Publié par le Centre GLORIA,
Centre Interdisciplinaire, Herzliya
Volume 3, No. 1, Article 3/6 - Mars 2008
LA GUERRE CIVILE ALGÉRIENNE ET LA COMMUNAUTÉ INTERNATIONALE, 1989-1999
Djallil Lounnas*
Cette étude vise à déterminer l'impact de la contrainte internationale sur la gestion de la crise islamiste par le pouvoir algérien entre 1989 et 1999. Cette contrainte internationale est défini par la contrainte politique, c'est-à-dire l'évolution des soutiens politiques et économiques de la communauté internationale au régime algérien, et par la contrainte économique, soit l'évolution de la situation économique de l'Algérie durant cette période. Il sera montré que le régime algérien n'a été sensible à la contrainte politique internationale que lorsque la situation économique du pays était désastreuse.
Le 26 décembre 1991, le monde apprenait avec un mélange de stupeur, de perplexité et de circonspection la victoire aux élections législatives en Algérie du Front Islamique du Salut (FIS), le parti fondamentaliste algérien. Avec 47 pour cent des suffrages exprimés et 188 députés élus, le FIS frôlait ainsi dès le premier tour la majorité absolue.[1] Le 11 janvier 1992, soit deux semaines plus tard, le Président Chadli Benjedid « était démissionné » de son poste après avoir, auparavant, dissous l'Assemblée Nationale sortante. Le Haut Conseil de Sécurité (HCS), organisme presque exclusivement composé de militaires, se réunissait alors et, constatant « la vacance du pouvoir et l'impossibilité de poursuivre le processus électoral », annulait le second tour des élections législatives et créait le Haut Comité d'Etat (HCE), l'instance collégiale chargée de diriger l'exécutif.[2] Dans les semaines qui suivirent, le FIS était dissous et plusieurs milliers de ses militants arrêtés; ceux qui échappèrent aux arrestations prirent la fuite et formèrent les premiers maquis islamistes. Ainsi, l'Algérie venait, de ce fait, d'entrer dans une guerre civile meurtrière qui allait, en une seule décennie, faire plus de 100 000 morts.[3] Enfin cette crise faisait de l'Algérie « un véritable laboratoire d'expérimentation » pour les pays du monde Arabe également menacés par l'islamisme.[4]
La présente étude a pour objet d'examiner l'impact de la contrainte externe sur la gestion de la crise islamiste par le régime algérien, un impact trop souvent ignoré par les analystes. En effet, cette crise et son impact sur le régime algérien ont été très souvent perçus par la plupart des spécialistes comme étant fonction de l'évolution des rapports de forces internes et notamment, de l'évolution de la contestation islamiste.[5]
À cet égard, le contexte international de 1989, consécutif à la fois à la chute du bloc de l'Est et à l'effondrement des prix du pétrole, avait permis à la faction réformatrice du régime algérien d'émerger et d'entreprendre des réformes politiques et économiques dans un pays en panne de développement depuis presque dix ans et donc menacé par une terrible explosion sociale. Dès lors, on peut penser que le facteur externe, qui avait alors fortement ébranlé le régime de l'intérieur en 1989, allait continuer de l'influencer durant la crise des années 1990. D'autre part, l'opposition islamiste, accusant l'Occident de soutenir le régime algérien, avait non seulement fait assassiner en représailles plusieurs centaines de ressortissants occidentaux qui vivaient en Algérie mais avait également orchestré, en 1995, une vaste campagne d'attentats en France.[6] Et c'est aussi durant cette même période que l'opposition démocratique en Algérie avait demandé aux pays occidentaux de faire pression sur le régime en place pour une plus grande ouverture démocratique et pour l'obliger à négocier avec les islamistes.[7]
Ainsi, c'est dans un contexte clairement international que le régime algérien a dû gérer la crise islamiste. Aussi, il s'agira dans cette étude de montrer dans quelle mesure ce contexte a déterminé les positionnements du régime et de ses différentes factions. Ce texte émet l'hypothèse que le régime algérien a été, en fait, peu sensible aux pressions externes lorsque la situation économique du pays, très dépendante des fluctuations des prix du pétrole, était bonne.
Cette étude porte sur la période couvrant les années 1989-1999[8] et se divise en trois parties. La première présentera le régime algérien, à savoir son fonctionnement, sa logique et les politiques appliquées (dialogue ou répression) dans sa lutte contre les islamistes. La deuxième, qui porte sur l'étude des contraintes externes, notamment politiques et économiques, permet de comparer les changements de politiques opérés par le régime à l'encontre des islamistes, en tenant compte d'un environnement international, tantôt favorable, tantôt défavorable à son égard. Enfin, la dernière partie sera consacrée à l'étude des options qui s'offraient à la communauté internationale pour faire pression sur le régime ainsi qu'à ses différentes attitudes. Cette étude montrera que la communauté internationale, maintenue par Alger dans un cadre stratégique de son choix, n'avait en fait que très peu d'alternatives à un soutien conditionnel.
