Fin
Didier Mineur distingue trois types de discours critiques possibles, à la fois déduits théoriquement et confirmés empiriquement : soit que l’on déplore l’incapacité des représentants à refléter l’unité profonde et spontanée du peuple, soit que l’on fustige au contraire l’unité factice des représentants qui ne figure pas la diversité réelle, soit enfin qu’on ne reconnaisse pas dans les représentants les rapports de forces partisanes et la majorité réelle du pays. Cette grille de lecture permet à l’auteur d’interpréter les discours critiques des années 1890, 1930, 1960 et 1990 comme autant de versions contextualisées des reproches que le principe de représentation – et non sa « mauvaise » application – ne peut éviter de susciter. À chaque fois, on commet l’erreur d’opposer le peuple réel à ses représentants, comme s’il n’en était pas le résultat. Mais cette erreur n’est pas accidentelle ; elle est au contraire consubstantielle à la représentation et l’accompagne historiquement. La place manque pour rendre justice aux analyses des crises de la représentation au XXème siècle. Mais la confrontation entre la théorie et le terrain montre combien il est fécond, pour la science politique, de s’adosser à des investigations philosophiques.
Si la genèse du concept de représentation qu’expose Didier Mineur peut faire débat, cet ouvrage stimulant contribue, par son ambition et sa clarté, à relativiser sainement certaines des crises politiques que nous éprouvons – elles n’annoncent pas la fin d’un régime comme on le dit parfois – et par conséquent à mieux orienter les propositions pour y remédier.
Le projet d’une « archéologie » de la représentation moderne : mettre au jour ses structures transcendantalesDidier MINEUR
Le projet qui préside à cet ouvrage n’est pas celui d’une histoire philosophique de la représentation politique ; l’objet en est à la fois plus ambitieux et plus modeste : plus ambitieux parce que c’est le fonctionnement de la représentation politique moderne qu’il s’agit d’expliquer, plus modeste parce qu’il n’est pas nécessaire pour cela de recenser toutes les théories de la représentation. Son seul but est l’explicitation du présent. Il s’agit donc de dégager, à partir du présent et de ses lignes de fracture, les structures transcendantales de la représentation, qui sont aussi, pour une large part, celles de la Modernité politique.
L’attention portée à la métaphysique médiévale procède dès lors d’une option philosophique : la philosophie politique n’est pas originellement séparable de la métaphysique ; soutenir que celle-ci ne doit rien à celle-là est une conception moderne, c’est-à-dire, dans le cadre d’une recherche sur les structures transcendantales d’un concept politique moderne, précisément ce qu’il s’agit d’expliquer. Si la philosophie politique des Modernes ne présuppose plus de métaphysique, c’est, me semble-t-il, parce que la métaphysique n’a plus de fondement à lui apporter, ou, ce qui revient au même, parce qu’elle se fonde sur une métaphysique de la liberté, qui, en tant qu’elle évacue la notion de nature et la question de l’essence de l’homme, permet à l’ordre politique de s’affranchir de toute présupposition. C’est précisément le divorce de la pensée politique moderne d’avec la métaphysique qui rend raison de ses contours ; c’est donc le processus de cette dissociation qu’il s’agit de comprendre. Dès lors, s’agissant de penseurs médiévaux qui sont métaphysiciens autant que philosophes du politique, les interprétations qui se soucient de la cohérence interne de ces deux versants de leurs œuvres me semblent devoir être préférées à celles qui les dissocient. Il y va, à mon sens, de la possibilité même de l’accès à des modes de penser le politique singulièrement éloignés du nôtre.
Penser la communauté sous l’espèce de sa représentation est l’un des gestes accomplis par la philosophie politique moderne qui procède de cet évidement de l’essence. Ce qui est en question dans le procès de la représentation (au double sens du terme, l’opération de la représentation et la critique qui l’affecte) est en effet la question du caractère naturel de la communauté. L’attention particulière portée à la métaphysique médiévale est donc solidaire d’une thèse sur la « crise de la représentation ». Il s’agit de l’idée, proche de la pensée de Claude Lefort, que la représentation, malgré les tentatives qui ont été faites pour rendre une réalité concrète à la communauté représentée (les partis politiques, notamment, accréditent l’idée, à l’époque de leur formation, d’une transmission directe, et par conséquent d’une antériorité de la volonté populaire), ne peut être satisfaisante, parce que les fins, en Modernité, sont indéfinies et qu’une société d’individus, dès lors, ne se retrouve jamais durablement dans l’image qui est donnée d’elle. Cette « thèse » présuppose l’interprétation du nominalisme, et l’accentuation de la métaphysique médiévale comme soubassement de la théorie moderne de la représentation.
