Soit la une du Charlie Hebdo du 1er octobre 2008 (n° 850). Cabu commente une double actualité : l’augmentation estivale du nombre de chômeurs et l’accroissement du doute concernant l’équipement des régiments français en Afghanistan. Ces deux sujets semblent étrangers : les soldats sont certes des professionnels mais ils n’exercent pas un métier comme les autres et les conditions de leur mission afghane ne sont ni de notre ressort ni aisément cognoscibles. D’autre part, personne ne songerait à enrôler des chômeurs pour l’Afghanistan ; tandis qu’on imagine mal les mêmes chômeurs s’engager volontairement pour une telle mission. Quelle opération sémiologique ce dessin effectue-t-il ? Il superpose chômage et guerre, suscitant des effets sémantiques multiples.
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« 40.000 chômeurs de plus » sur un crêpe noir. Tout se passe comme si la condition de chômeur était une sorte de mort sociale. Loin d’être une unité minuscule dans une inhumaine statistique, le chômeur est comme une victime de la guerre économique que se livrent les firmes internationales sous l’œil complice des États pourtant chargés de protéger les citoyens. Il n’en a pas moins sa personnalité, son histoire, sa vie singulière qu’aucune statistique ne peut décrire. Dans le dessin, les deux visages aux yeux abattus, où l’on reconnaît le beauf préféré de Cabu, le sac Tati et le panier rouge, humanisent ces formes impersonnelles et désingularisées par l’uniforme et la fonction de soldat.
La tristesse et le désespoir de ces militaires de fraîche date suggèrent une autre signification : la résignation ; au point d’accepter un emploi très risqué : militaire en Afghanistan. La très faible probabilité de cette possibilité réelle fait pencher pour une autre hypothèse qui surplombe et réunit les deux plans sociaux habituellement séparés. À savoir l’idée que les hommes du commun sont une masse de forces disponibles qu’il est loisible tantôt d’affecter à la production de marchandises, tantôt d’utiliser comme soldat, tout se passant comme si le biopouvoir pouvait faire vivre, faire produire ou faire mourir à son gré.
C’est vers une collusion très profonde entre la guerre et le capitalisme que ce dessin fait signe. Sans doute est-elle rendue moins visible en raison de la disparition récente de la conscription qui, pendant des décennies, effectuait la mise à disponibilité des forces vives de la nation, comme on disait, destinées pourtant soit à tuer soit à être tuées.
D’autre part, le capitalisme a besoin de remplacer les marchandises déjà produites par d’autres marchandises ; autrement dit, il a besoin que la consommation les détruise ; il faut donc les rendre destructibles, fongibles. Ce à quoi la guerre pourvoit très efficacement. Le travailleur, au lieu de produire des marchandises ou des enfants, les détruit grâce aux buts de guerre apparemment politiques (donc éloignés des buts capitalistiques), de telle sorte que seule la manière de travailler change : il produisait ; désormais, pendant la guerre, il détruit cela même qui est produit, ce qu’il faisait déjà sur le mode de la consommation (donc lentement) mais cette fois-ci par une méthode plus radicale (et plus rapide). L’apparente contradiction entre le civil et le militaire peut voiler la continuité entre la consommation et la guerre : détruire afin de faciliter la substitution des marchandises par d’autres marchandises. La destruction causée par les opérations guerrières apparaît alors comme un perfectionnement de la consommation. En parodiant la célèbre devise de Clausewitz, on pourrait avancer que la guerre est la continuation du capitalisme par d’autres moyens.
Si la mort est l’horizon incertain de la guerre, la survie sociale est celui du capitalisme. Le chômeur est semblable au soldat blessé sur le champ de bataille. Mais à la différence de ce dernier, où il existe une médecine de guerre, le chômeur, protégé pendant quelques mois, est abandonné à son sort.
La guerre n’est pas possible sans une intendance grâce à laquelle les richesses nécessaires, matérielles et humaines, sont rendues disponibles. Autrement dit, une guerre où il s’agit de capitaliser des forces de différente nature et à les investir dans la bataille au moment opportun. Toute stratégie est certes une géographie mais elle aussi une économie. Le divorce entre la réalité quantitative des forces (l’économie de la guerre) et leur dispersion qualitative (la tactique proprement dite) peut faire perdre la guerre. De même, le capitaliste avisé investit là où il le faut ce qui est nécessaire afin de construire des positions dominantes.
Cette profonde analogie entre le soldat et le travailleur, entre l’armée des militaires et l’armée des laborieux, est l’hypothèse rugueuse qui sous-tend ce dessin apparemment inoffensif. Il semble suggérer que la puissance du pouvoir est telle qu’il n’y a pas besoin de conscription : le traitement des matériels humains, leur assignation aux fonctions prévues, la persuasion idéologique et sa diffusion, sont si bien organisés que, dans quelques années (comme réalité) ou déjà aujourd’hui (comme espoir des pouvoirs), les humains disponibles, désoccupés, seront dirigés invisiblement là où quelque manque se fera sentir. C’est une vision cauchemardesque qui plane dans ce dessin et dont l’ironie virulente essaie de nous secouer, afin, c’est l’aspect militant du dessin, de résister aux micro-dispositifs qui en préparent l’avènement.
