Au troisième jour de la guerre dite des Six jours, déclenchée le 5 juin 1967 par l’attaque de l’armée israélienne contre l’armée égyptienne, William Sportisse rédige une lettre au président algérien Houari Boumediene pour lui exprimer sa solidarité antisioniste « en tant que Juif algérien dont la famille a souffert de l’hitlérisme ».
Ce document est exceptionnel à plus d’un titre : par son contenu, par ses conditions de production, et parce qu’il est resté longtemps inconnu (jusqu’à sa publication partielle en 2012 dans l’ouvrage Le Camp des oliviers). C’est en effet depuis la cellule d’une prison algérienne que William Sportisse, juif de Constantine, ancien dirigeant du Parti communiste algérien clandestin pendant la guerre d’indépendance et citoyen algérien depuis janvier 1965, s’adresse au président contre le coup d’État duquel il s’est soulevé deux ans plus tôt. Arrêté et torturé par la Sécurité militaire algérienne en septembre 1965, Sportisse est depuis lors emprisonné sans jugement, isolé de ses camarades de lutte et des autres prisonniers et privé de toute visite familiale.
En juin 1967, lui qu’un militaire algérien a qualifié d’« agent du sionisme » entre deux séances de tortures a déjà un long passé de militantisme antisioniste. Un antisionisme découlant des positions de son organisation politique mais également puisé dans l’antisionisme religieux de son père et dans ses discussions, après l’épreuve de Vichy, avec de jeunes juifs algériens de sa génération rejoignant les mouvements sionistes. Après 1945, les frères Sportisse, Bernard et William, parce que juifs et connus pour leur expérience familiale de l’antisémitisme et du fascisme[1], sont régulièrement chargés de porter les attaques des communistes algériens contre le sionisme en tant que tel, contre la politique israélienne et/ou contre la politique anglo-américaine au Moyen-Orient, en suivant les fluctuations du discours soviétique mais en insistant constamment sur la solidarité judéo-musulmane et sur une conception de la nation algérienne ouverte à tous les habitants d’Algérie. En juin 1967, dans le contexte tout à fait différent de l’Algérie indépendante, c’est de sa propre initiative que William Sportisse, isolé en prison de tout contact militant, rédige cette lettre au contenu plus personnel – mais toujours marquée par un langage et une rhétorique caractéristiques de sa formation. Une lettre qui, malgré son souhait, ne sera pas diffusée par le président algérien.
La version reproduite ici est celle du brouillon manuscrit de la lettre, précieusement conservé par William Sportisse après sa sortie de prison. Une pièce qui pourrait s’ajouter aux écrits de fond d’Abraham Serfaty ou d’Ilan Halevi pour contribuer à cartographier l’antisionisme politique de ceux que Serfaty nommait les « juifs arabes ».
En ces heures historiques pour tous les peuples arabes victimes d’une agression préméditée de l’impérialisme par le truchement de son instrument, le sionisme, agression visant essentiellement à étouffer les forces révolutionnaires et progressistes de l’Orient arabe, j’ai l’honneur de vous exprimer mon entière adhésion aux fermes et justes décisions du Gouvernement algérien.
J’ai attentivement écouté à la radio votre clairvoyant discours prononcé, le dimanche 5 Juin, à Sidi-Bel-Abbès. Il a été une nouvelle manifestation confirmant que la lutte menée par notre peuple aux côtés de ses frères arabes contre l’impérialisme, pour l’indépendance et le socialisme, n’a jamais été et ne le sera jamais, empreinte d’un caractère racial.
Les mensonges et les calomnies déversés par une certaine presse occidentale et destinés à tromper les peuples européens, ne parviendront pas à ternir l’éclat de la juste et légitime cause des peuples opprimés et notamment arabes.
