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Les dérives de l'intelligence collective

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  • Les dérives de l'intelligence collective

    Les décisions prises en groupe souffrent souvent de nombreuses erreurs d’appréciation. Comment expliquer cette faiblesse du jugement collectif alors même que celui-ci est instauré pour pallier les déficiences individuelles ?
    L’intelligence collective produit régulièrement des décisions complètement erronées ou stupides, par exemple l’autorisation en 1986 de lancer la navette Challenger, alors que les décideurs savent qu’elle souffre d’un grave défaut et que certains d’entre eux sont convaincus qu’elle va s’écraser. Pourtant ces décisions ont fait préalablement l’objet de nombreuses délibérations entre individus haut placés, dont le rang en phase avec les capacités intellectuelles. Elles sont prises dans le cadre d’organisations structurées et ont été alimentées par une grande quantité d’informations. Or, ces trois éléments – les délibérations, l’organisation et l’information – sont susceptibles d’être affectés par de puissants dysfonctionnements, qui vont égarer collectivement des acteurs individuellement rationnels.


    Les effets pervers 
de la délibération


    Au travail, les acteurs passent leur temps à délibérer sous de multiples formes : réunions, groupes de travail, comités de direction, séminaires, conférences téléphoniques et vidéo, chats professionnels, échanges informels, déjeuners de travail, etc. Mais les effets pervers sont tels que le destin naturel de ces délibérations est de dysfonctionner.


    Le premier effet pervers vient de la pression hiérarchique, qui bloque la parole. Ce mécanisme est bien connu, mais il faut souligner ici à quel point il peut être puissant. Considérons des cas circonscrits où il est facile de le mettre en évidence. Korean Air a connu de nombreux crashs dans les années 1990 parce que le copilote, qui avait vu que le commandant de bord se trompait, n’a pas osé le lui dire. Il est arrivé plus d’une fois que des infirmières voient un chirurgien autoritaire et fermé commettre une grossière erreur (oublier une compresse dans le corps du patient par exemple) sans rien dire. Si cet effet se manifeste dans des situations aussi extrêmes, on imagine aisément son étendue dans des situations plus ordinaires en entreprise.


    Le deuxième effet pervers est l’effet du nombre. Les organisations sont de plus en plus grandes et de plus en plus éclatées. La conséquence est l’augmentation considérable du nombre de participants dans les instances de délibération. Le temps d’intervention de chacun est réduit à la portion congrue, quand il n’est pas supprimé. De plus, le nombre empêche la prise de parole. Paradoxalement, plus il y a de monde dans une réunion, moins il y a de chances qu’une erreur soit détectée et corrigée.


    À ce titre citons aussi l’effet de la majorité. On croit qu’une majorité qui se trompe corrigera son erreur en délibérant avec une minorité qui pense juste. Les expérimentations ont démontré l’inverse (1). La discussion va conforter la majorité dans sa méprise et entraîner la minorité à douter de la justesse de sa position. Plusieurs mécanismes sont ici à l’œuvre : les individus n’écoutent que les arguments qui confirment ce qu’ils pensent, la majorité bénéficie de la pression du nombre (d’où il ressort que les arguments en faveur de l’erreur sont mécaniquement plus fréquents) et les participants cherchent la reconnaissance des autres en ralliant la majorité ou en y restant. Quand onze hommes en colère se rallient à l’idée juste d’un seul, c’est du cinéma. Dans la réalité, celui qui avait raison va finalement se dire qu’il s’est trompé et se mettre à tort en colère, imitant les onze autres. Les processus de fort débat contradictoire, qui permettent de corriger l’effet de majorité, sont trop rares.


    Un quatrième effet pervers est celui du groupe amical. Les participants privilégient la bonne entente entre eux plutôt que de traiter les sujets qui « fâchent » et protègent le groupe des éléments extérieurs (informations, contradicteurs) qui pourraient le perturber. Selon le sociologue américain Irving Janis (2), l’expédition visant à envahir Cuba par la baie des Cochons en 1961 s’est décidée au sein d’un comité présidé par John F. Kennedy qui avait trop bien fonctionné du point de vue des relations humaines. Chacun avait tu les arguments susceptibles de mécontenter ses collègues.


    Enfin, les délibérations peuvent être perverties par les erreurs de la communication silencieuse. Les délibérations ne se déroulent jamais de façon totalement explicite. A imagine silencieusement ce que pense B et B considère de son côté que A comprend ce qu’il pense. En conséquence, A et B communiquent en partie de façon implicite, source de gain de temps, mais aussi d’innombrables malentendus. Des politologues ont constaté que dans un parti politique suisse, beaucoup de décisions avaient été prises par consensus apparent : les participants ne s’étaient pas tous exprimés lors de la conclusion. En réinterrogeant les acteurs après coup, force a été de constater que la moitié de ces décisions étaient en fait minoritaires.


