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Cet entretien est une invitation à découvrir Fatna El Bouih, qu’on peut appeler sans exagération la doyenne des prisonnières politiques marocaines modernes. Une dame qui a connu les affres de la disparition forcée et fut victime des années de plomb au Maroc (1956-1999). Fatna n’a pas hésité un instant à nous offrir l’occasion d’échanger avec elle. Ce n’est d’ailleurs pas surprenant qu’elle partage ses idées et ses perles de sagesse avec nous, vu sa présence continuelle dans le champ intellectuel et sur la scène civique marocains. Le partage est également un trait de caractère de cette dame dont tout inspire le respect pour son parcours, qui n’a rien d’ordinaire, et pour ses prouesses politiques dont les empreintes resteront gravées à jamais sur les manuscrits de l’histoire populaire du Maroc post-indépendance. Ces paragraphes très courts ne sont pas écrits avec l’intention de faire justice ni à son parcours atypique ni à sa personne dont l’humanisme, la résilience et l’esprit de résistante de longue date revendiquent le respect. Ils sont écrits uniquement pour servir de jalons sur le chemin de la découverte de cette dame extraordinaire.
Quand on a l’occasion de s’entretenir avec une femme aussi lucide, aussi cultivée et aussi savante des arcanes d’un passé-présent dont les conséquences abasourdissent toujours les esprits et incitent à davantage d’étude critique de cette période noire de l’histoire du Maroc ,le dialogue peut durer des heures et toucher à des problématiques aussi diverses que la mémoire collective, les réformes politiques engagées par le Maroc,la contribution de la femme et son statut dans cette situation particulière que traverse le monde berbéro-arabo-musulman de l’océan Atlantique à la Golfe Persique. Finalement, en sus de son passé carcéral, pour lequel elle est d’ailleurs très connue, Fatna El Bouih est également épouse et mère de deux filles dont les multiples responsabilités n’ont pas fait perdre de vue la primordialité de l’engagement auprès de ses concitoyens et concitoyennes pour améliorer leurs conditions de vie en quête de cette dignité sur le chemin de laquelle une génération entière s’est sacrifiée. On ne peut évidemment pas oublier le pouvoir de proposition des associations auxquelles appartient Fatna et dont l’apport aux changements qu’a connus le Maroc au cours des deux dernières décennies est inestimable.
Les réalisations de Fatna El Bouih ne sont pas aussi minimes qu’on puisse les résumer dans cette très courte introduction de notre entretien. En lisant les réponses de Fatna on se rend compte de l’importance de l’action mémorielle comme devoir moral avant de servir de catharsis pour guérir, ou au moins adoucir, les maux du passé. Pourtant, est-ce qu’on peut vraiment réconcilier le passé avec le présent ? Peut-on vraiment pardonner sans justice ? Est-ce que le prix à payer pour la réconciliation n’est pas trop cher, vu l’iniquité du processus généralement maitrisé des réconciliations ? S’ajoute à cela la question épineuse de respecter la mémoire de ceux qui ont succombé à leur destin, sous les mains des tortionnaires, sans jamais avoir eu la possibilité d’exprimer leur opinion de cette réconciliation ; s’ils étaient là, auraient-ils accepté de pardonner ou échanger leur droit inaliénable à la justice contre des réparations pécuniaires ?
Discuter avec Fatna El Bouih est un exercice de découverte à plusieurs niveaux. On découvre qu’on est en face d’une dame d’une profonde culture, comblée d’une rare profondeur d’esprit et d’un sentiment de fierté inégalé d’appartenir à ce Maroc profond et d’avoir participé à l’épanouissement politique de sa jeunesse. Il n’est pas leader qui veut ; cette expression résume la vie de Fatna qui est née dans une période névralgique de l’histoire du Maroc moderne et que rien ne prédestinait ni à la lumière de la politique ni à la torture de tortionnaires sadiques qui ont tout fait pour la casser, la briser, lui enlever son humanité, lui voler sa féminité et lui prescrire les limites auxquelles elle devait se consigner. Pourtant, malgré les sévices subis dès son enlèvement, adolescente qu’elle fut, elle découvrit qu’elle était «forte et indestructible ».
