Il existe une véritable idéologie jihadiste, avec un corpus, des références théologiques et des adeptes partout dans le monde. Mais les nouvelles recrues de l’État islamique expriment d’autres motivations au jihâd.
Depuis le livre de Bruno Étienne, L’Islamisme radical (1987), les chercheurs en sciences humaines et sociales s’accordent sur un point : il existe bien une idéologie politique islamiste, avec son corpus et ses références. Ce corpus s’appuie d’abord, et surtout, sur le Coran. Il en privilégie une lecture sélective, notamment par la citation de certaines sourates plus que d’autres. L’idéologie jihadiste use aussi de la sunna (tradition prophétique) qui se compose, en plus du Coran, des hadiths (les dits attestés du Prophète). Ces hadiths sont aussi mobilisés de façon instrumentale, les intellectuels radicaux opérant une sélection parmi les milliers répertoriés dans des textes canoniques.
En plus des textes sacrés, les idéologues du jihâd usent des philosophes dont le premier est Ibn Taymiyya (1263-1328). Penseur radical du 13e siècle, il est l’un des premiers à avoir publié des ouvrages sur l’apostasie, la décadence des mœurs, des formes « déviantes » d’islam (comme le soufisme ou le culte des saints) et surtout à avoir justifié la guerre et l’usage de la violence, y compris contre des musulmans. Le cheikh Mohammed Ibn Abdel-Wahhab (1703-1792) est quant à lui l’un des fondateurs du salafisme moderne, revendiqué par les islamistes radicaux. Se réclamant d’Ibn Taymiyya, son habileté politique va le pousser à l’alliance avec la puissante famille Al Saoud pour constituer le premier pays wahhabite, l’Arabie Saoudite. Autre auteur « incontournable » de l’idéologie jihadiste, Sayyid Qutb (1906-1966) dont les écrits virulents contre l’Occident et les régimes arabes vont être à l’origine d’un basculement dans l’action politique violente.
Plus récemment, Oussama ben Laden mais surtout l’Égyptien Ahmad al-Zawahiri et le Syrien Abu Moussab al-Suri vont influencer des stratégies du jihâd global : de la lutte contre les pouvoirs nationalistes vieillissants des années 1990 passant ensuite à un jihâd mondial au tournant des années 2000, pour finir par la stratégie de la terreur que mène l’État islamique (EI) en ce moment.
Les textes de ces penseurs ont bénéficié des modes de communication modernes : ils sont disponibles sur Internet, en audio, parfois en vidéo, commentés ou pas. Ils assurent une cohérence et une radicalité à l’idéologie jihadiste.
En tant qu’idéologie politique, c’est-à-dire proposant une vision cohérente d’un gouvernement des hommes, le jihadisme s’oppose à d’autres idéologies qui traversent les pays arabes et l’Occident. S’il partage nombre de références théologiques avec le salafisme, il s’en distingue désormais clairement par un discours de rupture politique, par le passage à l’action violente et par la volonté assumée d’imposer un modèle de société par la force.
Les transformations récentes de l’idéologie jihadiste
La question du califat traverse tous les textes de l’idéologie radicale : faut-il établir des émirats locaux (al-Zawahiri) ou un califat global (EI) ? Tirant les leçons des expériences algériennes (1991) et égyptienne (2013) où les islamistes vainqueurs dans les urnes n’ont pas été maintenus dans le jeu politique, les idéologues de l’EI ont réglé la question depuis 2014 : ils promeuvent la construction d’un État islamique d’abord régional puis international.
La guerre en Syrie qui a fait des centaines de milliers de morts depuis 2011 (il ne faut pas l’oublier) a représenté un effet d’aubaine pour les groupes combattants. La naissance et l’organisation de l’EI, sur les ruines de l’État irakien, ont fait de cette région le nouvel eldorado des islamistes radicaux. L’engagement politique devenait tangible : les départs en Syrie avaient un sens, celui de s’installer dans une terre authentiquement musulmane, régie par les règles de droit musulmanes, la charia. Certes les frontières de ce pseudo-État sont floues et bougent constamment, certes leur application sélective de la charia fait débat mais les combattants témoignent d’une vision idyllique de leur action : ils ont Jérusalem, Médine et La Mecque en mire, pour reprendre les lieux sacrés de l’islam aux Juifs (Jérusalem) et aux impies (l’Arabie Saoudite).
