Périodiquement remobilisée en Algérie depuis l’Indépendance, l’arabisation est tout d’abord un discours, légitimant celui qui s’en empare par le mythe nationaliste des origines. Quant à ses réalisations concrètes, elles sont, au delà de questions identitaires bien réelles, le fruit d’un rapport de force sans cesse renégocié entre groupes linguistiques, que la hiérarchisation des langues approche ou éloigne du pouvoir.
Cinquante après l’Indépendance, les résultats de l’arabisation en Algérie, c’est-à-dire l’ensemble des politiques linguistiques mises en œuvre depuis l’Indépendance en faveur de l’arabe moderne standard, sont incontestables. La majeure partie de la population en a une maîtrise au moins passive (lecture, écoute), si ce n’est active, comme en témoigne par exemple la popularité croissante des chaînes de télévision arabophones.
Toutefois, en dehors même des quelque 20 à 30% de berbérophones, la population connait une situation de diglossie entre, d’une part, cet arabe standard international appris à l’école, et d’autre part l’arabe dialectal, parlé quotidiennement ; ces deux « variétés » de l’arabe ne se sont rapprochées l’une de l’autre sous l’effet de la scolarisation que de manière partielle. Surtout, et bien que cible proclamée des politiques linguistiques algériennes, le français est loin d’avoir perdu toute position dans la société, sa place dominante dans l’économie en particulier n’ayant été que bien peu remise en cause. On pourrait donc, en un premier sens, parler de l’arabisation comme d’un mythe dans la mesure où ses réalisations ne sont pas à la mesure de son programme.
Ce serait cependant figer bien abusivement dans sa définition radicale une idéologie politique investie depuis cinquante ans de valeurs et de fonctions très différentes. On ne saurait concevoir la politique linguistique algérienne comme le projet uniforme et la réalisation continue qu’elle présente d’elle-même, mais bien plutôt comme le fruit de négociations permanentes entre élites politiques, économiques et culturelles pour obtenir ou conserver à leur groupe linguistique une place dominante dans la société.
Aussi bien, c’est moins à travers ses résultats qu’en tant que discours que l’on peut penser le caractère mythique de l’arabisation : il renvoie en effet aux fondements de la nation, et permet, par sa radicalité de façade, de relégitimer régulièrement le pouvoir dans son identité anticolonialiste, démocratique, panarabiste et islamique, en désignant les ennemis extérieurs comme intérieurs. À l’occasion du Cinquantenaire de l’Indépendance algérienne, cette réflexion sociologique et politique sur l’histoire de l’arabisation tente ainsi d’éclairer, au-delà des proclamations idéologiques, les enjeux de pouvoir inhérents à toute politique linguistique.
La langue arabe comme mythe national
Fondée en 1931, « l’Association des Oulémas musulmans algériens » [1] reprend à son compte la formule d’Abdelhamid Ben Badis, « L’Islam est notre religion, l’arabe notre langue, l’Algérie notre pays. » Or, comme dans toutes les revendications identitaires nationalistes qui ont éclaté depuis le XIXème siècle, la revendication de l’arabe comme langue nationale algérienne n’a rien d’une évidence. La période coloniale voit en fait émerger un discours nationaliste construisant l’arabe moderne standard comme langue de la nation en lutte.
Il n’est que de considérer les 8 à 10 millions de berbérophones (ou « tamazightophones ») pour se convaincre du fait que l’arabe moderne n’est, pas plus qu’une autre, la langue « naturelle » de la « nation » algérienne telle qu’on l’entend habituellement. Mais bien plus, l’unité factice du nom confond différentes variétés d’arabe : l’arabe classique, langue issue du Coran et utilisée par l’élite arabo-musulmane pendant douze siècles ; l’arabe moderne standard, normalisé au XIXème siècle à partir de l’arabe classique par les intellectuels de la Renaissance arabe (Nahda) du Proche-Orient ; et le dialecte dit algérien, vernaculaire variant d’une région à l’autre et utilisé quotidiennement. Le coup de force identitaire paraît d’autant plus important que pour la population illettrée de la première moitié du siècle la compréhension de l’arabe littéral (moderne ou classique) était impossible.