L’indéfinition des fins propre à une société d’individus a ses origines, en effet, dans la désintrication de l’individu et du collectif qui s’opère au déclin du Moyen-Age. Non qu’il y aurait institution de l’autorité par les individus sur le mode du contrat dès le XIIIe et le XIVe siècle (même si l’on en trouve des préfigurations) mais en ce sens que la communauté y devient progressivement une réalité distincte de l’individu, et par conséquent l’objet d’une représentation mentale qui lui est exactement coextensive, ce que le naturalisme thomiste interdisait encore en tant que la communauté était indissociable de son advenir dans l’être singulier, toujours en surcroît par rapport aux prénotions que l’on pouvait en avoir. C’est là ce qui rend raison du parcours proposé : il n’y a pas, à proprement parler, de représentation politique chez Duns Scot et Guillaume d’Occam, mais leur métaphysique de la communauté concourt directement à son invention : Scot, en faisant de la communauté, c’est-à-dire de l’être communautaire, un donné parallèle à l’individualité, et l’objet d’une représentation mentale qui n’est plus, comme chez Thomas d’Aquin, en attente de son advenir existentiel parce qu’il n’y a plus de finalités naturelles, prépare sa réduction par Occam à un simple fait du langage, et sa réinvention, chez Hobbes, sous les espèces du droit au détriment de l’ontologie. De même, le schème incarnatif de la pensée médiévale est profondément différent du mécanisme de la représentation, mais il le rend possible : il concentre en un seul point focal (la personne du prince), l’unité du corps politique – même si celle-ci est toujours pensée sur le mode de l’immédiateté – au lieu que dans le naturalisme aristotélicien, qui imprègne la pensée de saint Thomas, l’unité de la communauté est un patrimoine commun qui n’a nul besoin de se soutenir d’une théorie de l’incarnation. De ce point de vue, ce schème de l’incarnation rend pensable l’idée contractualiste d’une constitution de l’unité par le Représentant.
Il est vrai que les notions communes de Scot ou le nominalisme d’Occam, sur le plan de la métaphysique, le schème incarnatif, sur celui des représentations de l’autorité, ne peuvent être considérés comme des étapes menant, les unes à une métaphysique individualiste, les autres à la représentation, malgré les différences profondes entre les secondes et les premières, qu’à l’aide d’une lecture téléologique de l’histoire de la philosophie ; mais une telle lecture est consubstantielle au projet d’élucider les structures symboliques du présent : le point d’arrivée étant par définition connu, il faut nécessairement choisir les moments de l’histoire de la pensée qui permettent d’en rendre raison. C’est là, me semble-t-il, le prix d’une théorie politique bien comprise : faire de l’histoire de la philosophie politique, non une fin en soi, mais un moyen au service de l’intelligence du présent"
Didier Mineur distingue trois types de discours critiques possibles, à la fois déduits théoriquement et confirmés empiriquement : soit que l’on déplore l’incapacité des représentants à refléter l’unité profonde et spontanée du peuple, soit que l’on fustige au contraire l’unité factice des représentants qui ne figure pas la diversité réelle, soit enfin qu’on ne reconnaisse pas dans les représentants les rapports de forces partisanes et la majorité réelle du pays. Cette grille de lecture permet à l’auteur d’interpréter les discours critiques des années 1890, 1930, 1960 et 1990 comme autant de versions contextualisées des reproches que le principe de représentation – et non sa « mauvaise » application – ne peut éviter de susciter. À chaque fois, on commet l’erreur d’opposer le peuple réel à ses représentants, comme s’il n’en était pas le résultat. Mais cette erreur n’est pas accidentelle ; elle est au contraire consubstantielle à la représentation et l’accompagne historiquement. La place manque pour rendre justice aux analyses des crises de la représentation au XXème siècle. Mais la confrontation entre la théorie et le terrain montre combien il est fécond, pour la science politique, de s’adosser à des investigations philosophiques.
Si la genèse du concept de représentation qu’expose Didier Mineur peut faire débat, cet ouvrage stimulant contribue, par son ambition et sa clarté, à relativiser sainement certaines des crises politiques que nous éprouvons – elles n’annoncent pas la fin d’un régime comme on le dit parfois – et par conséquent à mieux orienter les propositions pour y remédier.
Le projet d’une « archéologie » de la représentation moderne : mettre au jour ses structures transcendantalesDidier MINEUR
Le projet qui préside à cet ouvrage n’est pas celui d’une histoire philosophique de la représentation politique ; l’objet en est à la fois plus ambitieux et plus modeste : plus ambitieux parce que c’est le fonctionnement de la représentation politique moderne qu’il s’agit d’expliquer, plus modeste parce qu’il n’est pas nécessaire pour cela de recenser toutes les théories de la représentation. Son seul but est l’explicitation du présent. Il s’agit donc de dégager, à partir du présent et de ses lignes de fracture, les structures transcendantales de la représentation, qui sont aussi, pour une large part, celles de la Modernité politique.