Cette souffrance était le prix à payer pour son rêve. Le rêve d’en finir avec la dictature et d’être « une femme libre ». Tous les sacrifices étaient légers pour permettre aux citoyens du Maroc de « jouir de ses richesses ». Ce grand songe, selon Fatna, ne se concrétisera pas sans la défense de la femme marocaine, en dénonçant toutes les formes de pensées traditionalistes qui limitaient son honneur à sa virginité. Fatna a combattu énormément « d’idées reçues, à commencer par la tradition qui liait l’honneur de la famille à la virginité de la fille. » Cette pratique moyenâgeuse continue toujours à faire des victimes partout dans le monde arabo-musulman parmi les femmes, car l’honneur des hommes n’a trouvé de place où se réfugier qu’entre les cuisses de leurs femmes. Fatna et sa génération de féministes se sont soulevées contre ces pratiques. Par conséquent, elles ont eu droit à la répression et quelques fois même à la mort.
Fatna révèle qu’elle ne peut faire confiance à aucun homme à l’exception de son père. Ce cheikh illuminé et compréhensif qui lui racontait les contes de Schéhérazade, cette femme des Mille et Une Nuits qui s’est lancée le défis de mettre fin à la violence masculine en puisant dans l’art de la ruse et de l’intelligence. Son père, en lui racontant ces histoires, la préparait, peut être, sans le savoir, à endurer dans les situations les plus difficiles pour ne pas abdiquer. En refusant d’abdiquer et d’être soumise à la volonté de ses geôliers, Fatna a su trouver la ligne fine entre la résistance, la survie et la défaite de la dictature en employant les moyens les plus rudimentaires qui étaient à la portée dans sa situation exceptionnelle.
Dans son mémoire Hadīth Al’atama (« parole des ténèbres », traduit sous le titre d’Une Femme nommée Rachid), Fatna détaille son expérience carcérale dans ses hauts et ses bas. Elle y adopte un style qui frôle de la poésie sans pour autant se laisser emporter par la beauté stylistique ou oublier la force du témoignage en soi. Hadīth Al’atama se veut être un témoignage sur une période tumultueuse où le passé colonial cédait sa place aux rêves nationalistes d’établir un État de droit. Entre cet État dont rêvaient les nationalistes et celui érigé par le régime postindépendance, il y avait des années lumières d’espoirs, de frustrations et d’échecs. Pendant cette période de transition d’un monde qui s’évanouissait pour enter dans un autre qui s’épanouissait, les années postindépendance ont connu des batailles sanglantes entre un régime décidé à asseoir son pouvoir politique absolu et une génération de leaders nationalistes qui ont combattu la colonisation âme et chair pour ériger une démocratie représentative des rêves du peuple marocain. Une jeune génération de marocains et de marocaines, d’affiliations gauchistes dans la plupart des cas y compris le Mouvement du 23 Mars auquel appartenait Fatna El Bouih, a eu l’audace d’entrer le champ politique dans les années soixante-dix, non seulement pour revendiquer des réformes mais également pour inciter à la révolution. Une génération qui a appelé au renversement du régime politique qu’elle considérait dictatorial et irréformable.
Cette génération révolutionnaire a payé de son corps et de son âme le prix cher du changement dont elle portait le drapeau. De prison en prison, d’un tribunal à un autre, de lieux notoires de la détention secrète aux prisons centrales, de Meknès à Rabat, en passant par Casablanca, Fatna a vécu l’expérience des années de plomb dans leur concrétisation la plus ignominieuse. Néanmoins, malgré les souffrances d’antan, la torture, l’incarcération et malgré tous les maux incrustés dans la chair, l’âme et les os de cette militante avant-gardiste, symbole des rêves de toute une génération, elle continue à bourdonner de vie et à exprimer ses opinions sur toutes les questions pertinentes à la situation du Maroc sans mâcher mes mots.
Fatna ne vit plus en prison, elle l’a quittée depuis trois décennies, mais la prison a cédé sa place aux soucis de sa société et à ses questionnements permanents sur le présent et l’avenir de sa nation. C’est dans la société civile que cette mère exemplaire de deux filles continue sa lutte pour la démocratisation et la dignité.
Brahim El Guabli (BEG): Bonjour Madame Fatna El Bouih. Je tiens d’abord à vous remercier infiniment pour avoir accepté de nous accorder cet entretien malgré vos diverses occupations. C’est vrai que vous êtes très connue dans les cercles académiques en Europe et aux Etats-Unis et votre expérience a fait l’objet de plusieurs articles dans des revues spécialisées. Pourtant, nous nous permettons de vous poser cette simple question : qui est Fatna El Bouih ?