A la manière de Herder [2] et du nationalisme européen du XIXème siècle, les nationalistes arabes algériens ont postulé un lien génétique entre les deux variétés constituant la traditionnelle diglossie entre variété haute (arabe littéral) et variété basse (arabe dialectal) de la langue en question. Comme son nom l’indique en arabe (dârija, lié à l’idée de degré), le dialecte est pensé comme l’altération, la dégradation d’une langue pure, claire (fus’ha, qui désigne l’arabe classique). Ce mythe d’une origine linguistique commune à des peuples aujourd’hui séparés comme après Babel se retrouve dans tous les traités scientifiques du XIXème et du début du XXème siècle, par exemple dans les recherches sur l’indoeuropéen et l’aryanisme [3].
Dans le cas de l’arabe, les spéculations historiques rejoignent des préoccupations religieuses, puisque la langue originelle est aussi langue de la Révélation du prophète Mohamed. Il s’agit donc de purifier la langue parlée de ses emprunts au berbère et au français, accidents de l’histoire permis par le laisser-aller de la « masse abjecte » [4], pour retrouver la « vraie » langue arabe. On voit à quel point cette construction de l’arabe comme langue nationale algérienne est liée à une construction de l’histoire de la nation, censée commencer lors de la conquête arabe au VIIe siècle et s’approfondir avec les invasions des tribus Beni Hilal au XIe siècle, apportant la langue en même temps que la religion.
Cependant, certains linguistes actuels tels qu’Abdou Elimam [5] avancent que le vernaculaire actuel aurait un substrat non arabe mais punique, langue des antiques Carthaginois, langue sémitique également. Derrière la polémique scientifique, ce sont bien des enjeux politiques qui se jouent, car, affirmant cela, Abdou Elimam débaptise la langue parlée « d’arabe dialectal » pour lui préférer le terme de « maghribi » (langue du Maghreb) ; et rompt du même coup le lien mythique entre langue parlée et langue arabe classique ou moderne, tissé par les nationalistes musulmans et panarabes : c’est l’identité arabo-musulmane de l’Algérie qui est en question. Il ne s’agit pas ici de prendre position dans ce débat, mais de montrer que les propositions linguistiques sont récupérées dans le sens d’idéologies identitaires ; et que l’arabe comme langue nationale algérienne, partagée par l’ensemble de la population, est autant une construction que dans toutes les autres configurations nationalistes.
Si cette construction identitaire a pu porter ses fruits, ce n’est pas seulement en raison de la tradition, antérieure à la pensée nationaliste, de confusion entre les variétés dialectale et littérale de l’arabe ; confusion favorisée par le statut prestigieux de cette dernière, langue de la Révélation ou encore du panarabisme dont Nasser portait alors haut les couleurs. C’est aussi parce qu’elle symbolisait « l’autre » du colonisateur. L’arabe, du fait de son statut particulier de langue religieuse et écrite, avait été l’objet de toutes les attentions inquiètes de l’administration coloniale, qui alla jusqu’à la déclarer « langue étrangère » en 1938 [6]. Elle pouvait dès lors, par métonymie avec l’islam, se constituer comme « patrie de référence identitaire » [7].
C’est pourquoi l’on assiste au paradoxe de non-arabophones défendant l’arabe comme langue nationale. Certains berbérophones peuvent ainsi formuler leurs revendications en arabe standard ; ou certains écrivains francophones, s’estimant traîtres à la nation, voire « aliénés » (Kateb Yacine), tenter d’écrire dans une langue qu’ils n’avaient pas apprise (Assia Djebar), voire arrêter d’écrire (Malek Haddad). Rares sont en effet les expériences littéraires en langue maternelle (arabe dialectal ou tamazight) en dehors de celles de Kateb Yacine.
