L’Europe est-elle en train de préparer de nouveaux accords Sykes-Picot ? », me demandait un jour un confrère à Beyrouth, en référence aux accords secrets franco-britanniques qui, en mai 1916, redessinèrent la carte du Proche-Orient (lire « “Je veux Mossoul”, dit Lloyd George »). Sa question découlait de deux constats : l’effondrement du vieux système proche-oriental datant de la fin de la première guerre mondiale ; la capacité et la volonté manifeste de l’Europe d’instaurer un nouvel ordre politique dans la région.
La carte actuelle du Proche-Orient est en effet trompeuse. Les frontières délimitant les territoires de l’Irak, de la Syrie, du Liban, de la Turquie, du Yémen, etc., sont dorénavant fictives et ne reflètent plus la réalité sur le terrain. Ainsi, la frontière syro-irakienne a cessé d’exister depuis 2012 au moins. Du côté irakien, l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL) contrôle une grande partie de la province désertique d’Anbar et de larges portions de Fallouja ; il vient de s’emparer de Mossoul. Il est également présent de l’autre côté de la frontière, au cœur du Nord syrien, d’Abou Kamal jusqu’à Rakka et Alep. Rien n’arrête les troupes ou les armes de l’EIIL sur cette frontière anciennement internationale.
Même bilan à l’ouest, à la frontière syro-libanaise. Le Liban sert de base logistique aux rebelles syriens, qui y bénéficiaient d’une assez grande liberté de mouvement jusqu’à la reconquête du Qalamoun et du krak des Chevaliers par le régime syrien, en mai 2014. D’autre part, les combattants du Hezbollah libanais sont massivement intervenus, en mai 2013, dans la bataille de Qoussair, quand les fidèles du régime syrien ont perdu du terrain. Ici non plus, le tracé des cartes ne freine pas le mouvement des combattants. Mais, en réalité, la frontière syro-libanaise est tombée depuis bien plus longtemps, à savoir en 1976, quand Damas a envoyé des troupes au Liban, alors en proie à la guerre civile.
Aux frontières sud de la Turquie, également, les forces rebelles syriennes se déplacent sans rencontrer d’obstacle et évacuent leurs blessés vers Antakya (Antioche) ou Gaziantep. Mais ce qui inquiète Ankara, c’est l’émergence du Parti de l’union démocratique (PYD), lié au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) turc, dans une grande partie des localités kurdes du Nord syrien. Après la multiplication vertigineuse des attaques kurdes au cœur de la Turquie, les deux parties ont fini par signer, en janvier 2013, un cessez-le-feu qui n’a pas manqué de surprendre (1). Rien n’indique sur les planisphères cette montée en puissance des Kurdes, ni l’instauration dans le nord de l’Irak d’un Etat de facto, le gouvernement régional du Kurdistan, qui, depuis mai 2014, pompe du pétrole sans le consentement des autorités centrales irakiennes (2), et qui, depuis la conquête de Kirkouk par les peshmergas — les combattants kurdes — en juin, dispose de ressources fabuleuses d’or noir (lire « Dans Kirkouk, la Jérusalem kurde »).
Les frontières du Proche-Orient se sont donc totalement effacées. C’est le résultat de l’effritement des Etats dans la région, amorcé durant la guerre civile libanaise de 1975. L’invasion américaine de l’Irak, en 2003, a détruit le régime de Saddam Hussein, mais aussi les institutions du pays. La guerre civile y sévit en permanence, avec son lot de violences. Depuis le retrait des troupes américaines, en décembre 2011, aucun parti n’a su faire régner l’ordre ni mettre en place un système fonctionnel. Malgré la reprise de la production pétrolière et les milliards de pétrodollars qui affluent, l’Irak a constamment traversé des bouleversements politiques (3). Les protestations non violentes de 2011 contre la pauvreté et la corruption ont témoigné du mécontentement de la population, mais les manifestations de 2013 ont été sévèrement réprimées, préparant le retour des djihadistes et leur conquête de plusieurs villes d’Irak occidental, notamment Mossoul.