Les faits sont têtus. Par ses actes, l’État d’Israël s’est, depuis sa création, toujours rangé aux côtés de l’impérialisme. L’agression contre la RAU en 1956 en est un éclatant témoignage. Cet État ne s’est jamais conformé aux décisions de l’ONU concernant la Palestine. Ses dirigeants n’ont jamais élevé leur voix pour condamner la lâche et barbare agression contre le Vietnam. Ils n’ont jamais dénoncé les ségrégationnistes d’Afrique du Sud. À eux seuls, ces faits sont suffisamment convaincants pour montrer l’hostilité des dirigeants sionistes d’Israël à l’égard des peuples victimes de l’oppression, de l’exploitation et du racisme.
Aussi, en tant que Juif algérien dont la famille a souffert de l’hitlérisme, dénierai-je à cet État, qui ne condamne pas le racisme et qui le pratique à l’égard des Arabes de Palestine, le droit de se présenter comme un « défenseur » des intérêts des couches laborieuses d’origine juive. Cet État est plutôt le défenseur des intérêts des grosses sociétés capitalistes et impérialistes parmi lesquelles se trouvent des Juifs. Pour ma part, je ne saurai être aux côtés d’un Rotschild, et je comprends les mobiles sordides qui le poussent à être un partisan acharné de l’État d’Israël. Je sais fort bien, d’autre part, que ce banquier s’est bien gardé durant la période hitlérienne d’élever la voix contre les massacres de Juifs. Je sais fort bien aussi que des Juifs réactionnaires qui se sont toujours opposés aux forces progressistes en Europe, ont été choisis par les hitlériens pour constituer les fameux Judenrat des ghettos de Varsovie, de Vilnius, etc. Ce sont ces mêmes Juifs qui dressaient pour les Hitlériens les listes de leurs compatriotes qui étaient envoyés dans les chambres à gaz. Je conseillerai aux travailleurs juifs de lire le journal de Macha Rolnikas « Je devais le raconter » pour bien comprendre que le combat ne se situe pas sur le plan religieux ou racial, mais plutôt sur le plan de la lutte entre les forces de progrès et celles de la réaction. Pour avoir souffert du nazisme, ces derniers devraient comprendre les droits légitimes des peuples arabes. D’autant que leur lutte vise essentiellement à la récupération de richesses qui sont pillées par des sociétés capitalistes étrangères depuis des dizaines d’années.
Ce document est exceptionnel à plus d’un titre : par son contenu, par ses conditions de production, et parce qu’il est resté longtemps inconnu (jusqu’à sa publication partielle en 2012 dans l’ouvrage Le Camp des oliviers). C’est en effet depuis la cellule d’une prison algérienne que William Sportisse, juif de Constantine, ancien dirigeant du Parti communiste algérien clandestin pendant la guerre d’indépendance et citoyen algérien depuis janvier 1965, s’adresse au président contre le coup d’État duquel il s’est soulevé deux ans plus tôt. Arrêté et torturé par la Sécurité militaire algérienne en septembre 1965, Sportisse est depuis lors emprisonné sans jugement, isolé de ses camarades de lutte et des autres prisonniers et privé de toute visite familiale.
En juin 1967, lui qu’un militaire algérien a qualifié d’« agent du sionisme » entre deux séances de tortures a déjà un long passé de militantisme antisioniste. Un antisionisme découlant des positions de son organisation politique mais également puisé dans l’antisionisme religieux de son père et dans ses discussions, après l’épreuve de Vichy, avec de jeunes juifs algériens de sa génération rejoignant les mouvements sionistes. Après 1945, les frères Sportisse, Bernard et William, parce que juifs et connus pour leur expérience familiale de l’antisémitisme et du fascisme[1], sont régulièrement chargés de porter les attaques des communistes algériens contre le sionisme en tant que tel, contre la politique israélienne et/ou contre la politique anglo-américaine au Moyen-Orient, en suivant les fluctuations du discours soviétique mais en insistant constamment sur la solidarité judéo-musulmane et sur une conception de la nation algérienne ouverte à tous les habitants d’Algérie. En juin 1967, dans le contexte tout à fait différent de l’Algérie indépendante, c’est de sa propre initiative que William Sportisse, isolé en prison de tout contact militant, rédige cette lettre au contenu plus personnel – mais toujours marquée par un langage et une rhétorique caractéristiques de sa formation. Une lettre qui, malgré son souhait, ne sera pas diffusée par le président algérien.