Ce rejet du français fait débat au sein même du mouvement de Libération. Ainsi tel dirigeant du GPRA déclarait, « il nous faut être réalistes et considérer que la langue n’est qu’un véhicule, un matériel pour exprimer les idées » [8], et prônait par là le maintien du français en Algérie, langue de la majeure partie des élites. Mais à la question que lui auraient posée les colonisateurs de gauche, « pourquoi ne pas continuer à utiliser les langues occidentales pour décrire les moteurs ou enseigner l’abstrait », c’est-à-dire promouvoir un bilinguisme à l’indépendance, le Tunisien Albert Memmi répondait dans Portrait du colonisé :
Là encore, pour le colonisé, il existe dorénavant d’autres urgences que les mathématiques et la philosophie et même que la technique. […] [Le colonisé] ira jusqu’à s’interdire les commodités supplémentaires de la langue colonisatrice ; il la remplacera aussi souvent et aussi vite qu’il pourra. Entre le parler populaire et la langue savante, il préfèrera la savante, risquant dans son élan de rendre plus malaisée la communication recherchée. L’important est maintenant de reconstruire son peuple, quelle qu’en soit la nature authentique, de refaire son unité, de communiquer avec lui et de se sentir lui appartenant. […] Il s’interdira l’usage de la langue colonisatrice, même si toutes les serrures du pays fonctionnent sur cette clef ; il changera les panneaux et les bornes kilométriques, même s’il en est le premier embarrassé. Il préfèrera une longue période d’errements pédagogiques plutôt que de laisser en place les cadres scolaires du colonisateur […] Ainsi il ne devra plus rien au colonisateur, il aura définitivement brisé avec lui. [9]
On est surpris du caractère prémonitoire de ces pages quant à la préférence donnée à la rationalité identitaire par rapport à la rationalité économique pour la politique linguistique algérienne. Le choix de l’arabe comme langue nationale peut être vu comme un choix en négatif par rapport à la langue française, et donc aussi paradoxalement un choix par imitation (il faut également à l’ex-colonisé une « langue savante »).
Aussi n’est-ce pas tant parce qu’il était peu diffusé dans la population algérienne que le français n’a pas pris la place de « langue officielle associée » qu’a conservé l’anglais en Inde : l’arabe standard n’était pas plus parlé. C’est plutôt que l’arabe était parvenu à devenir un emblème national, même chez certains de ceux qui ne le parlaient pas. Et peut-être aussi du fait de la faiblesse relative de l’opposition berbérophone, qui n’avait pas, face à l’arabe, la force numérique des Tamouls face à l’hindi [10]. Or ce sont précisément les rapports de forces entre locuteurs des trois principales langues d’Algérie qui permettent de rendre compte de l’histoire de l’arabisation, loin du mythe d’un programme unitaire et consensuel.
La Suite...
Cinquante après l’Indépendance, les résultats de l’arabisation en Algérie, c’est-à-dire l’ensemble des politiques linguistiques mises en œuvre depuis l’Indépendance en faveur de l’arabe moderne standard, sont incontestables. La majeure partie de la population en a une maîtrise au moins passive (lecture, écoute), si ce n’est active, comme en témoigne par exemple la popularité croissante des chaînes de télévision arabophones.
Toutefois, en dehors même des quelque 20 à 30% de berbérophones, la population connait une situation de diglossie entre, d’une part, cet arabe standard international appris à l’école, et d’autre part l’arabe dialectal, parlé quotidiennement ; ces deux « variétés » de l’arabe ne se sont rapprochées l’une de l’autre sous l’effet de la scolarisation que de manière partielle. Surtout, et bien que cible proclamée des politiques linguistiques algériennes, le français est loin d’avoir perdu toute position dans la société, sa place dominante dans l’économie en particulier n’ayant été que bien peu remise en cause. On pourrait donc, en un premier sens, parler de l’arabisation comme d’un mythe dans la mesure où ses réalisations ne sont pas à la mesure de son programme.
Ce serait cependant figer bien abusivement dans sa définition radicale une idéologie politique investie depuis cinquante ans de valeurs et de fonctions très différentes. On ne saurait concevoir la politique linguistique algérienne comme le projet uniforme et la réalisation continue qu’elle présente d’elle-même, mais bien plutôt comme le fruit de négociations permanentes entre élites politiques, économiques et culturelles pour obtenir ou conserver à leur groupe linguistique une place dominante dans la société.
