19 juillet 2016
L’humiliation : le marteau qui écrase la société palestinienne (Middle East Monitor)
Par Samah JABR
Photo : Une mosquée endommagée par les frappes aériennes israéliennes.
Si l’on peut s’attendre à ce que l’exercice d’un contrôle militaire sur un pays occupé inflige une douleur et un traumatisme inévitables aux citoyens de ce pays, l’histoire de la politique israélienne montre qu’elle est allée bien au-delà du besoin « pragmatique » d’un occupant de dominer et soumettre une population locale. L’humiliation israélienne des Palestiniens est une fin en soi. L’humiliation est ainsi l’une des plus grosses blessures éprouvées dans le contexte palestinien et pourtant, elle est sous-documentée à un point tel que cette humiliation est considérée comme presque normale.
En dépit des résolutions des Nations-Unies, l’acquiescement du monde à l’occupation de la Palestine par les précédentes puissances coloniales a dénié aux Palestiniens leur liberté, leur statut de citoyens, et l’exercice de leurs droits humains au niveau international. Au niveau de la société, l’occupation a généré des couches d’humiliations en maintenant une inégalité au sein des relations de pouvoir et des perceptions d’un statut culturel. À ces vastes sources de blessures, viennent s’ajouter les expériences personnelles, répétitives, interminables de l’humiliation, qui ne sont épargnées à aucun individu palestinien.
Les forces israéliennes omniprésentes sont en contact quotidien avec les hommes, les femmes et les enfants palestiniens ; dans ces interactions, l’humiliation et la honte sont typiques. Et on se demande : comment un homme humilié peut-il regarder sa femme dans les yeux et qu’elle se sente protégée et fière ? Comment un parent humilié peut-il promettre un avenir à un petit si celui-ci se trouve entre les mains d’un être humain dont l’esprit a été brisé ?
Dans un exemple de ce genre, Issa, un homme qui travaillait comme chauffeur pour une organisation médicale, avait transporté un groupe de travailleurs de la santé dans une région isolée, touchée par la violence politique (tous les noms ont été changés pour préserver la confidentialité). Alors qu’il attendait dans son véhicule que ses collègues reviennent, des soldats se sont approchés pour lui demander ce qu’il faisait là. Il a présenté le document approprié attestant que lui et son organisation médicale avaient l’autorisation de venir à cet endroit et il leur a expliqué qu’il attendait ses collègues pour les remmener. Un soldat s’est mis alors à crier sur lui de sorte que tout le monde a pu entendre : « Vous êtes ici pour soigner des chiens ! Venez chez moi pour soigner mon chien qui est malade ! ». Et le conducteur de lui répondre : « Je ne soigne personne. Je suis juste le conducteur de la voiture ». Et en réponse, le soldat a frappé Issa au visage.
Dans un autre exemple, mon patient Mazen rentrait chez lui de son travail, tard dans la nuit, dans la région du mont Scopus à Jérusalem. Il a été interpellé par trois soldats qui l’ont poussé contre un mur pour une cérémonie d’humiliations qui a consisté à lui donner des coups de pieds et à lui arracher ses vêtements. Ils lui ont demandé les noms de son épouse, de ses sœurs et de sa mère, et ils ont insulté ces femmes avec des épithètes absolument répugnantes. Ils ont insisté pour que Mazen répète ces obscénités jusqu’à ce que finalement, il fonde en larme. À ce moment, les soldats se sont mis à rigoler.
Autre exemple, l’armée israélienne avait attaqué une prison palestinienne dans la ville de Jéricho, en mars, et elle a forcé les détenus comme les agents pénitentiaires palestiniens à se dévêtir. Les Israéliens ensuite ont pris des photos des détenus et des gardiens de la prison dans leurs sous-vêtements, et les ont distribuées sur les médias sociaux.
Forcer les Palestiniens à se dévêtir est en réalité une pratique courante, que l’on voit fréquemment à l’aéroport et aux check-points omniprésents. Les gardes de la sécurité prennent habituellement les foulards et les chaussures des Palestiniennes et les mettent dans un même récipient plastique à l’aéroport pour les passer à la détection mécanique. En fait, j’ai demandé une fois que mes chaussures et mon foulard soient mis dans des casiers séparés pour ne pas salir mon foulard, mais il m’a été répondu que si je ne me conformais pas au « règlement », je ne serai pas autorisée à prendre mon vol.
L’internet fournit de multiples occasions pour exposer les Palestiniens à la honte et à l’humiliation, telle cette pratique dégradante des jeunes femmes soldates qui photographient les Palestiniens âgés après leur avoir mis un bandeau sur les yeux et passé des menottes, puis elles envoient ces photos sur les médias sociaux.