LE RÉGIME ALGÉRIEN
Cette partie a pour objet de dégager la logique du système algérien, sa méthode de fonctionnement et d'analyser ses différentes politiques dans sa lutte contre l'islamisme.
Un système clanique
Le régime algérien peut être défini comme un régime clanique dont l'unique but est de « survivre à tout prix ». Said Sadi, président du parti laïque et anti-islamiste, le Rassemblement pour la Culture et la Démocratie (RCD), explique que le régime est formé « d'une coterie dont le code n'est guidé que par un seul mobile : l'intérêt... ces clans n'ont ainsi aucun objectif durable, les coûts et les conséquences de leurs actes leslaissent indifférents ».[9] Ces clans, extrêmement mouvants et mus par leurs seuls intérêts « se font et se défont au gré des circonstances, des rapports de forces du moment,... de relations personnelles et d'allégeances si obscures qu'on renonce à les décrypter.... Leur sophistication n'a d'égale que leur omniprésence et leur infinie mobilité ».[10]
Comme l'explique Taheri Amir[11] : « ce système repose sur un pouvoir central occulte autour duquel gravitent, en cercles concentriques, ceux ayant un rôle déterminant à jouer : les ministres, les gouverneurs, les ambassadeurs et les militaires de haut rang ». Il considère que le système serait donc une oligarchie formée de coalitions « au sein de laquelle coexistent des sensibilités et des intérêts très différents les uns des autres ».[12] Ses composantes, les élites politiques et militaires, refusent à tout prix de céder le pouvoir, un refus d'ailleurs confirmé par un ancien haut responsable : « pendant trente ans, nous avons pu nous planter mutuellement des couteaux dans le dos, mais nous étions unis par une seule certitude : nos enfants devaient nous succéder... ».[13] Les clans peuvent donc se déchirer et sacrifier des hommes, mais ils se doivent, avant tout, de rester solidaires les uns des autres afin de conserver le pouvoir. Cet aspect est encore souligné par Taheri Amir lorsqu'il remarque que, malgré leur division sur la ligne à suivre vis-à-vis des islamistes, les différentes composantes du système ont toutefois fait front commun contre eux, en janvier 1992, afin d'empêcher leur accession au pouvoir.[14]
Cependant, la double crise politique et économique que traversait l'Algérie depuis 1989 allait contribuer à dramatiser cette dimension clanique du régime. En effet, jusqu'en 1989, le système fonctionnait selon un consensus où le président, choisi par ses pairs, le plus souvent des militaires, représentait l'expression d'un équilibre entre les décideurs.[15] Ce système de consensus est clairement illustré par le processus qui a mené à la nomination, en 1979, de Chadli Benjedid à la présidence de la République. Le général Khaled Nezzar, ancien Ministre de la Défense, décrit ce système de cooptation en révélant que la nomination de Chadli Benjedid avait été décidée par les plus hauts responsables de l'État parce qu'il était « le plus malléableet le moins brillant ».[16] Il explique aussi que : « Les responsables désignent toujours celui que l'on peut facilement manipuler.... On ne se désigne pas soi-même, on ne vajamais directement au feu : on désigne quelqu'un d'autre ».[17]
En fait, l'émergence de la contestation islamiste va créer une asymétrie totale dans les positions des différents clans vis-à-vis des islamistes, c'est-à-dire entre ceux qui estimaient que l'intérêt du système résidait dans leur intégration au sein du pouvoir et ceux qui y étaient totalement opposés. Aussi, des crises violentes vont secouer le régime et donneront lieu à des coups d'États, des assassinats et des évictions. Cependant, ces crises ne remettront pas fondamentalement en cause ni le régime ni son fonctionnement consensuel. Cela est d'ailleurs clairement exprimé dans cette déclaration d'un haut-responsable : « nous savions que le jour où cette loi serait rompue, cela en serait fini de nous, car la rue, elle, ne se contenteraitpas d'une tête, mais les exigerait toutes ».[18] En réalité, comme il sera vu par la suite, le pouvoir a toujours refusé de faire des concessions en vue de se réformer, sauf lorsqu'il s'est retrouvé acculé dans ses « derniers retranchements ». Mais, là encore, il n'a fait que des concessions marginales qui, évidemment, n'entamaient pas sa cohérence.
