Les « Berbères » ont été associés dans l’imagerie coloniale à la sédentarité – en référence au modèle kabyle – et opposés à la figure du nomade incarnée par les « Arabes ». Or, dans les régions arides et semi-arides du nord de l’Afrique, la majorité du monde amazighophone est nomade ou l’était encore
récemment.
Avant la colonisation, en effet, toutes les zones de steppe et de désert étaient régies par les nomades.
Au Sahara central et sur ses franges sahéliennes, ce sont les Imuhagh, Imajaghen ou Imushagh (les « Touaregs » des étrangers), qui ont façonné le milieu, que ce soit politiquement, économiquement, géographiquement, socialement et culturellement. Toute la toponymie saharienne est berbérophone. Ces vastes zones administrées par les grands pôles politiques touaregs jusqu’au début du XXe siècle ont été divisés dans les années 1960 entre cinq Etats nés des indépendances africaines, les uns se déclarant « arabo-musulmans » – Algérie, Libye –, les autres « sahéliens » – Mali, Niger, actuel Burkina Faso. Plus au nord, en Algérie, dans les zones steppiques, le nomadisme, pratiqué entre autres par les grandes confédérations Chaoui des Aurès, « concernait les 9/10e de la population et dominait directement ou non toutes les activités économiques » jusqu’à la fin du XIXe siècle
(Boukhobza, 1989). A l’ouest, du côté marocain, les ensembles confédéraux berbères Sanhaja de l’Atlas, du nord au sud, comme les Aït Idrassen, Aït Zemmour, Aït Atta… ont dominé l’arrière-pays qui ne reconnaissait pas l’autorité du Makhzen. Ils ont étendu leur emprise territoriale parfois jusqu’aux cités représentant l’autorité du Sultan, comme par exemple les Zemmour au début du XXe siècle qui arrivaient aux portes de Meknès, de Rabat, et jusqu’aux murs de Salé (Lesne 1966).
Le nomadisme n’a aucun rapport avec l’errance et correspond à des déplacements réguliers associés à une territorialité nomade particulière. Celle-ci correspond à une organisation sociale de type confédéral et souvent acéphale qui a inspiré à certains auteurs (Gellner en premier lieu) des analyses reprenant en l’adaptant la théorie de la « segmentarité » développée par Evans-Pritchard (1937) au sujet des Nuer. En fait, la notion de société segmentaire a été élaborée en premier lieu par Durkheim (1897) à partir des données fournies par Hanoteau et Letourneux dans leur ouvrage sur La Kabylie et les coutumes kabyles. Ces entrecroisements de modèle et de données compatibles montrent que, au 2 delà des différences de mode de vie, les Berbères sédentaires et nomades partagent certains principes fondamentaux dans la manière de concevoir et de gérer l’ordre social, s’exprimant dans des modèles politiques qui varient selon les contextes historiques et locaux, mais qui présentent de profondes affinités structurelles.
Divers types de nomadisme existent ou co-existent dans ces régions désertiques, allant des grands nomades chameliers aux éleveurs de petit bétail dont les mouvements pendulaires sont plus restreints, jusqu’aux agro-pasteurs qui pratiquent plutôt la transhumance saisonnière. L’aptitude à la mobilité s’accompagne d’un matériel adapté et de techniques éprouvées. Elle correspond également à l’acquisition de savoirs spécifiques indispensables à la navigation dans les étendues arides (notamment des connaissances géographiques, hydrauliques, botaniques, zoologiques, climatiques, techniques…) dont l’apprentissage commence dès le plus jeune âge. L’amplitude des déplacements équivaut souvent à celle de la position sociale des groupements, les grands nomades se trouvant au sommet de la hiérarchie. Dans tous les cas de figures, le nomadisme chez les Berbères (et plus largement chez les nomades du nord de l’Afrique) est lié au pastoralisme. L’élevage – des moutons, des chèvres, des vaches, des chevaux et des chameaux, dont la répartition varie selon les ressources régionales – se combine à d’autres activités économiques : l’agriculture saisonnière, l’artisanat parfois très réputé (telles la peausserie ou la métallurgie touarègues qui circulaient dans tout le Sahara), enfin l’économie des transports et du commerce. La cueillette et la chasse forment des activités d’appoint. La puissance guerrière et politique de certains groupes leur assurait par ailleurs le versement d’un tribut en échange de leur protection. Au Sahara où la démographie est un enjeu important, des populations d’origine diverses ont été agrégées aux grands pôles politiques nomades et berbérisées sur le plan linguistique et culturel, certains groupes conservant parallèlement leur langue d’origine. C’est le cas par exemple des arabophones et des pularophones de l’Arabenda (ou Gourma, région relevant de l’actuel Mali), appartenant à l’ancienne confédération touarègue de la Tademmekat (dirigée par les Iwellemmeden* de l’ouest). La double inscription culturelle et linguistique de ces groupes apparaît dans le nom qu’ils se donnent eux-mêmes, littéralement « Arabes des Touaregs » ou « Peuls des Touaregs ». Dans ces territoires, l’hégémonie nomade a été un vecteur puissant de diffusion de la culture et de la langue berbère.