Les frontières internationales ne freinent pas davantage le mouvement des réfugiés, dont le nombre s’élève dorénavant à deux millions pour les Irakiens et à deux millions huit cent mille pour les Syriens (4) (sans compter, pour ces derniers, les six millions et demi de déplacés, soit 40 % de la population totale). Ces migrations massives ont engendré une partition confessionnelle des territoires et la disparition de groupes minoritaires. En 1914, on dénombrait au Proche-Orient 20 % de chrétiens ; ils sont 5 % aujourd’hui. Après la guerre en Irak, de vieilles communautés telles que les mandéens, les Chabaks ou les Sarliyas-Kakaiyas ont souffert au point que leur existence semble menacée.
S’agit-il simplement du démembrement du Proche-Orient tel qu’il a émergé à la fin de la première guerre mondiale ou après les accords Sykes-Picot ? La crise semble malheureusement plus grave : on assiste moins à l’effondrement des vieux arrangements régionaux mis en place par les Britanniques et les Français qu’à l’échec pur et simple de l’Etat-nation moderne dans la région.
En général, les analystes observent la situation à travers deux prismes : les ingérences extérieures et les divisions confessionnelles. Un grand nombre d’articles, de rapports de think tanks et de documents d’orientation portent soit sur la lutte entre chiites et sunnites, soit sur les visées des grandes puissances qui déstabilisent la région pour l’affaiblir et la dominer.
Les interventions étrangères, parmi lesquelles on peut rappeler aussi la création d’Israël en 1948, constituent une pression majeure sur les Etats. De tels séismes ne doivent néanmoins pas occulter les raisons internes de l’échec des Etats arabes. Le « printemps arabe » a détruit certains d’entre eux, mais de l’intérieur. Tous les problèmes socio-économiques de la région — démographie longtemps galopante, chômage des jeunes, concentration des richesses entre les mains de quelques-uns (5) — ont engendré des situations intenables. Les analystes accordent sans doute une importance démesurée au rôle des acteurs extérieurs (6).
Cette vision bien ancrée remonte au déclin de l’Empire ottoman, dû, selon les sultans, à l’intervention des puissances chrétiennes. Les Ottomans ont habilement joué de la rivalité entre les Russes et les Britanniques pour survivre, mais, à des fins internes, ils ont également cultivé un discours antioccidental et antieuropéen dont les conséquences ont été désastreuses pour leurs sujets chrétiens. Il faut bien reconnaître que l’Empire ottoman a survécu au XIXe siècle essentiellement grâce au consensus européen sur sa préservation : quand les armées de Méhémet Ali avancèrent sur Constantinople, ce furent les armées européennes, sous le commandement des Russes, qui sauvèrent les Ottomans de l’invasion égyptienne (en 1833 et 1840) (7). De même, durant la guerre de Crimée, les grandes puissances occidentales prirent le parti des Ottomans contre les Russes (1853-1856).
C’est dans sa propre dynamique qu’il faut chercher les raisons de l’effondrement de l’Empire ottoman. Au XIXe siècle, trois grandes réformes furent promulguées pour moderniser l’Etat et faire des sujets ottomans des citoyens à part entière : les Tanzimat en 1839, l’édit de réforme en 1856 et la monarchie constitutionnelle — qui devait être suspendue au bout de deux ans — en 1876. L’échec de ces réformes, la révolution des Jeunes-Turcs en 1908 et leur décision d’entrer en guerre aux côtés de l’Allemagne expliquent mieux la division de l’empire qu’une conspiration extérieure.
De même, les Etats arabes modernes ont hérité des vieilles contradictions ottomanes, notamment des divisions et des tensions confessionnelles découlant du système du millet (communauté religieuse protégée). En tant que théocratie musulmane, l’Empire ottoman avait accordé l’autonomie à ses minorités religieuses (grecque orthodoxe, arménienne, juive et syriaque orthodoxe) pour gérer leurs propres affaires et se reposait sur ses sujets chrétiens pour administrer le pays et pour le protéger — à travers l’ordre militaire des janissaires. Mais, dans la seconde moitié du XIXe siècle, il perdit certains territoires dans les Balkans, et les chrétiens ne représentèrent plus qu’un quart de la population. Le sultan Abdülhamid II décida alors de renforcer l’idéologie islamique, s’aliénant davantage les millets chrétiens, victimes de violences.