Aussi bien, c’est moins à travers ses résultats qu’en tant que discours que l’on peut penser le caractère mythique de l’arabisation : il renvoie en effet aux fondements de la nation, et permet, par sa radicalité de façade, de relégitimer régulièrement le pouvoir dans son identité anticolonialiste, démocratique, panarabiste et islamique, en désignant les ennemis extérieurs comme intérieurs. À l’occasion du Cinquantenaire de l’Indépendance algérienne, cette réflexion sociologique et politique sur l’histoire de l’arabisation tente ainsi d’éclairer, au-delà des proclamations idéologiques, les enjeux de pouvoir inhérents à toute politique linguistique.
La langue arabe comme mythe national
Fondée en 1931, « l’Association des Oulémas musulmans algériens » [1] reprend à son compte la formule d’Abdelhamid Ben Badis, « L’Islam est notre religion, l’arabe notre langue, l’Algérie notre pays. » Or, comme dans toutes les revendications identitaires nationalistes qui ont éclaté depuis le XIXème siècle, la revendication de l’arabe comme langue nationale algérienne n’a rien d’une évidence. La période coloniale voit en fait émerger un discours nationaliste construisant l’arabe moderne standard comme langue de la nation en lutte.
Il n’est que de considérer les 8 à 10 millions de berbérophones (ou « tamazightophones ») pour se convaincre du fait que l’arabe moderne n’est, pas plus qu’une autre, la langue « naturelle » de la « nation » algérienne telle qu’on l’entend habituellement. Mais bien plus, l’unité factice du nom confond différentes variétés d’arabe : l’arabe classique, langue issue du Coran et utilisée par l’élite arabo-musulmane pendant douze siècles ; l’arabe moderne standard, normalisé au XIXème siècle à partir de l’arabe classique par les intellectuels de la Renaissance arabe (Nahda) du Proche-Orient ; et le dialecte dit algérien, vernaculaire variant d’une région à l’autre et utilisé quotidiennement. Le coup de force identitaire paraît d’autant plus important que pour la population illettrée de la première moitié du siècle la compréhension de l’arabe littéral (moderne ou classique) était impossible.
A la manière de Herder [2] et du nationalisme européen du XIXème siècle, les nationalistes arabes algériens ont postulé un lien génétique entre les deux variétés constituant la traditionnelle diglossie entre variété haute (arabe littéral) et variété basse (arabe dialectal) de la langue en question. Comme son nom l’indique en arabe (dârija, lié à l’idée de degré), le dialecte est pensé comme l’altération, la dégradation d’une langue pure, claire (fus’ha, qui désigne l’arabe classique). Ce mythe d’une origine linguistique commune à des peuples aujourd’hui séparés comme après Babel se retrouve dans tous les traités scientifiques du XIXème et du début du XXème siècle, par exemple dans les recherches sur l’indoeuropéen et l’aryanisme [3].
Dans le cas de l’arabe, les spéculations historiques rejoignent des préoccupations religieuses, puisque la langue originelle est aussi langue de la Révélation du prophète Mohamed. Il s’agit donc de purifier la langue parlée de ses emprunts au berbère et au français, accidents de l’histoire permis par le laisser-aller de la « masse abjecte » [4], pour retrouver la « vraie » langue arabe. On voit à quel point cette construction de l’arabe comme langue nationale algérienne est liée à une construction de l’histoire de la nation, censée commencer lors de la conquête arabe au VIIe siècle et s’approfondir avec les invasions des tribus Beni Hilal au XIe siècle, apportant la langue en même temps que la religion.
Cependant, certains linguistes actuels tels qu’Abdou Elimam [5] avancent que le vernaculaire actuel aurait un substrat non arabe mais punique, langue des antiques Carthaginois, langue sémitique également. Derrière la polémique scientifique, ce sont bien des enjeux politiques qui se jouent, car, affirmant cela, Abdou Elimam débaptise la langue parlée « d’arabe dialectal » pour lui préférer le terme de « maghribi » (langue du Maghreb) ; et rompt du même coup le lien mythique entre langue parlée et langue arabe classique ou moderne, tissé par les nationalistes musulmans et panarabes : c’est l’identité arabo-musulmane de l’Algérie qui est en question. Il ne s’agit pas ici de prendre position dans ce débat, mais de montrer que les propositions linguistiques sont récupérées dans le sens d’idéologies identitaires ; et que l’arabe comme langue nationale algérienne, partagée par l’ensemble de la population, est autant une construction que dans toutes les autres configurations nationalistes.