Les nomades berbérophones par ailleurs ont toujours évolué dans un paysage linguistique plus diversifié que celui des sédentaires. S’il arrive que les femmes soient monolingues, par contre, les hommes parmi les grands nomades parlent souvent trois à cinq langues leur permettant d’exercer leurs activités caravanières ou marchandes dans les régions qu’ils fréquentent.
Une complémentarité étroite existait autrefois entre nomades et sédentaires, chacun exploitant des niches écologiques distinctes. Le passage de l’un à l’autre mode de vie s’observe par ailleurs dans les deux sens au cours de l’histoire. La période contemporaine a imposé ou, dans le meilleur des cas, favorisé la sédentarisation comme seule voie d’accès à la « modernité », tandis que les législations étatiques – coloniales puis postcoloniales – ont abouti concrètement à la dépossession territoriale des nomades et à leur cantonnement dans des espaces limités qui ne leur permettent plus d’exercer la gestion rationnelle et la protection des ressources fragiles qu’ils appliquaient aux milieux désertiques dans lesquels ils vivent.
Peu de nomades ont résisté au vaste mouvement de sédentarisation entamé à la fin du XIXe siècle sous la pression des États et des nouvelles économies orientées vers le profit des villes et de la métropole (exploitation de l’alpha, expansion des cultures céréalières, monoculture d’exportation, extractions minières entraînant également la pollution des nappes phréatiques…).
Ces nouveaux enjeux économiques ont progressivement chassé les nomades de leur territoire ou les ont « ghettoïsés », transformant leurs déplacements en transhumance et leurs campements en villages. De nombreux auteurs ont abordé ces questions, soulignant la réduction drastique si ce n’est la disparition des nomades dans diverses régions, leur prolétarisation et leur paupérisation extrême (voir notamment Boukobza 1982 et 1989, Casciarri 2006, Chellig 2005, Claudot-Hawad 2006b, Keenan 2006, Lefébure, 1986, Rachik 2000, Zainabi 1989).
De l’antiquité à la période contemporaine, les pouvoirs citadins se sont heurté aux nomades en cherchant à les contenir et ont livré d’eux des portraits effrayants et sauvages qui traduisent surtout la crainte que ces derniers pouvaient leur inspirer. Les nomades y sont rejetés aux marges de l’humanité, opposés terme à terme au portrait du sédentaire qui, pour ces urbains, incarne seul la civilisation et le progrès.
Le contrôle des routes et l’accès au territoire et à ses ressources –végétales, animales, hydrauliques et, dans l’économie mondiale actuelle, minérales – est à la source de la plupart des conflits entre groupes nomades eux-mêmes ; entre pasteurs et agriculteurs ; entre pouvoirs anciens fondés sur la mobilité nomade et pouvoirs nouveaux de type sédentaire et urbain ; entre ce qui est devenu aujourd’hui le « local » et ce qui incarne le « global », inversant l’ordre précolonial des espaces désertiques. La sédentarisation a souvent précipité les changements d’identités linguistique, sociale, culturelle.
Cependant, le maintien de la vie et des activités nomades ne correspond pas nécessairement à la pérennisation de la langue ou de la culture berbères. Ainsi, les Maures (Bidan), qui à la période médiévale appartiennent au même ensemble culturel que les Touaregs, sont devenus « Arabes » et arabophones suivant un lent processus de mutation identitaire qui s’étend du XVe au XVIIIe siècle.
récemment.
