Cet article d’un intérêt particulier a été publié par Mouloud Mammeri dans la revue Aguedal numéros 5 et 6 (1938) et n°7 (1939). Cette revue paraissait à Rabat. Ce même article est repris dans Culture savante, culture vécue de Mouloud MAMMERI, (Editions Tala, Alger, 1989). Texte Intégral :
« Les institutions des différents peuples de l’Afrique du Nord sont déjà bien connues ; les mœurs le sont beaucoup moins car il est difficile de pénétrer l’esprit d’un autre peuple. En tout cas les institutions et les mœurs des Indigènes ont toujours été étudiées du dehors par des Européens. On voit assez quel est le grave inconvénient d’un pareil point de vue, les auteurs fussent-ils les hommes les plus savants du monde. Mais on pouvait toujours objecter que les Indigènes, trop éloignés des Européens par leurs civilisations traditionnelles, étaient incapables d’exprimer pour des étrangers leurs propres points de vue. Aujourd’hui, il n’en est plus de même. Deux étudiants kabyles nous prouvent avec évidence qu’ils ont su – chose rare – pénétrer à fond leur milieu original sans se perdre dans l’érudition, le juger avec clairvoyance sans le renier ni le trahir, allier enfin l’intelligence à la sympathie, sympathie sans laquelle rien de ce que nous pouvons apprendre ne mérite le nom de vérité. » Jean GRENIER[1]
MAMMERI_Mouloud
La société berbère persiste et mais ne résiste pas
Les Berbères n’ont jamais formé un État stable dans la durée, une civilisation à eux propre. Mais des multiples colonisateurs qui sont passé sur leur sol, des Carthaginois aux Français, en passant par les Romains, les Vandales, les Byzantins, les Arabes et les Turcs, nul ne leur a transmis sa civilisation.
Il semble à première vue que, puisqu’après vingt-cinq siècles de civilisation étrangère les Berbères sont restés eux-mêmes, ils aient des énergies considérables à opposer à l’étranger. Mais, puisque d’autre part ces énergies n’ont jamais pu se fondre en un tout harmonieux, il faut croire que quelques principes de destruction, quelques vices internes empêchent cette synthèse.
Cette force de résistance et cette incapacité politique semblent pouvoir s’expliquer par une constitution sociale particulière qui a déterminé à la longue dans les esprits, une psychologie politique assez primitive.
Elle n’est pas un fait naturel mais une création volontaire
Le caractère de tout groupement berbère est d’être quelque chose d’on ne peut moins raisonnable. Un parti (sof) n’a rien qui logiquement le légitime: il ne diffère du parti adverse que parce que les familles qui le composent ne sont pas les mêmes; on ne choisit pas en Kabylie son parti, on y naît. Une fois incorporé, on n’a pas à charge de faire prévaloir tel idéal, ni même tels intérêts, ce qui pourrait encore se concevoir, mais de s’opposer à un autre parti, sans raison ni but, uniquement pour s’opposer. Dans un village de la tribu des Aït Yanni, un sof exile tout le sof adverse, un peu plus de la moitié du douar, pendant onze ans, sans cause, sauf que ses membres étaient en l’occasion les plus puissants et les plus riches. Un forgeron qui avait réussi à se mettre à dos à la fois les deux sofs de son village fait alliance à lui seul avec un bourg ennemi du sien, fait attaquer et brûler en une nuit son douar par ses alliés. C’est ainsi qu’Akalous a disparu à jamais dans les flammes. Partout ailleurs, le groupe est le moyen, on s’unit pour faire triompher par le nombre une cause. En Kabylie, le groupe est la fin.
Le groupe est la fin, mais il n’est pas non plus un fait naturel. Ce ne sont pas des conditions naturelles qui attirent en un lieu un afflux de populations d’origines diverses mais dont les conditions matérielles qui les ont réunies cimentent à la longue l’unité, c’est la création volontaire d’un groupement par juxtaposition de familles, c’est-à-dire d’unités sociales déjà organisées. L’organisation se fait ainsi non par le sommet, mais par la base. C’est ce qui donne son caractère rigide à l’organisation sociale des Berbères. Quand une autorité publique administre un pays par sa bureaucratie, elle essaie de calquer des cadres sur la réalité : les Berbères commencent par se créer arbitrairement des cadres, puis ils s’y introduisent. De là, cette éternelle poursuite d’un équilibre instable et sans cesse menacé. (Et les Berbères ont en cela beaucoup à faire, l’excès étant bien leur caractéristique). Cette poursuite est d’ailleurs, quant à ses effets pratiques, plutôt négative.