La version reproduite ici est celle du brouillon manuscrit de la lettre, précieusement conservé par William Sportisse après sa sortie de prison. Une pièce qui pourrait s’ajouter aux écrits de fond d’Abraham Serfaty ou d’Ilan Halevi pour contribuer à cartographier l’antisionisme politique de ceux que Serfaty nommait les « juifs arabes ».
Oued Rhiou, le 7 juin 1967
Monsieur Sportisse William
Assigné à résidence
Prison annexe de Oued Rhiou
Assigné à résidence
Prison annexe de Oued Rhiou
à
Monsieur le Président du Gouvernement de la République Algérienne Démocratique et Populaire
Alger
Monsieur le Président,Alger
En ces heures historiques pour tous les peuples arabes victimes d’une agression préméditée de l’impérialisme par le truchement de son instrument, le sionisme, agression visant essentiellement à étouffer les forces révolutionnaires et progressistes de l’Orient arabe, j’ai l’honneur de vous exprimer mon entière adhésion aux fermes et justes décisions du Gouvernement algérien.
J’ai attentivement écouté à la radio votre clairvoyant discours prononcé, le dimanche 5 Juin, à Sidi-Bel-Abbès. Il a été une nouvelle manifestation confirmant que la lutte menée par notre peuple aux côtés de ses frères arabes contre l’impérialisme, pour l’indépendance et le socialisme, n’a jamais été et ne le sera jamais, empreinte d’un caractère racial.
Les mensonges et les calomnies déversés par une certaine presse occidentale et destinés à tromper les peuples européens, ne parviendront pas à ternir l’éclat de la juste et légitime cause des peuples opprimés et notamment arabes.
Les faits sont têtus. Par ses actes, l’État d’Israël s’est, depuis sa création, toujours rangé aux côtés de l’impérialisme. L’agression contre la RAU en 1956 en est un éclatant témoignage. Cet État ne s’est jamais conformé aux décisions de l’ONU concernant la Palestine. Ses dirigeants n’ont jamais élevé leur voix pour condamner la lâche et barbare agression contre le Vietnam. Ils n’ont jamais dénoncé les ségrégationnistes d’Afrique du Sud. À eux seuls, ces faits sont suffisamment convaincants pour montrer l’hostilité des dirigeants sionistes d’Israël à l’égard des peuples victimes de l’oppression, de l’exploitation et du racisme.
Aussi, en tant que Juif algérien dont la famille a souffert de l’hitlérisme, dénierai-je à cet État, qui ne condamne pas le racisme et qui le pratique à l’égard des Arabes de Palestine, le droit de se présenter comme un « défenseur » des intérêts des couches laborieuses d’origine juive. Cet État est plutôt le défenseur des intérêts des grosses sociétés capitalistes et impérialistes parmi lesquelles se trouvent des Juifs. Pour ma part, je ne saurai être aux côtés d’un Rotschild, et je comprends les mobiles sordides qui le poussent à être un partisan acharné de l’État d’Israël. Je sais fort bien, d’autre part, que ce banquier s’est bien gardé durant la période hitlérienne d’élever la voix contre les massacres de Juifs. Je sais fort bien aussi que des Juifs réactionnaires qui se sont toujours opposés aux forces progressistes en Europe, ont été choisis par les hitlériens pour constituer les fameux Judenrat des ghettos de Varsovie, de Vilnius, etc. Ce sont ces mêmes Juifs qui dressaient pour les Hitlériens les listes de leurs compatriotes qui étaient envoyés dans les chambres à gaz. Je conseillerai aux travailleurs juifs de lire le journal de Macha Rolnikas « Je devais le raconter » pour bien comprendre que le combat ne se situe pas sur le plan religieux ou racial, mais plutôt sur le plan de la lutte entre les forces de progrès et celles de la réaction. Pour avoir souffert du nazisme, ces derniers devraient comprendre les droits légitimes des peuples arabes. D’autant que leur lutte vise essentiellement à la récupération de richesses qui sont pillées par des sociétés capitalistes étrangères depuis des dizaines d’années.
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