Le système ottoman du millet fut également instauré au Liban par la France. Les communautés religieuses y gérèrent de manière autonome leurs affaires intérieures et bénéficièrent de quotas dans toutes les institutions nationales. Ainsi, le président devait être obligatoirement maronite (chrétien), le chef du Parlement, chiite, et le premier ministre, sunnite. Dans le contexte de l’après-seconde guerre mondiale, alors que la région était déchirée entre des régimes monarchiques conservateurs et des Etats républicains inspirés du nationalisme arabe, ce système faisait figure d’exception.
Mais, au cours des deux décennies suivantes, le panarabisme, sans parvenir à unifier la région, a sapé la légitimité de l’Etat-nation. Depuis le coup d’Etat baasiste de 1963, la Syrie a été dirigée par une caste violemment opposée à la légitimité de son propre Etat, et qui avait appelé à parachever l’unité panarabe. Le régime a censuré et réprimé de multiples débats internes : les classes supérieures syriennes ne se sont jamais entendues sur une culture ou un espace politiques communs (8). L’idéologie a étouffé les différences existant au sein de la société, tandis qu’un pouvoir dynastique républicain se mettait en place — avec succès en Syrie, mais pas en Egypte, en Libye et au Yémen, où le « printemps arabe » a changé la donne. La différence entre « républiques » et monarchies arabes (Jordanie, Maroc, pays du Golfe) n’est dorénavant plus signifiante.
En Irak comme en Syrie ou en Egypte, la faiblesse des propriétaires fonciers et des classes moyennes urbaines a constitué un autre problème majeur, car elle a empêché la création d’un espace politique autonome. Au moment de l’indépendance, cela a abouti à l’intervention de l’armée, qui a usé à des fins démagogiques de divers slogans sur l’unité arabe, la libération de la Palestine et la justice sociale. Puis, au cours des trente dernières années, les institutions militaires et la bureaucratie gouvernementale ont montré leur incapacité à maîtriser la situation et, avec l’aggravation de la crise économique, ont intensifié la répression. Le « printemps arabe » a fini par pulvériser les Etats républicains, déjà rongés de l’intérieur. Quant aux monarchies, confortées par la montée de l’islam politique, dont elles se réclament, elles font désormais face à une contestation au nom même de la religion.
La carte actuelle du Proche-Orient est en effet trompeuse. Les frontières délimitant les territoires de l’Irak, de la Syrie, du Liban, de la Turquie, du Yémen, etc., sont dorénavant fictives et ne reflètent plus la réalité sur le terrain. Ainsi, la frontière syro-irakienne a cessé d’exister depuis 2012 au moins. Du côté irakien, l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL) contrôle une grande partie de la province désertique d’Anbar et de larges portions de Fallouja ; il vient de s’emparer de Mossoul. Il est également présent de l’autre côté de la frontière, au cœur du Nord syrien, d’Abou Kamal jusqu’à Rakka et Alep. Rien n’arrête les troupes ou les armes de l’EIIL sur cette frontière anciennement internationale.
Même bilan à l’ouest, à la frontière syro-libanaise. Le Liban sert de base logistique aux rebelles syriens, qui y bénéficiaient d’une assez grande liberté de mouvement jusqu’à la reconquête du Qalamoun et du krak des Chevaliers par le régime syrien, en mai 2014. D’autre part, les combattants du Hezbollah libanais sont massivement intervenus, en mai 2013, dans la bataille de Qoussair, quand les fidèles du régime syrien ont perdu du terrain. Ici non plus, le tracé des cartes ne freine pas le mouvement des combattants. Mais, en réalité, la frontière syro-libanaise est tombée depuis bien plus longtemps, à savoir en 1976, quand Damas a envoyé des troupes au Liban, alors en proie à la guerre civile.