C’est une société instable
Les forces de destruction, dans une société ou chacun agit sans règles et ne borne ses méfaits qu’à sa puissance, sont nombreuses et fortes. L’action des gens d’ordre, de ceux qui pourraient créer, se borne à annuler ces forces de destruction, à écarter dès sa naissance un malheur qui pourrait mener à de grandes calamités. Voilà pourquoi les Berbères n’ont pas, à proprement parler, d’histoire progressive ou du moins à grands changements. Les tempéraments créateurs ne peuvent que s’opposer aux destructions dans la marche quotidienne de la vie, jamais ils n’arrivent à ne rien édifier au sein d’une société stabilisée, parce qu’ils agissent à l’intérieur des cadres sociaux. Ces cadres demeurent toujours à l’état diffus chacun les sent clairement. Mais nul ne les pense objectivement ni ne les raisonne, parce qu’aucun pouvoir central ne les a jamais incarnés et ordonnés. Cela explique, en même temps la stérilité de l’histoire berbère, l’étonnante pérennité du peuple : les Berbères s’agitent pendant des années frénétiquement à l’intérieur de leurs cadres sociaux, un jour ils s’arrêtent épuisés, mais les cadres demeurent intacts et c’est parce qu’on n’en sort jamais, que toute action est vaine ou négative. Il n’y a pas d’historique du négatif, de chronique des événements évités. L’histoire berbère est une espèce de bouillonnement en vase clos; au fond, le Berbère n’a jamais su sortir de lui-même.
De toute éternité, la société kabyle n’a jamais connu de pouvoir fortement organisé pour imposer les règles d’une nation ; les forces destructives, que partout ailleurs, une forte organisation sociale parvient à éliminer ou à neutraliser, y trouvent donc un champ libre à leur expansion. Le premier soin d’une telle société, qui sans cesse menace de se désagréger, est de chercher à survivre le plus longtemps possible. Il s’y manifeste une sorte d’instinct de conservation. La recherche d’un bonheur plus grand, voire d’un bonheur tout court, est l’apanage des sociétés bien assises et bien ordonnées : seul l’homme qui sait qu’il sera encore vivant demain fait des projets d’avenir, croit au progrès et l’accomplit. Les Kabyles en sont encore au stade de la lutte contre la mort, et chaque génération reprend cette lutte au point où l’avaient entreprise tour à tour les générations précédentes, au point ou la prendront celles qui lui succéderont. Cette nécessité vitale pour un peuple colore sa psychologie : la plus grande calamité dont puisse souffrir un Kabyle est de manquer d’enfants mâles pour perpétuer la tradition, et il est étrange que la femme kabyle se soumette aussi complètement à cette unique fonction de productrice de mâles, – cela se lit à la fierté avec laquelle elle arbore à son front la ronde agrafe d’argent, décoration des mères de nombreux fils. En dehors de cette espèce de conservation instinctive de la vie, il s’est formé des institutions d’un caractère très particulier. Puisque nulle puissance matérielle ne peut garantir l’existence du paysan guerrier, il n’y a qu’à la rendre, en certaines occasions, sacrée. C’est ainsi que s’est formée la coutume de l’anaya. Pour se rendre dans une autre tribu en pleine sécurité, il est nécessaire de se placer sous la protection, l’anaya, d’un de ses membres. Quiconque oserait porter la main sur vous aurait directement affaire au protecteur dont il aura « cassé l’anaya », c’est-a-dire souillé l’honneur. En outre, le code de l’honneur fait à tout Kabyle bien né, un devoir sacré de ne point vous toucher, lui eussiez-vous fait les plus grands torts qui se puissent imaginer. Plus encore, vous n’êtes pas seulement préservé de toute action punitive par l’anaya de votre protecteur et par le code de l’honneur kabyle, mais aussi par une espèce de respect mêlé de crainte religieuse; vous êtes censé être tabou.