Cet entretien est une invitation à découvrir Fatna El Bouih, qu’on peut appeler sans exagération la doyenne des prisonnières politiques marocaines modernes. Une dame qui a connu les affres de la disparition forcée et fut victime des années de plomb au Maroc (1956-1999). Fatna n’a pas hésité un instant à nous offrir l’occasion d’échanger avec elle. Ce n’est d’ailleurs pas surprenant qu’elle partage ses idées et ses perles de sagesse avec nous, vu sa présence continuelle dans le champ intellectuel et sur la scène civique marocains. Le partage est également un trait de caractère de cette dame dont tout inspire le respect pour son parcours, qui n’a rien d’ordinaire, et pour ses prouesses politiques dont les empreintes resteront gravées à jamais sur les manuscrits de l’histoire populaire du Maroc post-indépendance. Ces paragraphes très courts ne sont pas écrits avec l’intention de faire justice ni à son parcours atypique ni à sa personne dont l’humanisme, la résilience et l’esprit de résistante de longue date revendiquent le respect. Ils sont écrits uniquement pour servir de jalons sur le chemin de la découverte de cette dame extraordinaire.
Quand on a l’occasion de s’entretenir avec une femme aussi lucide, aussi cultivée et aussi savante des arcanes d’un passé-présent dont les conséquences abasourdissent toujours les esprits et incitent à davantage d’étude critique de cette période noire de l’histoire du Maroc ,le dialogue peut durer des heures et toucher à des problématiques aussi diverses que la mémoire collective, les réformes politiques engagées par le Maroc,la contribution de la femme et son statut dans cette situation particulière que traverse le monde berbéro-arabo-musulman de l’océan Atlantique à la Golfe Persique. Finalement, en sus de son passé carcéral, pour lequel elle est d’ailleurs très connue, Fatna El Bouih est également épouse et mère de deux filles dont les multiples responsabilités n’ont pas fait perdre de vue la primordialité de l’engagement auprès de ses concitoyens et concitoyennes pour améliorer leurs conditions de vie en quête de cette dignité sur le chemin de laquelle une génération entière s’est sacrifiée. On ne peut évidemment pas oublier le pouvoir de proposition des associations auxquelles appartient Fatna et dont l’apport aux changements qu’a connus le Maroc au cours des deux dernières décennies est inestimable.
Les réalisations de Fatna El Bouih ne sont pas aussi minimes qu’on puisse les résumer dans cette très courte introduction de notre entretien. En lisant les réponses de Fatna on se rend compte de l’importance de l’action mémorielle comme devoir moral avant de servir de catharsis pour guérir, ou au moins adoucir, les maux du passé. Pourtant, est-ce qu’on peut vraiment réconcilier le passé avec le présent ? Peut-on vraiment pardonner sans justice ? Est-ce que le prix à payer pour la réconciliation n’est pas trop cher, vu l’iniquité du processus généralement maitrisé des réconciliations ? S’ajoute à cela la question épineuse de respecter la mémoire de ceux qui ont succombé à leur destin, sous les mains des tortionnaires, sans jamais avoir eu la possibilité d’exprimer leur opinion de cette réconciliation ; s’ils étaient là, auraient-ils accepté de pardonner ou échanger leur droit inaliénable à la justice contre des réparations pécuniaires ?
Discuter avec Fatna El Bouih est un exercice de découverte à plusieurs niveaux. On découvre qu’on est en face d’une dame d’une profonde culture, comblée d’une rare profondeur d’esprit et d’un sentiment de fierté inégalé d’appartenir à ce Maroc profond et d’avoir participé à l’épanouissement politique de sa jeunesse. Il n’est pas leader qui veut ; cette expression résume la vie de Fatna qui est née dans une période névralgique de l’histoire du Maroc moderne et que rien ne prédestinait ni à la lumière de la politique ni à la torture de tortionnaires sadiques qui ont tout fait pour la casser, la briser, lui enlever son humanité, lui voler sa féminité et lui prescrire les limites auxquelles elle devait se consigner. Pourtant, malgré les sévices subis dès son enlèvement, adolescente qu’elle fut, elle découvrit qu’elle était «forte et indestructible ».