Centre Interdisciplinaire, Herzliya
Volume 3, No. 1, Article 3/6 - Mars 2008
LA GUERRE CIVILE ALGÉRIENNE ET LA COMMUNAUTÉ INTERNATIONALE, 1989-1999
Djallil Lounnas*
Cette étude vise à déterminer l'impact de la contrainte internationale sur la gestion de la crise islamiste par le pouvoir algérien entre 1989 et 1999. Cette contrainte internationale est défini par la contrainte politique, c'est-à-dire l'évolution des soutiens politiques et économiques de la communauté internationale au régime algérien, et par la contrainte économique, soit l'évolution de la situation économique de l'Algérie durant cette période. Il sera montré que le régime algérien n'a été sensible à la contrainte politique internationale que lorsque la situation économique du pays était désastreuse.
Le 26 décembre 1991, le monde apprenait avec un mélange de stupeur, de perplexité et de circonspection la victoire aux élections législatives en Algérie du Front Islamique du Salut (FIS), le parti fondamentaliste algérien. Avec 47 pour cent des suffrages exprimés et 188 députés élus, le FIS frôlait ainsi dès le premier tour la majorité absolue.[1] Le 11 janvier 1992, soit deux semaines plus tard, le Président Chadli Benjedid « était démissionné » de son poste après avoir, auparavant, dissous l'Assemblée Nationale sortante. Le Haut Conseil de Sécurité (HCS), organisme presque exclusivement composé de militaires, se réunissait alors et, constatant « la vacance du pouvoir et l'impossibilité de poursuivre le processus électoral », annulait le second tour des élections législatives et créait le Haut Comité d'Etat (HCE), l'instance collégiale chargée de diriger l'exécutif.[2] Dans les semaines qui suivirent, le FIS était dissous et plusieurs milliers de ses militants arrêtés; ceux qui échappèrent aux arrestations prirent la fuite et formèrent les premiers maquis islamistes. Ainsi, l'Algérie venait, de ce fait, d'entrer dans une guerre civile meurtrière qui allait, en une seule décennie, faire plus de 100 000 morts.[3] Enfin cette crise faisait de l'Algérie « un véritable laboratoire d'expérimentation » pour les pays du monde Arabe également menacés par l'islamisme.[4]
La présente étude a pour objet d'examiner l'impact de la contrainte externe sur la gestion de la crise islamiste par le régime algérien, un impact trop souvent ignoré par les analystes. En effet, cette crise et son impact sur le régime algérien ont été très souvent perçus par la plupart des spécialistes comme étant fonction de l'évolution des rapports de forces internes et notamment, de l'évolution de la contestation islamiste.[5]
À cet égard, le contexte international de 1989, consécutif à la fois à la chute du bloc de l'Est et à l'effondrement des prix du pétrole, avait permis à la faction réformatrice du régime algérien d'émerger et d'entreprendre des réformes politiques et économiques dans un pays en panne de développement depuis presque dix ans et donc menacé par une terrible explosion sociale. Dès lors, on peut penser que le facteur externe, qui avait alors fortement ébranlé le régime de l'intérieur en 1989, allait continuer de l'influencer durant la crise des années 1990. D'autre part, l'opposition islamiste, accusant l'Occident de soutenir le régime algérien, avait non seulement fait assassiner en représailles plusieurs centaines de ressortissants occidentaux qui vivaient en Algérie mais avait également orchestré, en 1995, une vaste campagne d'attentats en France.[6] Et c'est aussi durant cette même période que l'opposition démocratique en Algérie avait demandé aux pays occidentaux de faire pression sur le régime en place pour une plus grande ouverture démocratique et pour l'obliger à négocier avec les islamistes.[7]
Ainsi, c'est dans un contexte clairement international que le régime algérien a dû gérer la crise islamiste. Aussi, il s'agira dans cette étude de montrer dans quelle mesure ce contexte a déterminé les positionnements du régime et de ses différentes factions. Ce texte émet l'hypothèse que le régime algérien a été, en fait, peu sensible aux pressions externes lorsque la situation économique du pays, très dépendante des fluctuations des prix du pétrole, était bonne.
Cette étude porte sur la période couvrant les années 1989-1999[8] et se divise en trois parties. La première présentera le régime algérien, à savoir son fonctionnement, sa logique et les politiques appliquées (dialogue ou répression) dans sa lutte contre les islamistes. La deuxième, qui porte sur l'étude des contraintes externes, notamment politiques et économiques, permet de comparer les changements de politiques opérés par le régime à l'encontre des islamistes, en tenant compte d'un environnement international, tantôt favorable, tantôt défavorable à son égard. Enfin, la dernière partie sera consacrée à l'étude des options qui s'offraient à la communauté internationale pour faire pression sur le régime ainsi qu'à ses différentes attitudes. Cette étude montrera que la communauté internationale, maintenue par Alger dans un cadre stratégique de son choix, n'avait en fait que très peu d'alternatives à un soutien conditionnel.