« Les institutions des différents peuples de l’Afrique du Nord sont déjà bien connues ; les mœurs le sont beaucoup moins car il est difficile de pénétrer l’esprit d’un autre peuple. En tout cas les institutions et les mœurs des Indigènes ont toujours été étudiées du dehors par des Européens. On voit assez quel est le grave inconvénient d’un pareil point de vue, les auteurs fussent-ils les hommes les plus savants du monde. Mais on pouvait toujours objecter que les Indigènes, trop éloignés des Européens par leurs civilisations traditionnelles, étaient incapables d’exprimer pour des étrangers leurs propres points de vue. Aujourd’hui, il n’en est plus de même. Deux étudiants kabyles nous prouvent avec évidence qu’ils ont su – chose rare – pénétrer à fond leur milieu original sans se perdre dans l’érudition, le juger avec clairvoyance sans le renier ni le trahir, allier enfin l’intelligence à la sympathie, sympathie sans laquelle rien de ce que nous pouvons apprendre ne mérite le nom de vérité. » Jean GRENIER[1]
MAMMERI_Mouloud
La société berbère persiste et mais ne résiste pas
Les Berbères n’ont jamais formé un État stable dans la durée, une civilisation à eux propre. Mais des multiples colonisateurs qui sont passé sur leur sol, des Carthaginois aux Français, en passant par les Romains, les Vandales, les Byzantins, les Arabes et les Turcs, nul ne leur a transmis sa civilisation.
Il semble à première vue que, puisqu’après vingt-cinq siècles de civilisation étrangère les Berbères sont restés eux-mêmes, ils aient des énergies considérables à opposer à l’étranger. Mais, puisque d’autre part ces énergies n’ont jamais pu se fondre en un tout harmonieux, il faut croire que quelques principes de destruction, quelques vices internes empêchent cette synthèse.
Cette force de résistance et cette incapacité politique semblent pouvoir s’expliquer par une constitution sociale particulière qui a déterminé à la longue dans les esprits, une psychologie politique assez primitive.
Elle n’est pas un fait naturel mais une création volontaire
Le caractère de tout groupement berbère est d’être quelque chose d’on ne peut moins raisonnable. Un parti (sof) n’a rien qui logiquement le légitime: il ne diffère du parti adverse que parce que les familles qui le composent ne sont pas les mêmes; on ne choisit pas en Kabylie son parti, on y naît. Une fois incorporé, on n’a pas à charge de faire prévaloir tel idéal, ni même tels intérêts, ce qui pourrait encore se concevoir, mais de s’opposer à un autre parti, sans raison ni but, uniquement pour s’opposer. Dans un village de la tribu des Aït Yanni, un sof exile tout le sof adverse, un peu plus de la moitié du douar, pendant onze ans, sans cause, sauf que ses membres étaient en l’occasion les plus puissants et les plus riches. Un forgeron qui avait réussi à se mettre à dos à la fois les deux sofs de son village fait alliance à lui seul avec un bourg ennemi du sien, fait attaquer et brûler en une nuit son douar par ses alliés. C’est ainsi qu’Akalous a disparu à jamais dans les flammes. Partout ailleurs, le groupe est le moyen, on s’unit pour faire triompher par le nombre une cause. En Kabylie, le groupe est la fin.
Le groupe est la fin, mais il n’est pas non plus un fait naturel. Ce ne sont pas des conditions naturelles qui attirent en un lieu un afflux de populations d’origines diverses mais dont les conditions matérielles qui les ont réunies cimentent à la longue l’unité, c’est la création volontaire d’un groupement par juxtaposition de familles, c’est-à-dire d’unités sociales déjà organisées. L’organisation se fait ainsi non par le sommet, mais par la base. C’est ce qui donne son caractère rigide à l’organisation sociale des Berbères. Quand une autorité publique administre un pays par sa bureaucratie, elle essaie de calquer des cadres sur la réalité : les Berbères commencent par se créer arbitrairement des cadres, puis ils s’y introduisent. De là, cette éternelle poursuite d’un équilibre instable et sans cesse menacé. (Et les Berbères ont en cela beaucoup à faire, l’excès étant bien leur caractéristique). Cette poursuite est d’ailleurs, quant à ses effets pratiques, plutôt négative.