Ces actes omniprésents d’humiliation de la personne ne sont pas simplement des effets secondaires, collatéraux, de l’occupation, ils sont la base de sa politique. Une caractéristique essentielle de l’occupation est de cibler et de saper chaque facette de l’identité palestinienne, et tout particulièrement ces aspects de l’identité qui sont source de fierté pour le développement intellectuel et moral émergeant d’une nation palestinienne. L’humiliation agit pour étouffer les sources d’autonomie et d’indépendance. Elle vise à réduire les Palestiniens à un état de silence passif. Dans le même temps, l’humiliation des Palestiniens constitue un outil qui soulage les angoisses et les appréhensions des forces israéliennes, et de ceux qui en profitent dans le public israélien.
Un aspect pourtant encore plus douloureux de l’humiliation est vécu quand nos dirigeants sont poussés à l’infamie et à la servilité envers Israël. La capitulation de la direction palestinienne devant l’agression israélienne mine la force du peuple palestinien dans ses moyens psychologiques aussi bien que dans ses effets concrets sur la production économique. Une telle direction palestinienne projette sur le monde une image de mendiants médiocres, n’ayant qu’une propension au mensonge, et prête la main aux tentatives de lancer des poursuites en justice contre la résistance et l’opposition palestiniennes, tout en épuisant les ressources de la population palestinienne à coups de frais, de taxes et d’emprunts. Et au milieu de tout cela, l’Autorité palestinienne envoie une délégation de 15 membres de haut niveau conduite par Muhammad Al-Madani, membre du comité exécutif de l’OLP (Organisation de libération de la Palestine), pour « énumérer les mérites » du défunt dans un appel à condoléances pour la famille de Munir Ammar, le chef de l’Administration civile israélienne qui avait la responsabilité de soutenir les colonies illégales en Cisjordanie !
Ces histoires devaient être dites, mais elles ne le sont pas souvent.
L’interprétation de l’humiliation a un but : produire un intense sentiment de faiblesse chez les individus palestiniens et dans la communauté dans son ensemble. L’expérience de l’humiliation est inexprimable ; la honte qui s’y associe empêche les gens de traduire leur vécu en mots, et elle rend ce vécu réfractaire à son récit. Peur et hypocrisie, à tour de rôle, réduisent au silence une validation publique du vécu de l’humiliation. S’attendant à un échec d’une validation publique, les personnes humiliées s’isolent encore davantage. Le vécu de l’humiliation devient alors inaccessible à un retraitement ; il devient impossible d’élaborer un contre-récit dans lequel la victime est conceptualisée en tant que protagoniste, et où les évènements se voient chargés de nouvelles significations qui reconnectent la victime au sein d’un réseau de relations de soutien.
L’humiliation : le marteau qui écrase la société palestinienne (Middle East Monitor)
Par Samah JABR
Photo : Une mosquée endommagée par les frappes aériennes israéliennes.
Si l’on peut s’attendre à ce que l’exercice d’un contrôle militaire sur un pays occupé inflige une douleur et un traumatisme inévitables aux citoyens de ce pays, l’histoire de la politique israélienne montre qu’elle est allée bien au-delà du besoin « pragmatique » d’un occupant de dominer et soumettre une population locale. L’humiliation israélienne des Palestiniens est une fin en soi. L’humiliation est ainsi l’une des plus grosses blessures éprouvées dans le contexte palestinien et pourtant, elle est sous-documentée à un point tel que cette humiliation est considérée comme presque normale.
En dépit des résolutions des Nations-Unies, l’acquiescement du monde à l’occupation de la Palestine par les précédentes puissances coloniales a dénié aux Palestiniens leur liberté, leur statut de citoyens, et l’exercice de leurs droits humains au niveau international. Au niveau de la société, l’occupation a généré des couches d’humiliations en maintenant une inégalité au sein des relations de pouvoir et des perceptions d’un statut culturel. À ces vastes sources de blessures, viennent s’ajouter les expériences personnelles, répétitives, interminables de l’humiliation, qui ne sont épargnées à aucun individu palestinien.
Les forces israéliennes omniprésentes sont en contact quotidien avec les hommes, les femmes et les enfants palestiniens ; dans ces interactions, l’humiliation et la honte sont typiques. Et on se demande : comment un homme humilié peut-il regarder sa femme dans les yeux et qu’elle se sente protégée et fière ? Comment un parent humilié peut-il promettre un avenir à un petit si celui-ci se trouve entre les mains d’un être humain dont l’esprit a été brisé ?
Dans un exemple de ce genre, Issa, un homme qui travaillait comme chauffeur pour une organisation médicale, avait transporté un groupe de travailleurs de la santé dans une région isolée, touchée par la violence politique (tous les noms ont été changés pour préserver la confidentialité). Alors qu’il attendait dans son véhicule que ses collègues reviennent, des soldats se sont approchés pour lui demander ce qu’il faisait là. Il a présenté le document approprié attestant que lui et son organisation médicale avaient l’autorisation de venir à cet endroit et il leur a expliqué qu’il attendait ses collègues pour les remmener. Un soldat s’est mis alors à crier sur lui de sorte que tout le monde a pu entendre : « Vous êtes ici pour soigner des chiens ! Venez chez moi pour soigner mon chien qui est malade ! ». Et le conducteur de lui répondre : « Je ne soigne personne. Je suis juste le conducteur de la voiture ». Et en réponse, le soldat a frappé Issa au visage.