Aux frontières sud de la Turquie, également, les forces rebelles syriennes se déplacent sans rencontrer d’obstacle et évacuent leurs blessés vers Antakya (Antioche) ou Gaziantep. Mais ce qui inquiète Ankara, c’est l’émergence du Parti de l’union démocratique (PYD), lié au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) turc, dans une grande partie des localités kurdes du Nord syrien. Après la multiplication vertigineuse des attaques kurdes au cœur de la Turquie, les deux parties ont fini par signer, en janvier 2013, un cessez-le-feu qui n’a pas manqué de surprendre (1). Rien n’indique sur les planisphères cette montée en puissance des Kurdes, ni l’instauration dans le nord de l’Irak d’un Etat de facto, le gouvernement régional du Kurdistan, qui, depuis mai 2014, pompe du pétrole sans le consentement des autorités centrales irakiennes (2), et qui, depuis la conquête de Kirkouk par les peshmergas — les combattants kurdes — en juin, dispose de ressources fabuleuses d’or noir (lire « Dans Kirkouk, la Jérusalem kurde »).
Les frontières du Proche-Orient se sont donc totalement effacées. C’est le résultat de l’effritement des Etats dans la région, amorcé durant la guerre civile libanaise de 1975. L’invasion américaine de l’Irak, en 2003, a détruit le régime de Saddam Hussein, mais aussi les institutions du pays. La guerre civile y sévit en permanence, avec son lot de violences. Depuis le retrait des troupes américaines, en décembre 2011, aucun parti n’a su faire régner l’ordre ni mettre en place un système fonctionnel. Malgré la reprise de la production pétrolière et les milliards de pétrodollars qui affluent, l’Irak a constamment traversé des bouleversements politiques (3). Les protestations non violentes de 2011 contre la pauvreté et la corruption ont témoigné du mécontentement de la population, mais les manifestations de 2013 ont été sévèrement réprimées, préparant le retour des djihadistes et leur conquête de plusieurs villes d’Irak occidental, notamment Mossoul.
Les frontières internationales ne freinent pas davantage le mouvement des réfugiés, dont le nombre s’élève dorénavant à deux millions pour les Irakiens et à deux millions huit cent mille pour les Syriens (4) (sans compter, pour ces derniers, les six millions et demi de déplacés, soit 40 % de la population totale). Ces migrations massives ont engendré une partition confessionnelle des territoires et la disparition de groupes minoritaires. En 1914, on dénombrait au Proche-Orient 20 % de chrétiens ; ils sont 5 % aujourd’hui. Après la guerre en Irak, de vieilles communautés telles que les mandéens, les Chabaks ou les Sarliyas-Kakaiyas ont souffert au point que leur existence semble menacée.
S’agit-il simplement du démembrement du Proche-Orient tel qu’il a émergé à la fin de la première guerre mondiale ou après les accords Sykes-Picot ? La crise semble malheureusement plus grave : on assiste moins à l’effondrement des vieux arrangements régionaux mis en place par les Britanniques et les Français qu’à l’échec pur et simple de l’Etat-nation moderne dans la région.
En général, les analystes observent la situation à travers deux prismes : les ingérences extérieures et les divisions confessionnelles. Un grand nombre d’articles, de rapports de think tanks et de documents d’orientation portent soit sur la lutte entre chiites et sunnites, soit sur les visées des grandes puissances qui déstabilisent la région pour l’affaiblir et la dominer.
Les interventions étrangères, parmi lesquelles on peut rappeler aussi la création d’Israël en 1948, constituent une pression majeure sur les Etats. De tels séismes ne doivent néanmoins pas occulter les raisons internes de l’échec des Etats arabes. Le « printemps arabe » a détruit certains d’entre eux, mais de l’intérieur. Tous les problèmes socio-économiques de la région — démographie longtemps galopante, chômage des jeunes, concentration des richesses entre les mains de quelques-uns (5) — ont engendré des situations intenables. Les analystes accordent sans doute une importance démesurée au rôle des acteurs extérieurs (6).
Cette vision bien ancrée remonte au déclin de l’Empire ottoman, dû, selon les sultans, à l’intervention des puissances chrétiennes. Les Ottomans ont habilement joué de la rivalité entre les Russes et les Britanniques pour survivre, mais, à des fins internes, ils ont également cultivé un discours antioccidental et antieuropéen dont les conséquences ont été désastreuses pour leurs sujets chrétiens. Il faut bien reconnaître que l’Empire ottoman a survécu au XIXe siècle essentiellement grâce au consensus européen sur sa préservation : quand les armées de Méhémet Ali avancèrent sur Constantinople, ce furent les armées européennes, sous le commandement des Russes, qui sauvèrent les Ottomans de l’invasion égyptienne (en 1833 et 1840) (7). De même, durant la guerre de Crimée, les grandes puissances occidentales prirent le parti des Ottomans contre les Russes (1853-1856).