L’attention portée à la métaphysique médiévale procède dès lors d’une option philosophique : la philosophie politique n’est pas originellement séparable de la métaphysique ; soutenir que celle-ci ne doit rien à celle-là est une conception moderne, c’est-à-dire, dans le cadre d’une recherche sur les structures transcendantales d’un concept politique moderne, précisément ce qu’il s’agit d’expliquer. Si la philosophie politique des Modernes ne présuppose plus de métaphysique, c’est, me semble-t-il, parce que la métaphysique n’a plus de fondement à lui apporter, ou, ce qui revient au même, parce qu’elle se fonde sur une métaphysique de la liberté, qui, en tant qu’elle évacue la notion de nature et la question de l’essence de l’homme, permet à l’ordre politique de s’affranchir de toute présupposition. C’est précisément le divorce de la pensée politique moderne d’avec la métaphysique qui rend raison de ses contours ; c’est donc le processus de cette dissociation qu’il s’agit de comprendre. Dès lors, s’agissant de penseurs médiévaux qui sont métaphysiciens autant que philosophes du politique, les interprétations qui se soucient de la cohérence interne de ces deux versants de leurs œuvres me semblent devoir être préférées à celles qui les dissocient. Il y va, à mon sens, de la possibilité même de l’accès à des modes de penser le politique singulièrement éloignés du nôtre.
Penser la communauté sous l’espèce de sa représentation est l’un des gestes accomplis par la philosophie politique moderne qui procède de cet évidement de l’essence. Ce qui est en question dans le procès de la représentation (au double sens du terme, l’opération de la représentation et la critique qui l’affecte) est en effet la question du caractère naturel de la communauté. L’attention particulière portée à la métaphysique médiévale est donc solidaire d’une thèse sur la « crise de la représentation ». Il s’agit de l’idée, proche de la pensée de Claude Lefort, que la représentation, malgré les tentatives qui ont été faites pour rendre une réalité concrète à la communauté représentée (les partis politiques, notamment, accréditent l’idée, à l’époque de leur formation, d’une transmission directe, et par conséquent d’une antériorité de la volonté populaire), ne peut être satisfaisante, parce que les fins, en Modernité, sont indéfinies et qu’une société d’individus, dès lors, ne se retrouve jamais durablement dans l’image qui est donnée d’elle. Cette « thèse » présuppose l’interprétation du nominalisme, et l’accentuation de la métaphysique médiévale comme soubassement de la théorie moderne de la représentation.
L’indéfinition des fins propre à une société d’individus a ses origines, en effet, dans la désintrication de l’individu et du collectif qui s’opère au déclin du Moyen-Age. Non qu’il y aurait institution de l’autorité par les individus sur le mode du contrat dès le XIIIe et le XIVe siècle (même si l’on en trouve des préfigurations) mais en ce sens que la communauté y devient progressivement une réalité distincte de l’individu, et par conséquent l’objet d’une représentation mentale qui lui est exactement coextensive, ce que le naturalisme thomiste interdisait encore en tant que la communauté était indissociable de son advenir dans l’être singulier, toujours en surcroît par rapport aux prénotions que l’on pouvait en avoir. C’est là ce qui rend raison du parcours proposé : il n’y a pas, à proprement parler, de représentation politique chez Duns Scot et Guillaume d’Occam, mais leur métaphysique de la communauté concourt directement à son invention : Scot, en faisant de la communauté, c’est-à-dire de l’être communautaire, un donné parallèle à l’individualité, et l’objet d’une représentation mentale qui n’est plus, comme chez Thomas d’Aquin, en attente de son advenir existentiel parce qu’il n’y a plus de finalités naturelles, prépare sa réduction par Occam à un simple fait du langage, et sa réinvention, chez Hobbes, sous les espèces du droit au détriment de l’ontologie. De même, le schème incarnatif de la pensée médiévale est profondément différent du mécanisme de la représentation, mais il le rend possible : il concentre en un seul point focal (la personne du prince), l’unité du corps politique – même si celle-ci est toujours pensée sur le mode de l’immédiateté – au lieu que dans le naturalisme aristotélicien, qui imprègne la pensée de saint Thomas, l’unité de la communauté est un patrimoine commun qui n’a nul besoin de se soutenir d’une théorie de l’incarnation. De ce point de vue, ce schème de l’incarnation rend pensable l’idée contractualiste d’une constitution de l’unité par le Représentant.
Il est vrai que les notions communes de Scot ou le nominalisme d’Occam, sur le plan de la métaphysique, le schème incarnatif, sur celui des représentations de l’autorité, ne peuvent être considérés comme des étapes menant, les unes à une métaphysique individualiste, les autres à la représentation, malgré les différences profondes entre les secondes et les premières, qu’à l’aide d’une lecture téléologique de l’histoire de la philosophie ; mais une telle lecture est consubstantielle au projet d’élucider les structures symboliques du présent : le point d’arrivée étant par définition connu, il faut nécessairement choisir les moments de l’histoire de la pensée qui permettent d’en rendre raison. C’est là, me semble-t-il, le prix d’une théorie politique bien comprise : faire de l’histoire de la philosophie politique, non une fin en soi, mais un moyen au service de l’intelligence du présent"
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