Cette souffrance était le prix à payer pour son rêve. Le rêve d’en finir avec la dictature et d’être « une femme libre ». Tous les sacrifices étaient légers pour permettre aux citoyens du Maroc de « jouir de ses richesses ». Ce grand songe, selon Fatna, ne se concrétisera pas sans la défense de la femme marocaine, en dénonçant toutes les formes de pensées traditionalistes qui limitaient son honneur à sa virginité. Fatna a combattu énormément « d’idées reçues, à commencer par la tradition qui liait l’honneur de la famille à la virginité de la fille. » Cette pratique moyenâgeuse continue toujours à faire des victimes partout dans le monde arabo-musulman parmi les femmes, car l’honneur des hommes n’a trouvé de place où se réfugier qu’entre les cuisses de leurs femmes. Fatna et sa génération de féministes se sont soulevées contre ces pratiques. Par conséquent, elles ont eu droit à la répression et quelques fois même à la mort.
Fatna révèle qu’elle ne peut faire confiance à aucun homme à l’exception de son père. Ce cheikh illuminé et compréhensif qui lui racontait les contes de Schéhérazade, cette femme des Mille et Une Nuits qui s’est lancée le défis de mettre fin à la violence masculine en puisant dans l’art de la ruse et de l’intelligence. Son père, en lui racontant ces histoires, la préparait, peut être, sans le savoir, à endurer dans les situations les plus difficiles pour ne pas abdiquer. En refusant d’abdiquer et d’être soumise à la volonté de ses geôliers, Fatna a su trouver la ligne fine entre la résistance, la survie et la défaite de la dictature en employant les moyens les plus rudimentaires qui étaient à la portée dans sa situation exceptionnelle.
Dans son mémoire Hadīth Al’atama (« parole des ténèbres », traduit sous le titre d’Une Femme nommée Rachid), Fatna détaille son expérience carcérale dans ses hauts et ses bas. Elle y adopte un style qui frôle de la poésie sans pour autant se laisser emporter par la beauté stylistique ou oublier la force du témoignage en soi. Hadīth Al’atama se veut être un témoignage sur une période tumultueuse où le passé colonial cédait sa place aux rêves nationalistes d’établir un État de droit. Entre cet État dont rêvaient les nationalistes et celui érigé par le régime postindépendance, il y avait des années lumières d’espoirs, de frustrations et d’échecs. Pendant cette période de transition d’un monde qui s’évanouissait pour enter dans un autre qui s’épanouissait, les années postindépendance ont connu des batailles sanglantes entre un régime décidé à asseoir son pouvoir politique absolu et une génération de leaders nationalistes qui ont combattu la colonisation âme et chair pour ériger une démocratie représentative des rêves du peuple marocain. Une jeune génération de marocains et de marocaines, d’affiliations gauchistes dans la plupart des cas y compris le Mouvement du 23 Mars auquel appartenait Fatna El Bouih, a eu l’audace d’entrer le champ politique dans les années soixante-dix, non seulement pour revendiquer des réformes mais également pour inciter à la révolution. Une génération qui a appelé au renversement du régime politique qu’elle considérait dictatorial et irréformable.
Cette génération révolutionnaire a payé de son corps et de son âme le prix cher du changement dont elle portait le drapeau. De prison en prison, d’un tribunal à un autre, de lieux notoires de la détention secrète aux prisons centrales, de Meknès à Rabat, en passant par Casablanca, Fatna a vécu l’expérience des années de plomb dans leur concrétisation la plus ignominieuse. Néanmoins, malgré les souffrances d’antan, la torture, l’incarcération et malgré tous les maux incrustés dans la chair, l’âme et les os de cette militante avant-gardiste, symbole des rêves de toute une génération, elle continue à bourdonner de vie et à exprimer ses opinions sur toutes les questions pertinentes à la situation du Maroc sans mâcher mes mots.
Fatna ne vit plus en prison, elle l’a quittée depuis trois décennies, mais la prison a cédé sa place aux soucis de sa société et à ses questionnements permanents sur le présent et l’avenir de sa nation. C’est dans la société civile que cette mère exemplaire de deux filles continue sa lutte pour la démocratisation et la dignité.
Brahim El Guabli (BEG): Bonjour Madame Fatna El Bouih. Je tiens d’abord à vous remercier infiniment pour avoir accepté de nous accorder cet entretien malgré vos diverses occupations. C’est vrai que vous êtes très connue dans les cercles académiques en Europe et aux Etats-Unis et votre expérience a fait l’objet de plusieurs articles dans des revues spécialisées. Pourtant, nous nous permettons de vous poser cette simple question : qui est Fatna El Bouih ?
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