boudaoud raconte que malgré l’ambiance bon enfant, les convives ne mangeaient que d’une main, l’autre étant sous la table ou déjà crispée sur la crosse du revolver.
L’atmosphère se tend au moment où, voulant leur faire une surprise, leur hôte les invite après le dessert, à descendre à la cave pour leur « montrer quelque chose ». Les sens en alerte, chacun pense sa dernière heure arrivée. Plus par méfiance que par politesse, les « après toi » se croisent dans tous les sens, chacun souhaitant n’avoir personne dans son dos.
Arrivés dans une cave plongée dans l’obscurité, leur hôte entretient le suspense pendant que chacun, la peur au ventre, et le doigt sur la gâchette, attend la lumière qui finit, après quelques longues et pénibles secondes, par jaillir. Les convives découvrent alors, tapis au coin d’une grande pièce sale et humide, terrorisés et serrés les uns contre les autres, trois petits singes que leur hôte venait d’acquérir.
Soulagés, ils ne peuvent s’empêcher de penser à l’allégorie soufie des trois singes : le premier ayant les deux mains plaquées sur les yeux, le second sur les oreilles, le troisième sur la bouche. Ne rien dire, ne rien voir, ne rien entendre. Telle était sans doute le message à méditer et la règle d’or qui prévalait alors dans le système Boussouf, pour quelqu’un qui veut rester en vie et tirer son épingle du jeu.
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