LE RÉGIME ALGÉRIEN
Cette partie a pour objet de dégager la logique du système algérien, sa méthode de fonctionnement et d'analyser ses différentes politiques dans sa lutte contre l'islamisme.
Un système clanique
Le régime algérien peut être défini comme un régime clanique dont l'unique but est de « survivre à tout prix ». Said Sadi, président du parti laïque et anti-islamiste, le Rassemblement pour la Culture et la Démocratie (RCD), explique que le régime est formé « d'une coterie dont le code n'est guidé que par un seul mobile : l'intérêt... ces clans n'ont ainsi aucun objectif durable, les coûts et les conséquences de leurs actes leslaissent indifférents ».[9] Ces clans, extrêmement mouvants et mus par leurs seuls intérêts « se font et se défont au gré des circonstances, des rapports de forces du moment,... de relations personnelles et d'allégeances si obscures qu'on renonce à les décrypter.... Leur sophistication n'a d'égale que leur omniprésence et leur infinie mobilité ».[10]
Comme l'explique Taheri Amir[11] : « ce système repose sur un pouvoir central occulte autour duquel gravitent, en cercles concentriques, ceux ayant un rôle déterminant à jouer : les ministres, les gouverneurs, les ambassadeurs et les militaires de haut rang ». Il considère que le système serait donc une oligarchie formée de coalitions « au sein de laquelle coexistent des sensibilités et des intérêts très différents les uns des autres ».[12] Ses composantes, les élites politiques et militaires, refusent à tout prix de céder le pouvoir, un refus d'ailleurs confirmé par un ancien haut responsable : « pendant trente ans, nous avons pu nous planter mutuellement des couteaux dans le dos, mais nous étions unis par une seule certitude : nos enfants devaient nous succéder... ».[13] Les clans peuvent donc se déchirer et sacrifier des hommes, mais ils se doivent, avant tout, de rester solidaires les uns des autres afin de conserver le pouvoir. Cet aspect est encore souligné par Taheri Amir lorsqu'il remarque que, malgré leur division sur la ligne à suivre vis-à-vis des islamistes, les différentes composantes du système ont toutefois fait front commun contre eux, en janvier 1992, afin d'empêcher leur accession au pouvoir.[14]
Cependant, la double crise politique et économique que traversait l'Algérie depuis 1989 allait contribuer à dramatiser cette dimension clanique du régime. En effet, jusqu'en 1989, le système fonctionnait selon un consensus où le président, choisi par ses pairs, le plus souvent des militaires, représentait l'expression d'un équilibre entre les décideurs.[15] Ce système de consensus est clairement illustré par le processus qui a mené à la nomination, en 1979, de Chadli Benjedid à la présidence de la République. Le général Khaled Nezzar, ancien Ministre de la Défense, décrit ce système de cooptation en révélant que la nomination de Chadli Benjedid avait été décidée par les plus hauts responsables de l'État parce qu'il était « le plus malléableet le moins brillant ».[16] Il explique aussi que : « Les responsables désignent toujours celui que l'on peut facilement manipuler.... On ne se désigne pas soi-même, on ne vajamais directement au feu : on désigne quelqu'un d'autre ».[17]
En fait, l'émergence de la contestation islamiste va créer une asymétrie totale dans les positions des différents clans vis-à-vis des islamistes, c'est-à-dire entre ceux qui estimaient que l'intérêt du système résidait dans leur intégration au sein du pouvoir et ceux qui y étaient totalement opposés. Aussi, des crises violentes vont secouer le régime et donneront lieu à des coups d'États, des assassinats et des évictions. Cependant, ces crises ne remettront pas fondamentalement en cause ni le régime ni son fonctionnement consensuel. Cela est d'ailleurs clairement exprimé dans cette déclaration d'un haut-responsable : « nous savions que le jour où cette loi serait rompue, cela en serait fini de nous, car la rue, elle, ne se contenteraitpas d'une tête, mais les exigerait toutes ».[18] En réalité, comme il sera vu par la suite, le pouvoir a toujours refusé de faire des concessions en vue de se réformer, sauf lorsqu'il s'est retrouvé acculé dans ses « derniers retranchements ». Mais, là encore, il n'a fait que des concessions marginales qui, évidemment, n'entamaient pas sa cohérence.
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