Après les jeux de société, les jeux vidéo sont adaptés, utilisés pour l’enseignement et la formation continue. L’analyse de deux séries de jeux, Sim City et Civilization, montre que les jeux vidéo disponibles dans le commerce ont un triple intérêt pour le géographe, en tant qu’objets géographiques, outils pédagogiques et de modélisation. Mais si les jeux vidéo se présentent comme de puissants outils, les représentations des concepteurs et des joueurs qu’ils véhiculent poussent à s’interroger sur leurs limites. Les jeux vidéo apparaissent alors à la fois comme un nouveau champ de recherche qui reste à explorer et l’occasion pour les géographes de réfléchir sur la manière d’améliorer un outil attractif et puissant.
Les jeux vidéo sont souvent décriés, comme la télévision en son temps, mais si, loin d’abêtir, ils donnaient au contraire accès à un savoir géographique ? Derrière cette apostrophe, il convient de se pencher sur leur emploi dans l’enseignement. L’un des animateurs du réseau Ludus de l’Académie de Caen1, Yvan Hochet, présente l’utilisation du jeu vidéo Sim City au collège .
« Sim City est utilisé en sixième, en géographie, autour du thème des paysages urbains des grandes métropoles d’Amérique du Nord. Après avoir étudié en classe ce qui caractérise les métropoles d’Amérique du Nord à partir de photographies, la consigne est simple : Vous avez compris à quoi ressemble une métropole d’Amérique du Nord ? Pour le prouver, vous allez en construire une !
Les jeux pédagogiques, tout comme les jeux de société, sont passés peu à peu du carton au support informatique3. Après quelques projets expérimentaux, le jeu vidéo touche le grand public avec Pong, en 1972, sur borne d’arcade puis sur la télévision grâce à une console de salon. Il donne naissance à une industrie dont le chiffre d’affaire dépasse celui du cinéma en 2002. Aujourd’hui, près d’un foyer français sur deux est joueur avec en moyenne deux joueurs par foyer4. Ce public est souvent jeune, mais il est en constant élargissement5. Pour Micheline Roumégous, les jeux en général présentent un intérêt pédagogique parce qu’ils sont ouverts, révélateurs des représentations et même plausibles en tant que modèles. Les jeux vidéo conservent ces possibilités didactiques et donnent le sentiment d’être des outils pédagogiques plus puissants et plus attractifs que les jeux « en carton », en mettant en œuvre des modèles plus complexes et des simulations en apparence plus réalistes. Nous considérerons comme jeux vidéo les produits commercialisés comme tels, ainsi que les produits apparentés et diffusés sur le même type de support. Leur particularité repose sur une interface graphique et une interactivité particulière. Ils proposent au joueur de participer au monde dans lequel ils le plongent, de se l’approprier en le façonnant.
Il n’existe pratiquement pas de jeux vidéo sans création d’un espace, de la route qui défile devant une voiture à la recréation du globe terrestre, en passant par des univers imaginaires. Deux « familles » de jeux sont proches des problématiques géographiques : les jeux de stratégie, dont l’enjeu est de constituer puis gérer un territoire ; les jeux de gestion, qui proposent la prise en charge d’un espace particulier, soit à l’échelle micro (une tour de bureaux), soit à l’échelle macroscopique (un pays, une civilisation). Cette distinction renvoie d’une part à une géographie qui « sert à faire la guerre », où la connaissance du terrain et les cartes sont des outils stratégiques ; d’autre part à une géographie qui sert à produire, à aménager l’espace. Les jeux vidéo font donc appel à deux conceptions de l’espace : d’un côté l’étendue, qui fait souvent l’objet d’une compétition, de l’autre le territoire, l’espace approprié et aménagé, qui est un produit social organisé. La confrontation du joueur à une reproduction de la richesse et de la polysémie de l’espace soulève alors un certain nombre d’interrogations sur le contenu de cet espace sur support informatique et sa pertinence au regard des réflexions des géographes.