Ce dessin contient enfin un cryptogramme traumatique : plus la crise économique est grave, plus les risques de guerre s’accroissent. 1939 a suivi certes 1929 mais a été aussi préparé par 1929. Ce passage du chômeur au soldat n’est pas qu’une blague imaginée par Cabu : il a été une réalité historique et il existe toujours comme possibilité réelle, malgré les apparents progrès civilisationnels observés après la deuxième guerre mondiale.
Jean-Jacques Delfour
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« 40.000 chômeurs de plus » sur un crêpe noir. Tout se passe comme si la condition de chômeur était une sorte de mort sociale. Loin d’être une unité minuscule dans une inhumaine statistique, le chômeur est comme une victime de la guerre économique que se livrent les firmes internationales sous l’œil complice des États pourtant chargés de protéger les citoyens. Il n’en a pas moins sa personnalité, son histoire, sa vie singulière qu’aucune statistique ne peut décrire. Dans le dessin, les deux visages aux yeux abattus, où l’on reconnaît le beauf préféré de Cabu, le sac Tati et le panier rouge, humanisent ces formes impersonnelles et désingularisées par l’uniforme et la fonction de soldat.
La tristesse et le désespoir de ces militaires de fraîche date suggèrent une autre signification : la résignation ; au point d’accepter un emploi très risqué : militaire en Afghanistan. La très faible probabilité de cette possibilité réelle fait pencher pour une autre hypothèse qui surplombe et réunit les deux plans sociaux habituellement séparés. À savoir l’idée que les hommes du commun sont une masse de forces disponibles qu’il est loisible tantôt d’affecter à la production de marchandises, tantôt d’utiliser comme soldat, tout se passant comme si le biopouvoir pouvait faire vivre, faire produire ou faire mourir à son gré.
C’est vers une collusion très profonde entre la guerre et le capitalisme que ce dessin fait signe. Sans doute est-elle rendue moins visible en raison de la disparition récente de la conscription qui, pendant des décennies, effectuait la mise à disponibilité des forces vives de la nation, comme on disait, destinées pourtant soit à tuer soit à être tuées.
D’autre part, le capitalisme a besoin de remplacer les marchandises déjà produites par d’autres marchandises ; autrement dit, il a besoin que la consommation les détruise ; il faut donc les rendre destructibles, fongibles. Ce à quoi la guerre pourvoit très efficacement. Le travailleur, au lieu de produire des marchandises ou des enfants, les détruit grâce aux buts de guerre apparemment politiques (donc éloignés des buts capitalistiques), de telle sorte que seule la manière de travailler change : il produisait ; désormais, pendant la guerre, il détruit cela même qui est produit, ce qu’il faisait déjà sur le mode de la consommation (donc lentement) mais cette fois-ci par une méthode plus radicale (et plus rapide). L’apparente contradiction entre le civil et le militaire peut voiler la continuité entre la consommation et la guerre : détruire afin de faciliter la substitution des marchandises par d’autres marchandises. La destruction causée par les opérations guerrières apparaît alors comme un perfectionnement de la consommation. En parodiant la célèbre devise de Clausewitz, on pourrait avancer que la guerre est la continuation du capitalisme par d’autres moyens.
Si la mort est l’horizon incertain de la guerre, la survie sociale est celui du capitalisme. Le chômeur est semblable au soldat blessé sur le champ de bataille. Mais à la différence de ce dernier, où il existe une médecine de guerre, le chômeur, protégé pendant quelques mois, est abandonné à son sort.
La guerre n’est pas possible sans une intendance grâce à laquelle les richesses nécessaires, matérielles et humaines, sont rendues disponibles. Autrement dit, une guerre où il s’agit de capitaliser des forces de différente nature et à les investir dans la bataille au moment opportun. Toute stratégie est certes une géographie mais elle aussi une économie. Le divorce entre la réalité quantitative des forces (l’économie de la guerre) et leur dispersion qualitative (la tactique proprement dite) peut faire perdre la guerre. De même, le capitaliste avisé investit là où il le faut ce qui est nécessaire afin de construire des positions dominantes.
Cette profonde analogie entre le soldat et le travailleur, entre l’armée des militaires et l’armée des laborieux, est l’hypothèse rugueuse qui sous-tend ce dessin apparemment inoffensif. Il semble suggérer que la puissance du pouvoir est telle qu’il n’y a pas besoin de conscription : le traitement des matériels humains, leur assignation aux fonctions prévues, la persuasion idéologique et sa diffusion, sont si bien organisés que, dans quelques années (comme réalité) ou déjà aujourd’hui (comme espoir des pouvoirs), les humains disponibles, désoccupés, seront dirigés invisiblement là où quelque manque se fera sentir. C’est une vision cauchemardesque qui plane dans ce dessin et dont l’ironie virulente essaie de nous secouer, afin, c’est l’aspect militant du dessin, de résister aux micro-dispositifs qui en préparent l’avènement.
Ce dessin contient enfin un cryptogramme traumatique : plus la crise économique est grave, plus les risques de guerre s’accroissent. 1939 a suivi certes 1929 mais a été aussi préparé par 1929. Ce passage du chômeur au soldat n’est pas qu’une blague imaginée par Cabu : il a été une réalité historique et il existe toujours comme possibilité réelle, malgré les apparents progrès civilisationnels observés après la deuxième guerre mondiale.
Jean-Jacques Delfour
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