C’est une société instable
Les forces de destruction, dans une société ou chacun agit sans règles et ne borne ses méfaits qu’à sa puissance, sont nombreuses et fortes. L’action des gens d’ordre, de ceux qui pourraient créer, se borne à annuler ces forces de destruction, à écarter dès sa naissance un malheur qui pourrait mener à de grandes calamités. Voilà pourquoi les Berbères n’ont pas, à proprement parler, d’histoire progressive ou du moins à grands changements. Les tempéraments créateurs ne peuvent que s’opposer aux destructions dans la marche quotidienne de la vie, jamais ils n’arrivent à ne rien édifier au sein d’une société stabilisée, parce qu’ils agissent à l’intérieur des cadres sociaux. Ces cadres demeurent toujours à l’état diffus chacun les sent clairement. Mais nul ne les pense objectivement ni ne les raisonne, parce qu’aucun pouvoir central ne les a jamais incarnés et ordonnés. Cela explique, en même temps la stérilité de l’histoire berbère, l’étonnante pérennité du peuple : les Berbères s’agitent pendant des années frénétiquement à l’intérieur de leurs cadres sociaux, un jour ils s’arrêtent épuisés, mais les cadres demeurent intacts et c’est parce qu’on n’en sort jamais, que toute action est vaine ou négative. Il n’y a pas d’historique du négatif, de chronique des événements évités. L’histoire berbère est une espèce de bouillonnement en vase clos; au fond, le Berbère n’a jamais su sortir de lui-même.
De toute éternité, la société kabyle n’a jamais connu de pouvoir fortement organisé pour imposer les règles d’une nation ; les forces destructives, que partout ailleurs, une forte organisation sociale parvient à éliminer ou à neutraliser, y trouvent donc un champ libre à leur expansion. Le premier soin d’une telle société, qui sans cesse menace de se désagréger, est de chercher à survivre le plus longtemps possible. Il s’y manifeste une sorte d’instinct de conservation. La recherche d’un bonheur plus grand, voire d’un bonheur tout court, est l’apanage des sociétés bien assises et bien ordonnées : seul l’homme qui sait qu’il sera encore vivant demain fait des projets d’avenir, croit au progrès et l’accomplit. Les Kabyles en sont encore au stade de la lutte contre la mort, et chaque génération reprend cette lutte au point où l’avaient entreprise tour à tour les générations précédentes, au point ou la prendront celles qui lui succéderont. Cette nécessité vitale pour un peuple colore sa psychologie : la plus grande calamité dont puisse souffrir un Kabyle est de manquer d’enfants mâles pour perpétuer la tradition, et il est étrange que la femme kabyle se soumette aussi complètement à cette unique fonction de productrice de mâles, – cela se lit à la fierté avec laquelle elle arbore à son front la ronde agrafe d’argent, décoration des mères de nombreux fils. En dehors de cette espèce de conservation instinctive de la vie, il s’est formé des institutions d’un caractère très particulier. Puisque nulle puissance matérielle ne peut garantir l’existence du paysan guerrier, il n’y a qu’à la rendre, en certaines occasions, sacrée. C’est ainsi que s’est formée la coutume de l’anaya. Pour se rendre dans une autre tribu en pleine sécurité, il est nécessaire de se placer sous la protection, l’anaya, d’un de ses membres. Quiconque oserait porter la main sur vous aurait directement affaire au protecteur dont il aura « cassé l’anaya », c’est-a-dire souillé l’honneur. En outre, le code de l’honneur fait à tout Kabyle bien né, un devoir sacré de ne point vous toucher, lui eussiez-vous fait les plus grands torts qui se puissent imaginer. Plus encore, vous n’êtes pas seulement préservé de toute action punitive par l’anaya de votre protecteur et par le code de l’honneur kabyle, mais aussi par une espèce de respect mêlé de crainte religieuse; vous êtes censé être tabou.
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