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Le charme discret du petit matin numide

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  • Le charme discret du petit matin numide

    Des mots pour dire la vie de tous les jours. Des mots pour dire leurs sottises. Nos frayeurs. Nos faiblesses... Inventer de nouveaux rêves dans une énième dimension... N'y sommes-nous pas déjà, dans cet autre siècle, enfanté par la fin de nos illusions ? Kamikazes, «harga», mondialisation, risque nucléaire, affolement climatique et clonage humain, clignotent comme des feux de signalisation géants, alignés au-dessus de la gueule béante du grand tunnel menant vers le futur… Nous sommes à la lisière de territoires inédits… Effacer la terreur pour de bon, comprendre les enjeux des tsunamis qui nous encerclent, remettre de l’ordre dans la planète et la morale, rebâtir le monde qu’ils ont cassé : un tel changement est-il possible ?

    L’Humanité y croit. Un nouveau credo, surgi de ce tas d’ordures encore fumantes, monte comme une aspiration nouvelle : vivre simplement, vivre avec la nature, vivre ensemble...

    Oui, mais où vivre ? Là-bas, dans le monde post-moderne. Ou vivre ici, en écoutant et en croisant l'obscurantisme et l'intolérance. Là où il n'y a plus de poésie, plus de roses, plus d'amour : juste des mots pour interdire et proscrire... Il n'y a plus d'Orient ici. Il n'y a plus d'Occident. Il y a le désert dans la ville, dans nos têtes, dans nos cœurs. Alors, nous rêvons aux révolutions ratées parce que, en ces moments-là, nous avions des raisons d'espérer et des mots pour le dire... Même nos mots sont fanés, presque morts, enterrés. Ils sont du passé, forcément, parce que l'avenir a émigré d'ici..

    . Mais, à bien réfléchir, je ne quitterai pas Ma Numidie ! Certes, Paris et ses soirées lumineuses et colorées valent le détour, mais il m'en resterait, aussitôt l'aube de retour, un tel goût de fadeur et de factice que j'aurais la gueule de bois pour deux mois au moins !

    Je suis comme un vieil arbre qui a besoin de sa terre nourricière pour survivre, aussi bien enfoui dans le sol que ces remparts toujours debout, racontant les savoureuses randonnées des Aguellid lorsqu’ils venaient à Hippone, dans ma ville, pour s’y reposer et jouir du spectacle féerique de la Méditerranée, escale rafraîchissante après le rude exercice du pouvoir, les horreurs de la guerre et l'austérité du Rocher constantinois … Pareils aux vieux galets de nos oueds, aucun flot, aussi impétueux soit-il, aucune crue ne nous délogeront de ce lit où nous demeurons débout, pour mieux dédaigner les déchets emportés par les eaux en furie.

    Nous avons besoin des couleurs et des lumières de ce pays, de son ciel, de sa terre, de sa mer, de ses oueds, de ses montagnes et vallées, de ses dunes de sable et du mystère de ses Casbahs ; nous avons besoin de son soleil et des patios somnolents derrière les persiennes closes ; là où nous écoutons le temps passer comme on apprécie un poème de Brahim Bey chanté sur les terrasses du Beauséjour, conquises par le lilas et le jasmin…


    Nous avons besoin de la mer quand elle se maquille du plus beau bleu du côté du Lever de l’Aurore ou quand elle hurle au bout du Cap de Garde ; la mer, notre monde à nous, ce bout de plage lové dans le vert des collines où nous bâtissons des rêves insensés loin de la médiocrité ambiante et du grand souk qu’est devenue la ville. Je parle de Toche où j’ai vu partir tant de barques surchargées d’espoirs et d’effrois. Les yeux tournés vers la Sardaigne, là-bas, au bout du parcours… Y arrivera-t-on ? J’attends la réponse et je n’entends que le ressac de l’océan et le doux murmure des vagues qui viennent mourir aux pieds du pêcheur impassible dont la canne est muette depuis ce matin… La mer, quelle formidable débauche de lumière et de couleurs qui traîne au large embrasant l’horizon du sang et or des crépuscules imposants, annonçant une journée printanière en cet été déboussolé, aussi fou que les autres saisons... Des dames et des jeunes filles courent sur la promenade de Chapuis. D’autres cavalent du côté de St-Cloud. Le motard regarde la mer. Un couple, en voiture, regarde le motard. Des gamins déposent le gros paquet de parasols sur la plage. D’autres alignent les chaises en plastique presque dans l’eau. Le couple sort de la voiture et occupe deux chaises cachées par un parasol bleu-ciel. Un chien renifle une grosse godasse traînée par les pluies de la veille. L’aube grandit et devient un petit matin bônois tranquille. La rue s’anime. Les jeunes colons, très bronzés, poussent en grappes souriantes. Un bus dépose d'autres gamins qui viennent des quartiers intérieurs. Une jeune femme court derrière son bébé qui court éperdument vers la mer. Sous les arbres centenaires, les vieux papotent. Sur les troncs, des cœurs fléchés et des initiales qui racontent peut-être de vieilles idylles ; leurs auteurs ont certainement pris des chemins opposés et ont dû oublier ces moments de bonheur juvénile, emportés qu’ils sont par les courants rapides de la vie d’adulte.

    Tu vois que tout peut devenir moche et insignifiant, mais que la poésie, c’est à toi de l’inventer. En te levant tôt et en marchant près de la mer. Simplement. Et si tu ne peux pas faire ça, alors, je te le dis : ton compte est bon ! Tu es devenu comme les autres : compte tes sous, achète et revends n’importe quoi au souk du trabendisme, conduis ta bagnole en malheureux car tes yeux convoitent une plus grande, plus belle. Et ta demeure ? Aussi majestueuse soit-elle, elle n’est rien pour toi. Celle du voisin est toujours meilleure. Oublie les livres, les poèmes, les films, les pièces de théâtre, les concerts de musique, les expos de peinture, les clairs de lune, l'amour qu'on se promettait arroser d'eau fraîche ; oublie même l’amitié et recompte tes sous ! Et puis, si ça te chante, va ailleurs… Si tu as le courage de partir. Moi je ne peux pas !

    Cette corniche est, pour moi, synonyme d’oxygène, de vie, d’amour ! Et si je suis obligé de la quitter de temps à autre, c’est pour l’amour d'une autre terre numide, là-bas, derrière les hautes montagnes de l’Atlas, pour Madaure, ma folie fauve sous le vert de la montagne…

    Ou pour Alger, Tlemcen, Béjaïa, Ouargla ou Constantine, là où battent à l'unisson les cœurs de mes camarades oubliés sous les platanes poussiéreux des rues en cul-de-sac.

    Le trabendisme et l'escroquerie politique n'ont pas tout bouffé et ma tribu est toujours là où j'ai l'habitude de la trouver, stoïque, attendant la délivrance depuis la nuit des temps. Nous ne partirons pas et nous continuerons à rire de leurs désolants spectacles montés à la hâte dans les aéroports civils et militaires, juste pour peupler les télés aux ordres d'images rassurantes !
    Nous avons d'autres chats à fouetter car l'amour de ce pays est un travail à plein temps ; il n'y a ni jours féries, ni congés !

    Tu comprends maintenant pourquoi partir d'ici, ce serait mourir sûrement…

    Par Maâmar FARAH- Le Soir
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