Le succès de l’EI en Syrie et en Irak recompose l’ensemble de l’islamisme radical. Si l’opposition entre salafistes quiétistes et combattants est renforcée (entre ceux qui combattent et les autres), des notions communes comme la hijra (l’expatriation pieuse) s’en trouvent brouillées : faut-il partir en Syrie et obéir au nouveau calife ? De même la notion de jihâd, à l’origine un effort intellectuel sur soi, est aujourd’hui totalement dévoyée. Et ces notions, cardinales dans le salafisme, se voient désormais redéfinies.
Des adhésions diversifiées, massives et « inexplicables »
Que des hommes et des femmes soient partis pour des motifs religieux (s’établir en terre musulmane), humanitaire (aider les victimes de la guerre civile) ou politique (faire la guerre), ils avaient en commun la volonté de rejoindre un État en construction, d’aider au développement de l’islam et à l’établissement d’un gouvernement islamiste. Cet engouement du « départ en Syrie » a représenté un mouvement massif qui a surpris tous les observateurs (chercheurs, journalistes, responsables politiques et services de renseignement). L’essor de l’EI a acté un changement générationnel de militants. Si la continuité entre Al-Qaïda et l’EI est visible du côté des responsables opérationnels et des idéologues, on a assisté à un changement générationnel du point de vue des engagés. Les plus anciens avaient combattu en Afghanistan dans les années 1990-2000. Désormais, une nouvelle génération de combattants est née en Irak, dans la lutte contre les Américains (2003-2011), et forme les recrues qui arrivent du monde entier.
Vu d’Europe, les départs en Syrie entre 2010 et 2013 ont essentiellement concerné des hommes et des femmes déjà impliqués dans le jihadisme international. La Syrie devenait un nouveau terrain de lutte, après l’Afghanistan, la Bosnie, l’Algérie, l’Irak, la Somalie ou le Yémen. Ces combattants ont mis leur expérience de la guérilla et de la diplomatie avec les systèmes claniques et tribaux au service de l’EI, ce qui a sans doute favorisé son expansion rapide. Les départs en Syrie concernaient aussi des islamistes radicaux, qui y voyaient le summum de l’engagement, à la fois politique et religieux : ils voulaient s’établir au sein d’un État naissant conforme à leurs aspirations et participer au développement de cet idéal.
Aucune explication satisfaisante
Depuis 2013, les départs en Syrie concernent des personnes plutôt jeunes, fraîchement radicalisées, et qui ne semblent pas toujours maîtriser les codes du jihadisme international. Les logiques de ces engagements apparaissent plus floues, les trajectoires moins affirmées. Tous les milieux sociaux sont touchés, et les combattants viennent aussi bien de zones urbaines que rurales. Seuls points communs dans la majorité des départs : une organisation secrète, minutieusement partagée (entre amis, en famille, notamment frères et sœurs), l’influence d’une personnalité charismatique et la promesse d’un aller sans retour. Nous ne pouvons aujourd’hui que proposer des pistes de réflexion, à défaut d’explications : le potentiel subversif de l’islamisme radical, le nihilisme d’une génération, la possibilité de l’aventure militaire, l’embrigadement sectaire, le manque de reconnaissance et les « ratés » de l’intégration, l’attrait d’un voyage dans un Orient fantasmé, la fascination mortifère, etc. De nombreux combattants arrivés en Syrie depuis 2013 ont découvert simultanément la réalité de la guerre, la vie quotidienne dans un pays arabe et l’intransigeance de l’EI, ce qui n’est pas peu…
L’explication de ces radicalisations est aujourd’hui encore balbutiante. Les chercheurs s’opposent entre les motifs religieux et les conditions socioéconomiques, entre l’attirance mortifère et l’adhésion à un projet politique, entre la culture et le religieux. Disons humblement qu’aujourd’hui pour expliquer les départs depuis 2013, aucune analyse univoque n’est pleinement satisfaisante. Ayons le courage de dire que nous ne savons pas, pas encore. Mais il faut tenir ensemble, au moins comme hypothèse de travail, que le religieux et le politique fonctionnent ensemble, ne s’excluent pas, et que l’idéologie politique du jihadisme international suscite des adhésions multiples.
Pour en savoir plus
• Al-Qaïda dans le texte
Gilles Képel, nouv. éd., Puf, 2008.
• Radicalisation
Farhad Khosrokhavar, MSH, 2014.
• La Charia. Des sources à la pratique, un concept pluriel
Baudouin Dupret, La Découverte, 2014.