    Les errements 
de l’organisation


    Une organisation comprend trois éléments essentiels : la division du travail, des règles et des sanctions en cas de transgression. Or, ces trois éléments, parce qu’ils deviennent excessifs, dégradent l’intelligence collective.

    Rien ne serait possible sans la division du travail. Mais elle est aujourd’hui poussée à l’extrême par une fragmentation des organisations : de multiples sous-traitances sont créées, des fonctions sont isolées ou extériorisées, des opérations séparées, des structures édifiées pour chaque nouveau problème, de nouveaux acteurs introduits, etc. Une multitude d’interstices sont ainsi créés. Or, les interstices sont des lieux où l’intelligence collective dérive, parce que les cultures sont différentes, les intérêts divergent, la communication se passe mal, les interfaces ne sont pas structurées. Des processus robustes pour gérer les interstices sont rares ou insuffisants. L’actualité abonde d’exemples : les déboires des interstices SNCF-RFF (échec de la synergie), Boeing/sous-traitants (les difficultés du Dreamliner), Airbus/sous-traitants (les retards de l’A380), BP/Transocean/Halliburton (explosion de Deepwater Horizon).


    Un autre dérèglement possible des organisations vient de l’inflation des règles. On pourrait multiplier les cas et leur cortège d’absurdités. Un exemple parmi des milliers : aujourd’hui, la réglementation concernant l’utilisation des œufs frais dans les maisons de retraite est si contraignante qu’elle dissuade les responsables d’organiser des soirées crêpes. Cette inflation est illustrée a contrario par des compagnies aériennes qui ont décidé de supprimer toutes les règles qu’elles avaient ajoutées aux « modes d’emploi » des constructeurs d’avion car celles-ci finissaient, du fait de leur nombre et de leurs contradictions, par être contre-productives. Le développement effréné des règles provient de l’illusion que la réalité peut être totalement maîtrisée a priori et de la volonté de se décharger de sa responsabilité, en permettant de mettre en cause ceux qui ont à les appliquer. Cette situation est la source d’une détérioration de l’intelligence collective : trop nombreuses pour être toutes connues, les règles sont souvent contradictoires et empêchent les individus de s’adapter à la réalité rebelle. De plus, comme les écarts nécessaires aux règles sont dissimulés, la réalité devient opaque.


    Enfin, la culture de la punition, troisième pendant de l’organisation, inhibe l’intelligence collective (3). La punition appauvrit la connaissance, parce qu’elle dissuade les acteurs de témoigner lorsque des erreurs, incidents et accidents se produisent. C’est ainsi que des entreprises ont interdit que soient rédigées des analyses approfondies d’accidents du travail pour éviter qu’elles ne servent au juge à sanctionner les individus cités. Une enquête a eu pour objet de rechercheles facteurs de non-remontée des incidents chez les contrôleurs aériens (4). La cause donnée à la quasi-unanimité est la crainte de la punition, loin devant les autres. La punition appauvrit également l’interprétation du fait de l’identification du coupable qui conduit à s’arrêter à une seule cause, alors que les dysfonctionnements sont toujours systémiques. Ainsi, la punition limite la connaissance de la réalité complexe et empêche les retours d’expérience permettant de ne pas reproduire les erreurs. Cela est si vrai que dans les secteurs où des vies humaines sont en jeu – l’aéronautique, y compris militaire, le nucléaire civil et militaire, la médecine hospitalière –, les instances responsables ont décrété non-punissables les erreurs non intentionnelles. La connaissance de l’erreur y est plus importante que la sanction, qui a pour effet de rendre muets.


    Les dysfonctionnements 
de l’information


    Le personnel des entreprises ne manque pas d’informations. Ce serait plutôt l’inverse. Des flots d’indicateurs, statistiques, tableaux, communications, rapports, diapositives Powerpoint, courriels, signaux et symboles envahissent la vie quotidienne des salariés. Mais cette information, apparemment riche, est pauvre car elle souffre d’un manque de relief et d’épaisseur.


    Le manque de relief provient de ce que toutes les informations sont au même niveau d’intensité. Rien ne ressort. Lors de visites d’usines, j’ai toujours regardé avec perplexité dans les différents ateliers les panneaux d’affichage destinés aux opérateurs. Couverts de graphiques et de données sur le fonctionnement de chaque équipe, transmettent-ils l’essentiel ? Une dimension fondamentale du management japonais, appelé parfois management visuel, est la volonté de donner du relief à l’information. C’est en rendant visibles les stocks grâce à des étiquettes de couleur (« kanban » en japonais) que ceux-ci ont pu être drastiquement réduits.