Si cette construction identitaire a pu porter ses fruits, ce n’est pas seulement en raison de la tradition, antérieure à la pensée nationaliste, de confusion entre les variétés dialectale et littérale de l’arabe ; confusion favorisée par le statut prestigieux de cette dernière, langue de la Révélation ou encore du panarabisme dont Nasser portait alors haut les couleurs. C’est aussi parce qu’elle symbolisait « l’autre » du colonisateur. L’arabe, du fait de son statut particulier de langue religieuse et écrite, avait été l’objet de toutes les attentions inquiètes de l’administration coloniale, qui alla jusqu’à la déclarer « langue étrangère » en 1938 [6]. Elle pouvait dès lors, par métonymie avec l’islam, se constituer comme « patrie de référence identitaire » [7].
C’est pourquoi l’on assiste au paradoxe de non-arabophones défendant l’arabe comme langue nationale. Certains berbérophones peuvent ainsi formuler leurs revendications en arabe standard ; ou certains écrivains francophones, s’estimant traîtres à la nation, voire « aliénés » (Kateb Yacine), tenter d’écrire dans une langue qu’ils n’avaient pas apprise (Assia Djebar), voire arrêter d’écrire (Malek Haddad). Rares sont en effet les expériences littéraires en langue maternelle (arabe dialectal ou tamazight) en dehors de celles de Kateb Yacine.
Ce rejet du français fait débat au sein même du mouvement de Libération. Ainsi tel dirigeant du GPRA déclarait, « il nous faut être réalistes et considérer que la langue n’est qu’un véhicule, un matériel pour exprimer les idées » [8], et prônait par là le maintien du français en Algérie, langue de la majeure partie des élites. Mais à la question que lui auraient posée les colonisateurs de gauche, « pourquoi ne pas continuer à utiliser les langues occidentales pour décrire les moteurs ou enseigner l’abstrait », c’est-à-dire promouvoir un bilinguisme à l’indépendance, le Tunisien Albert Memmi répondait dans Portrait du colonisé :
Là encore, pour le colonisé, il existe dorénavant d’autres urgences que les mathématiques et la philosophie et même que la technique. […] [Le colonisé] ira jusqu’à s’interdire les commodités supplémentaires de la langue colonisatrice ; il la remplacera aussi souvent et aussi vite qu’il pourra. Entre le parler populaire et la langue savante, il préfèrera la savante, risquant dans son élan de rendre plus malaisée la communication recherchée. L’important est maintenant de reconstruire son peuple, quelle qu’en soit la nature authentique, de refaire son unité, de communiquer avec lui et de se sentir lui appartenant. […] Il s’interdira l’usage de la langue colonisatrice, même si toutes les serrures du pays fonctionnent sur cette clef ; il changera les panneaux et les bornes kilométriques, même s’il en est le premier embarrassé. Il préfèrera une longue période d’errements pédagogiques plutôt que de laisser en place les cadres scolaires du colonisateur […] Ainsi il ne devra plus rien au colonisateur, il aura définitivement brisé avec lui. [9]
On est surpris du caractère prémonitoire de ces pages quant à la préférence donnée à la rationalité identitaire par rapport à la rationalité économique pour la politique linguistique algérienne. Le choix de l’arabe comme langue nationale peut être vu comme un choix en négatif par rapport à la langue française, et donc aussi paradoxalement un choix par imitation (il faut également à l’ex-colonisé une « langue savante »).
Aussi n’est-ce pas tant parce qu’il était peu diffusé dans la population algérienne que le français n’a pas pris la place de « langue officielle associée » qu’a conservé l’anglais en Inde : l’arabe standard n’était pas plus parlé. C’est plutôt que l’arabe était parvenu à devenir un emblème national, même chez certains de ceux qui ne le parlaient pas. Et peut-être aussi du fait de la faiblesse relative de l’opposition berbérophone, qui n’avait pas, face à l’arabe, la force numérique des Tamouls face à l’hindi [10]. Or ce sont précisément les rapports de forces entre locuteurs des trois principales langues d’Algérie qui permettent de rendre compte de l’histoire de l’arabisation, loin du mythe d’un programme unitaire et consensuel.
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