• Du Golfe aux banlieues, le salafisme mondialisé
Mohamed-Ali Adraoui, Puf, 2013.
Depuis le livre de Bruno Étienne, L’Islamisme radical (1987), les chercheurs en sciences humaines et sociales s’accordent sur un point : il existe bien une idéologie politique islamiste, avec son corpus et ses références. Ce corpus s’appuie d’abord, et surtout, sur le Coran. Il en privilégie une lecture sélective, notamment par la citation de certaines sourates plus que d’autres. L’idéologie jihadiste use aussi de la sunna (tradition prophétique) qui se compose, en plus du Coran, des hadiths (les dits attestés du Prophète). Ces hadiths sont aussi mobilisés de façon instrumentale, les intellectuels radicaux opérant une sélection parmi les milliers répertoriés dans des textes canoniques.
En plus des textes sacrés, les idéologues du jihâd usent des philosophes dont le premier est Ibn Taymiyya (1263-1328). Penseur radical du 13e siècle, il est l’un des premiers à avoir publié des ouvrages sur l’apostasie, la décadence des mœurs, des formes « déviantes » d’islam (comme le soufisme ou le culte des saints) et surtout à avoir justifié la guerre et l’usage de la violence, y compris contre des musulmans. Le cheikh Mohammed Ibn Abdel-Wahhab (1703-1792) est quant à lui l’un des fondateurs du salafisme moderne, revendiqué par les islamistes radicaux. Se réclamant d’Ibn Taymiyya, son habileté politique va le pousser à l’alliance avec la puissante famille Al Saoud pour constituer le premier pays wahhabite, l’Arabie Saoudite. Autre auteur « incontournable » de l’idéologie jihadiste, Sayyid Qutb (1906-1966) dont les écrits virulents contre l’Occident et les régimes arabes vont être à l’origine d’un basculement dans l’action politique violente.
Plus récemment, Oussama ben Laden mais surtout l’Égyptien Ahmad al-Zawahiri et le Syrien Abu Moussab al-Suri vont influencer des stratégies du jihâd global : de la lutte contre les pouvoirs nationalistes vieillissants des années 1990 passant ensuite à un jihâd mondial au tournant des années 2000, pour finir par la stratégie de la terreur que mène l’État islamique (EI) en ce moment.
Les textes de ces penseurs ont bénéficié des modes de communication modernes : ils sont disponibles sur Internet, en audio, parfois en vidéo, commentés ou pas. Ils assurent une cohérence et une radicalité à l’idéologie jihadiste.
En tant qu’idéologie politique, c’est-à-dire proposant une vision cohérente d’un gouvernement des hommes, le jihadisme s’oppose à d’autres idéologies qui traversent les pays arabes et l’Occident. S’il partage nombre de références théologiques avec le salafisme, il s’en distingue désormais clairement par un discours de rupture politique, par le passage à l’action violente et par la volonté assumée d’imposer un modèle de société par la force.
Les transformations récentes de l’idéologie jihadiste
La question du califat traverse tous les textes de l’idéologie radicale : faut-il établir des émirats locaux (al-Zawahiri) ou un califat global (EI) ? Tirant les leçons des expériences algériennes (1991) et égyptienne (2013) où les islamistes vainqueurs dans les urnes n’ont pas été maintenus dans le jeu politique, les idéologues de l’EI ont réglé la question depuis 2014 : ils promeuvent la construction d’un État islamique d’abord régional puis international.
La guerre en Syrie qui a fait des centaines de milliers de morts depuis 2011 (il ne faut pas l’oublier) a représenté un effet d’aubaine pour les groupes combattants. La naissance et l’organisation de l’EI, sur les ruines de l’État irakien, ont fait de cette région le nouvel eldorado des islamistes radicaux. L’engagement politique devenait tangible : les départs en Syrie avaient un sens, celui de s’installer dans une terre authentiquement musulmane, régie par les règles de droit musulmanes, la charia. Certes les frontières de ce pseudo-État sont floues et bougent constamment, certes leur application sélective de la charia fait débat mais les combattants témoignent d’une vision idyllique de leur action : ils ont Jérusalem, Médine et La Mecque en mire, pour reprendre les lieux sacrés de l’islam aux Juifs (Jérusalem) et aux impies (l’Arabie Saoudite).