Avant la colonisation, en effet, toutes les zones de steppe et de désert étaient régies par les nomades.
Au Sahara central et sur ses franges sahéliennes, ce sont les Imuhagh, Imajaghen ou Imushagh (les « Touaregs » des étrangers), qui ont façonné le milieu, que ce soit politiquement, économiquement, géographiquement, socialement et culturellement. Toute la toponymie saharienne est berbérophone. Ces vastes zones administrées par les grands pôles politiques touaregs jusqu’au début du XXe siècle ont été divisés dans les années 1960 entre cinq Etats nés des indépendances africaines, les uns se déclarant « arabo-musulmans » – Algérie, Libye –, les autres « sahéliens » – Mali, Niger, actuel Burkina Faso. Plus au nord, en Algérie, dans les zones steppiques, le nomadisme, pratiqué entre autres par les grandes confédérations Chaoui des Aurès, « concernait les 9/10e de la population et dominait directement ou non toutes les activités économiques » jusqu’à la fin du XIXe siècle
(Boukhobza, 1989). A l’ouest, du côté marocain, les ensembles confédéraux berbères Sanhaja de l’Atlas, du nord au sud, comme les Aït Idrassen, Aït Zemmour, Aït Atta… ont dominé l’arrière-pays qui ne reconnaissait pas l’autorité du Makhzen. Ils ont étendu leur emprise territoriale parfois jusqu’aux cités représentant l’autorité du Sultan, comme par exemple les Zemmour au début du XXe siècle qui arrivaient aux portes de Meknès, de Rabat, et jusqu’aux murs de Salé (Lesne 1966).
Le nomadisme n’a aucun rapport avec l’errance et correspond à des déplacements réguliers associés à une territorialité nomade particulière. Celle-ci correspond à une organisation sociale de type confédéral et souvent acéphale qui a inspiré à certains auteurs (Gellner en premier lieu) des analyses reprenant en l’adaptant la théorie de la « segmentarité » développée par Evans-Pritchard (1937) au sujet des Nuer. En fait, la notion de société segmentaire a été élaborée en premier lieu par Durkheim (1897) à partir des données fournies par Hanoteau et Letourneux dans leur ouvrage sur La Kabylie et les coutumes kabyles. Ces entrecroisements de modèle et de données compatibles montrent que, au 2 delà des différences de mode de vie, les Berbères sédentaires et nomades partagent certains principes fondamentaux dans la manière de concevoir et de gérer l’ordre social, s’exprimant dans des modèles politiques qui varient selon les contextes historiques et locaux, mais qui présentent de profondes affinités structurelles.
Divers types de nomadisme existent ou co-existent dans ces régions désertiques, allant des grands nomades chameliers aux éleveurs de petit bétail dont les mouvements pendulaires sont plus restreints, jusqu’aux agro-pasteurs qui pratiquent plutôt la transhumance saisonnière. L’aptitude à la mobilité s’accompagne d’un matériel adapté et de techniques éprouvées. Elle correspond également à l’acquisition de savoirs spécifiques indispensables à la navigation dans les étendues arides (notamment des connaissances géographiques, hydrauliques, botaniques, zoologiques, climatiques, techniques…) dont l’apprentissage commence dès le plus jeune âge. L’amplitude des déplacements équivaut souvent à celle de la position sociale des groupements, les grands nomades se trouvant au sommet de la hiérarchie. Dans tous les cas de figures, le nomadisme chez les Berbères (et plus largement chez les nomades du nord de l’Afrique) est lié au pastoralisme. L’élevage – des moutons, des chèvres, des vaches, des chevaux et des chameaux, dont la répartition varie selon les ressources régionales – se combine à d’autres activités économiques : l’agriculture saisonnière, l’artisanat parfois très réputé (telles la peausserie ou la métallurgie touarègues qui circulaient dans tout le Sahara), enfin l’économie des transports et du commerce. La cueillette et la chasse forment des activités d’appoint. La puissance guerrière et politique de certains groupes leur assurait par ailleurs le versement d’un tribut en échange de leur protection. Au Sahara où la démographie est un enjeu important, des populations d’origine diverses ont été agrégées aux grands pôles politiques nomades et berbérisées sur le plan linguistique et culturel, certains groupes conservant parallèlement leur langue d’origine. C’est le cas par exemple des arabophones et des pularophones de l’Arabenda (ou Gourma, région relevant de l’actuel Mali), appartenant à l’ancienne confédération touarègue de la Tademmekat (dirigée par les Iwellemmeden* de l’ouest). La double inscription culturelle et linguistique de ces groupes apparaît dans le nom qu’ils se donnent eux-mêmes, littéralement « Arabes des Touaregs » ou « Peuls des Touaregs ». Dans ces territoires, l’hégémonie nomade a été un vecteur puissant de diffusion de la culture et de la langue berbère.