C’est dans sa propre dynamique qu’il faut chercher les raisons de l’effondrement de l’Empire ottoman. Au XIXe siècle, trois grandes réformes furent promulguées pour moderniser l’Etat et faire des sujets ottomans des citoyens à part entière : les Tanzimat en 1839, l’édit de réforme en 1856 et la monarchie constitutionnelle — qui devait être suspendue au bout de deux ans — en 1876. L’échec de ces réformes, la révolution des Jeunes-Turcs en 1908 et leur décision d’entrer en guerre aux côtés de l’Allemagne expliquent mieux la division de l’empire qu’une conspiration extérieure.
De même, les Etats arabes modernes ont hérité des vieilles contradictions ottomanes, notamment des divisions et des tensions confessionnelles découlant du système du millet (communauté religieuse protégée). En tant que théocratie musulmane, l’Empire ottoman avait accordé l’autonomie à ses minorités religieuses (grecque orthodoxe, arménienne, juive et syriaque orthodoxe) pour gérer leurs propres affaires et se reposait sur ses sujets chrétiens pour administrer le pays et pour le protéger — à travers l’ordre militaire des janissaires. Mais, dans la seconde moitié du XIXe siècle, il perdit certains territoires dans les Balkans, et les chrétiens ne représentèrent plus qu’un quart de la population. Le sultan Abdülhamid II décida alors de renforcer l’idéologie islamique, s’aliénant davantage les millets chrétiens, victimes de violences.
Le système ottoman du millet fut également instauré au Liban par la France. Les communautés religieuses y gérèrent de manière autonome leurs affaires intérieures et bénéficièrent de quotas dans toutes les institutions nationales. Ainsi, le président devait être obligatoirement maronite (chrétien), le chef du Parlement, chiite, et le premier ministre, sunnite. Dans le contexte de l’après-seconde guerre mondiale, alors que la région était déchirée entre des régimes monarchiques conservateurs et des Etats républicains inspirés du nationalisme arabe, ce système faisait figure d’exception.
Mais, au cours des deux décennies suivantes, le panarabisme, sans parvenir à unifier la région, a sapé la légitimité de l’Etat-nation. Depuis le coup d’Etat baasiste de 1963, la Syrie a été dirigée par une caste violemment opposée à la légitimité de son propre Etat, et qui avait appelé à parachever l’unité panarabe. Le régime a censuré et réprimé de multiples débats internes : les classes supérieures syriennes ne se sont jamais entendues sur une culture ou un espace politiques communs (8). L’idéologie a étouffé les différences existant au sein de la société, tandis qu’un pouvoir dynastique républicain se mettait en place — avec succès en Syrie, mais pas en Egypte, en Libye et au Yémen, où le « printemps arabe » a changé la donne. La différence entre « républiques » et monarchies arabes (Jordanie, Maroc, pays du Golfe) n’est dorénavant plus signifiante.
En Irak comme en Syrie ou en Egypte, la faiblesse des propriétaires fonciers et des classes moyennes urbaines a constitué un autre problème majeur, car elle a empêché la création d’un espace politique autonome. Au moment de l’indépendance, cela a abouti à l’intervention de l’armée, qui a usé à des fins démagogiques de divers slogans sur l’unité arabe, la libération de la Palestine et la justice sociale. Puis, au cours des trente dernières années, les institutions militaires et la bureaucratie gouvernementale ont montré leur incapacité à maîtriser la situation et, avec l’aggravation de la crise économique, ont intensifié la répression. Le « printemps arabe » a fini par pulvériser les Etats républicains, déjà rongés de l’intérieur. Quant aux monarchies, confortées par la montée de l’islam politique, dont elles se réclament, elles font désormais face à une contestation au nom même de la religion.
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