Dans un autre exemple, mon patient Mazen rentrait chez lui de son travail, tard dans la nuit, dans la région du mont Scopus à Jérusalem. Il a été interpellé par trois soldats qui l’ont poussé contre un mur pour une cérémonie d’humiliations qui a consisté à lui donner des coups de pieds et à lui arracher ses vêtements. Ils lui ont demandé les noms de son épouse, de ses sœurs et de sa mère, et ils ont insulté ces femmes avec des épithètes absolument répugnantes. Ils ont insisté pour que Mazen répète ces obscénités jusqu’à ce que finalement, il fonde en larme. À ce moment, les soldats se sont mis à rigoler.
Autre exemple, l’armée israélienne avait attaqué une prison palestinienne dans la ville de Jéricho, en mars, et elle a forcé les détenus comme les agents pénitentiaires palestiniens à se dévêtir. Les Israéliens ensuite ont pris des photos des détenus et des gardiens de la prison dans leurs sous-vêtements, et les ont distribuées sur les médias sociaux.
Forcer les Palestiniens à se dévêtir est en réalité une pratique courante, que l’on voit fréquemment à l’aéroport et aux check-points omniprésents. Les gardes de la sécurité prennent habituellement les foulards et les chaussures des Palestiniennes et les mettent dans un même récipient plastique à l’aéroport pour les passer à la détection mécanique. En fait, j’ai demandé une fois que mes chaussures et mon foulard soient mis dans des casiers séparés pour ne pas salir mon foulard, mais il m’a été répondu que si je ne me conformais pas au « règlement », je ne serai pas autorisée à prendre mon vol.
L’internet fournit de multiples occasions pour exposer les Palestiniens à la honte et à l’humiliation, telle cette pratique dégradante des jeunes femmes soldates qui photographient les Palestiniens âgés après leur avoir mis un bandeau sur les yeux et passé des menottes, puis elles envoient ces photos sur les médias sociaux.
Ces actes omniprésents d’humiliation de la personne ne sont pas simplement des effets secondaires, collatéraux, de l’occupation, ils sont la base de sa politique. Une caractéristique essentielle de l’occupation est de cibler et de saper chaque facette de l’identité palestinienne, et tout particulièrement ces aspects de l’identité qui sont source de fierté pour le développement intellectuel et moral émergeant d’une nation palestinienne. L’humiliation agit pour étouffer les sources d’autonomie et d’indépendance. Elle vise à réduire les Palestiniens à un état de silence passif. Dans le même temps, l’humiliation des Palestiniens constitue un outil qui soulage les angoisses et les appréhensions des forces israéliennes, et de ceux qui en profitent dans le public israélien.
Un aspect pourtant encore plus douloureux de l’humiliation est vécu quand nos dirigeants sont poussés à l’infamie et à la servilité envers Israël. La capitulation de la direction palestinienne devant l’agression israélienne mine la force du peuple palestinien dans ses moyens psychologiques aussi bien que dans ses effets concrets sur la production économique. Une telle direction palestinienne projette sur le monde une image de mendiants médiocres, n’ayant qu’une propension au mensonge, et prête la main aux tentatives de lancer des poursuites en justice contre la résistance et l’opposition palestiniennes, tout en épuisant les ressources de la population palestinienne à coups de frais, de taxes et d’emprunts. Et au milieu de tout cela, l’Autorité palestinienne envoie une délégation de 15 membres de haut niveau conduite par Muhammad Al-Madani, membre du comité exécutif de l’OLP (Organisation de libération de la Palestine), pour « énumérer les mérites » du défunt dans un appel à condoléances pour la famille de Munir Ammar, le chef de l’Administration civile israélienne qui avait la responsabilité de soutenir les colonies illégales en Cisjordanie !
Ces histoires devaient être dites, mais elles ne le sont pas souvent.
L’interprétation de l’humiliation a un but : produire un intense sentiment de faiblesse chez les individus palestiniens et dans la communauté dans son ensemble. L’expérience de l’humiliation est inexprimable ; la honte qui s’y associe empêche les gens de traduire leur vécu en mots, et elle rend ce vécu réfractaire à son récit. Peur et hypocrisie, à tour de rôle, réduisent au silence une validation publique du vécu de l’humiliation. S’attendant à un échec d’une validation publique, les personnes humiliées s’isolent encore davantage. Le vécu de l’humiliation devient alors inaccessible à un retraitement ; il devient impossible d’élaborer un contre-récit dans lequel la victime est conceptualisée en tant que protagoniste, et où les évènements se voient chargés de nouvelles significations qui reconnectent la victime au sein d’un réseau de relations de soutien.
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