Les nomades berbérophones par ailleurs ont toujours évolué dans un paysage linguistique plus diversifié que celui des sédentaires. S’il arrive que les femmes soient monolingues, par contre, les hommes parmi les grands nomades parlent souvent trois à cinq langues leur permettant d’exercer leurs activités caravanières ou marchandes dans les régions qu’ils fréquentent.
Une complémentarité étroite existait autrefois entre nomades et sédentaires, chacun exploitant des niches écologiques distinctes. Le passage de l’un à l’autre mode de vie s’observe par ailleurs dans les deux sens au cours de l’histoire. La période contemporaine a imposé ou, dans le meilleur des cas, favorisé la sédentarisation comme seule voie d’accès à la « modernité », tandis que les législations étatiques – coloniales puis postcoloniales – ont abouti concrètement à la dépossession territoriale des nomades et à leur cantonnement dans des espaces limités qui ne leur permettent plus d’exercer la gestion rationnelle et la protection des ressources fragiles qu’ils appliquaient aux milieux désertiques dans lesquels ils vivent.
Peu de nomades ont résisté au vaste mouvement de sédentarisation entamé à la fin du XIXe siècle sous la pression des États et des nouvelles économies orientées vers le profit des villes et de la métropole (exploitation de l’alpha, expansion des cultures céréalières, monoculture d’exportation, extractions minières entraînant également la pollution des nappes phréatiques…).
Ces nouveaux enjeux économiques ont progressivement chassé les nomades de leur territoire ou les ont « ghettoïsés », transformant leurs déplacements en transhumance et leurs campements en villages. De nombreux auteurs ont abordé ces questions, soulignant la réduction drastique si ce n’est la disparition des nomades dans diverses régions, leur prolétarisation et leur paupérisation extrême (voir notamment Boukobza 1982 et 1989, Casciarri 2006, Chellig 2005, Claudot-Hawad 2006b, Keenan 2006, Lefébure, 1986, Rachik 2000, Zainabi 1989).
De l’antiquité à la période contemporaine, les pouvoirs citadins se sont heurté aux nomades en cherchant à les contenir et ont livré d’eux des portraits effrayants et sauvages qui traduisent surtout la crainte que ces derniers pouvaient leur inspirer. Les nomades y sont rejetés aux marges de l’humanité, opposés terme à terme au portrait du sédentaire qui, pour ces urbains, incarne seul la civilisation et le progrès.
Le contrôle des routes et l’accès au territoire et à ses ressources –végétales, animales, hydrauliques et, dans l’économie mondiale actuelle, minérales – est à la source de la plupart des conflits entre groupes nomades eux-mêmes ; entre pasteurs et agriculteurs ; entre pouvoirs anciens fondés sur la mobilité nomade et pouvoirs nouveaux de type sédentaire et urbain ; entre ce qui est devenu aujourd’hui le « local » et ce qui incarne le « global », inversant l’ordre précolonial des espaces désertiques. La sédentarisation a souvent précipité les changements d’identités linguistique, sociale, culturelle.
Cependant, le maintien de la vie et des activités nomades ne correspond pas nécessairement à la pérennisation de la langue ou de la culture berbères. Ainsi, les Maures (Bidan), qui à la période médiévale appartiennent au même ensemble culturel que les Touaregs, sont devenus « Arabes » et arabophones suivant un lent processus de mutation identitaire qui s’étend du XVe au XVIIIe siècle.
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