Les jeux vidéo sont utilisés comme outils pédagogiques et parfois rapprochés des outils de modélisation6. Leur utilisation comme outils ne va pas de soi, elle n’a pourtant pas ouvert de débat parmi les géographes, à la différence des sociologues7. Alors que les géographes commencent à expérimenter les jeux vidéo et que ces derniers font partie des pratiques culturelles d’un part croissante d’entre eux, les jeux vidéo n’ont pas (ou peu) trouvé place dans leurs discours et leurs analyses. Dans cette logique, le jeu Mission Président, présenté par ses concepteurs comme un « simulateur géopolitique », a été mis à l’épreuve. Il a servi à tester les conséquences des programmes des candidats aux élections présidentielles françaises de 20078, mais son manque de vraisemblance a été critiqué parce que des guerres éclataient rapidement en Europe et que le candidat effectivement élu se faisait assassiner. La méfiance des géographes tient sans doute dans cette confrontation des jeux vidéo au « réel ». La qualité de l’interface graphique, la complexité des paramètres pris en compte, donnent souvent l’illusion d’une modélisation objective reposant sur des bases théoriques solides. Or les simulations à l’œuvre dans les jeux vidéo sont toujours orientées par les représentations spatiales de leurs concepteurs. En ce sens, ils sont des « artefacts culturels » au travers desquels il est possible d’analyser les représentations de leurs concepteurs, mais aussi des joueurs. Les jeux vidéo pourraient alors déborder le statut d’outil et approcher celui d’objet géographique.
Pour explorer ces pistes, nous avons choisi deux séries de jeux populaires : Sim City et Civilization. Sim City est le plus ancien jeu vidéo de gestion : le joueur endosse le rôle d’un maire et de son équipe, chargés de développer une ville. Créé en 1989 par Will Wright, il est le premier d’une série éponyme, avec Sim City 2000 en 1993, Sim City 3000 en 1999, Sim City 4 en 2003 et enfin Sim City Societies en 2007. Chaque version améliore les graphismes mais aussi la qualité de la simulation. Ce jeu a connu de multiples déclinaisons (Sim Farm, Sim Earth, Sim Tower…). Civilization, passe du carton à l’informatique en 1991 grâce à Sid Meier. Il est à la fois un jeu de stratégie et de gestion : le joueur doit mener son peuple de l’âge de pierre à la conquête spatiale. Il est aussi à l’origine d’une série, avec Civilization II en 1997, Civilization III en 2000 et Civilization IV en 2005. En plus de l’exploration, la pratique et l’observation des mécanismes à l’œuvre dans ces jeux, d’autres sources ont été utilisées. Les différents manuels commercialisés avec les jeux et des entretiens disponibles avec les concepteurs mettent l’accent sur les choix de programmation, les contraintes techniques et le développement du jeu. Les forums de discussion en ligne portant sur Civilization9 et sur Sim City constituent de riches sources d’informations sur les joueurs et leurs interactions avec les concepteurs. Face au volume de textes disponibles, nous avons choisi de privilégier les discussions sur le fonctionnement du jeu et sur les moyens de l’améliorer, au sein des sites dits « communautaires10 ». Lors de l’élaboration de Civilization IV, les échanges entre joueurs sont devenus des « recommandations » à l’équipe de développement. Si certains avis s’inspirent de la réalité et tendent à demander plus de complexité, d’autres s’inspirent de jeux déjà existants, c’est-à-dire de modélisations qui ont déjà fait, ou non, leurs preuves, comme Europa Universalis, ou d’autres jeux de Sid Meier : Colonization ou Alpha Centauri.
Jeux vidéo et « récupérations » pédagogiques
Sim City et Civilization sont des simulations qui proposent de pratiquer une série de tests ou d’expériences sur un espace mis en image, en plaçant le joueur en position d’acteur. Les jeux sont utilisés en sciences sociales depuis la fin des années 1970, en lien avec le développement des sciences de l’éducation. Leur efficacité repose sur l’intériorisation des mécanismes et des actions par les joueurs qui se les approprient au cours des parties.
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