Le succès de l’EI en Syrie et en Irak recompose l’ensemble de l’islamisme radical. Si l’opposition entre salafistes quiétistes et combattants est renforcée (entre ceux qui combattent et les autres), des notions communes comme la hijra (l’expatriation pieuse) s’en trouvent brouillées : faut-il partir en Syrie et obéir au nouveau calife ? De même la notion de jihâd, à l’origine un effort intellectuel sur soi, est aujourd’hui totalement dévoyée. Et ces notions, cardinales dans le salafisme, se voient désormais redéfinies.
Des adhésions diversifiées, massives et « inexplicables »
Que des hommes et des femmes soient partis pour des motifs religieux (s’établir en terre musulmane), humanitaire (aider les victimes de la guerre civile) ou politique (faire la guerre), ils avaient en commun la volonté de rejoindre un État en construction, d’aider au développement de l’islam et à l’établissement d’un gouvernement islamiste. Cet engouement du « départ en Syrie » a représenté un mouvement massif qui a surpris tous les observateurs (chercheurs, journalistes, responsables politiques et services de renseignement). L’essor de l’EI a acté un changement générationnel de militants. Si la continuité entre Al-Qaïda et l’EI est visible du côté des responsables opérationnels et des idéologues, on a assisté à un changement générationnel du point de vue des engagés. Les plus anciens avaient combattu en Afghanistan dans les années 1990-2000. Désormais, une nouvelle génération de combattants est née en Irak, dans la lutte contre les Américains (2003-2011), et forme les recrues qui arrivent du monde entier.
Vu d’Europe, les départs en Syrie entre 2010 et 2013 ont essentiellement concerné des hommes et des femmes déjà impliqués dans le jihadisme international. La Syrie devenait un nouveau terrain de lutte, après l’Afghanistan, la Bosnie, l’Algérie, l’Irak, la Somalie ou le Yémen. Ces combattants ont mis leur expérience de la guérilla et de la diplomatie avec les systèmes claniques et tribaux au service de l’EI, ce qui a sans doute favorisé son expansion rapide. Les départs en Syrie concernaient aussi des islamistes radicaux, qui y voyaient le summum de l’engagement, à la fois politique et religieux : ils voulaient s’établir au sein d’un État naissant conforme à leurs aspirations et participer au développement de cet idéal.
Aucune explication satisfaisante
Depuis 2013, les départs en Syrie concernent des personnes plutôt jeunes, fraîchement radicalisées, et qui ne semblent pas toujours maîtriser les codes du jihadisme international. Les logiques de ces engagements apparaissent plus floues, les trajectoires moins affirmées. Tous les milieux sociaux sont touchés, et les combattants viennent aussi bien de zones urbaines que rurales. Seuls points communs dans la majorité des départs : une organisation secrète, minutieusement partagée (entre amis, en famille, notamment frères et sœurs), l’influence d’une personnalité charismatique et la promesse d’un aller sans retour. Nous ne pouvons aujourd’hui que proposer des pistes de réflexion, à défaut d’explications : le potentiel subversif de l’islamisme radical, le nihilisme d’une génération, la possibilité de l’aventure militaire, l’embrigadement sectaire, le manque de reconnaissance et les « ratés » de l’intégration, l’attrait d’un voyage dans un Orient fantasmé, la fascination mortifère, etc. De nombreux combattants arrivés en Syrie depuis 2013 ont découvert simultanément la réalité de la guerre, la vie quotidienne dans un pays arabe et l’intransigeance de l’EI, ce qui n’est pas peu…
L’explication de ces radicalisations est aujourd’hui encore balbutiante. Les chercheurs s’opposent entre les motifs religieux et les conditions socioéconomiques, entre l’attirance mortifère et l’adhésion à un projet politique, entre la culture et le religieux. Disons humblement qu’aujourd’hui pour expliquer les départs depuis 2013, aucune analyse univoque n’est pleinement satisfaisante. Ayons le courage de dire que nous ne savons pas, pas encore. Mais il faut tenir ensemble, au moins comme hypothèse de travail, que le religieux et le politique fonctionnent ensemble, ne s’excluent pas, et que l’idéologie politique du jihadisme international suscite des adhésions multiples.
Pour en savoir plus
• Al-Qaïda dans le texte
Gilles Képel, nouv. éd., Puf, 2008.
• Radicalisation
Farhad Khosrokhavar, MSH, 2014.
• La Charia. Des sources à la pratique, un concept pluriel
Baudouin Dupret, La Découverte, 2014.
• Du Golfe aux banlieues, le salafisme mondialisé
Mohamed-Ali Adraoui, Puf, 2013.
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