    Le manque de densité est la conséquence d’une information essentiellement constituée de chiffres et de descriptions superficielles. Le reporting en est l’illustration. Les acteurs reçoivent des quantités de rapports, dans lesquels ils se noient, et sont eux-mêmes constamment sollicités pour en produire, selon des schémas bureaucratiques contraignants. Beaucoup sont uniquement composés de nombreuses diapositives Powerpoint illisibles, traduction symbolique du manque d’épaisseur. La fièvre du reporting cache une lacune majeure : l’absence de retours d’expériences sur des événements indésirables. Le débriefing qualitatif, s’il est adopté dans certains métiers comme l’aéronautique, n’est pas une obligation ardente dans la plupart des entreprises. Si un rapport est réalisé sur un incident, il laissera de côté la plupart du temps les facteurs humains qui pourtant sont essentiels pour comprendre ce qui s’est passé.


  • #2
    suite

    Retrouver l’intelligence collective


    Pour retrouver l’intelligence collective, il faut donc se battre contre les effets pervers et les dysfonctionnements qui affectent les interactions, les organisations et l’information. Cela suppose deux principes fondamentaux que je propose d’appeler principes de résilience.

    Abandonner la volonté de tout prévoir et y substituer la gestion de l’indétermination. L’inflation des règles, les réorganisations incessantes, la culture de la punition et celle du reporting bureaucratique sont fondées sur l’idée que l’univers naturel et humain est prévisible et linéaire, qu’on peut l’encadrer par des règles et des indicateurs et que tout écart est donc une faute. Or, les situations sont beaucoup plus incertaines, imprévisibles et dotées de variété qu’on ne le pense. C’est le « brouillard de la guerre » de Clausewitz. Il faut donc des mécanismes de résilience pour gérer cette indétermination : des processus d’interaction qui aillent au fond des choses comme le débat contradictoire et la collégialité ; la non-punition pour mieux connaître, des retours d’expérience qui ne soient pas des rapports bureaucratiques ; la règle vue comme une ressource et non comme une fin en soi.

    Intégrer les processus humains en amont des outils. Les outils de management ne sont rien si les processus humains ne sont pas pris en compte en amont. Les hôpitaux sont remplis d’outils : référentiels, questionnaires de certifications, check-lists, revues de morbi-mortalité (RMM), consultations de préanesthésie, etc. Mais si la check-list de bloc opératoire est conduite de façon non collégiale, si les infirmières n’osent pas témoigner sincèrement dans les RMM par crainte de la punition, si les agents se noient dans les référentiels, à quoi bon ces outils ? Ceux-ci doivent donc s’inscrire dans une culture des processus axés sur une vraie résilience, tels que le débat contradictoire, la collégialité, la non-punition, la règle comme ressource et non comme but, etc.

    Gérer l’incertitude et promouvoir les processus collégiaux ne s’opposent pas à la capacité de trancher, bien au contraire. Utilisons le cas circonscrit du cockpit pour illustrer cela. La quantité de carburant à emporter est un point crucial. Dans la discussion entre le commandant de bord et le copilote, les compagnies aériennes ont établi le principe de la collégialité et du contradictoire (5). Le chef doit mettre le copilote à l’aise pour s’exprimer sur ce point et lui demander la quantité souhaitée, avant que lui-même ne donne son avis. Mais au final, c’est le commandant de bord qui tranche sur la quantité à embarquer et qui est responsable des conséquences économiques et techniques.

    Intégrer l’indétermination et développer une culture centrée sur les processus humains supposent une remise en cause profonde des organisations traditionnelles. Elles doivent devenir plus résilientes et moins programmatrices.

    NOTES
    1. Daniel Isenberg, « Group polarization. A critical review and meta-analysis », Journal of Personality and Social Psychology, vol. L, n° 6, 1986.

    2. Irving Janis, Groupthink. Psychological studies of policy decisions and fiascoes, Houghton Mifflin, 1982.

    3. Christian Morel, « Connaître ou punir ? Traiter les erreurs dans les organisations », Le Débat, n° 157, novembre-décembre 2009.
    4. OACI (Organisation de l’Aviation civile internationale), « European Region Safety Seminar/Workshop », Bakou, 5-7 avril 2006.

    5. En aéronautique civile, on traduit ces principes par les expressions « gradient d’autorité réduit » et « cockpit synergique ».

    SH

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