Femmes au foyer désespérantes
par Mona Chollet
Au moment où s’achève aux Etats-Unis la diffusion de la sixième saison de Desperate Housewives, il y a de quoi rester rêveur en se rappelant avec quels délires louangeurs la presse, à l’époque de son débarquement en fanfare sur Canal+, en 2005, avait déroulé le tapis rouge au feuilleton créé par Marc Cherry. Celui-ci apparaissait alors comme l’un des fleurons de cette nouvelle génération de séries tantôt grand public (24 heures chrono, Lost…), tantôt plus avant-gardistes (Les Soprano, A la Maison Blanche, Six Feet Under, Oz, The Wire…), qui commençaient à conquérir le monde.
Il est vrai que le scénario de départ avait de quoi séduire : à Wisteria Lane, avenue résidentielle idyllique de la banlieue cossue (et fictive) de Fairview, le suicide brutal d’une mère de famille, Mary Alice Young, laissait soudain penser que tout n’était pas si rose dans la vie de ces ménagères aisées et apparemment épanouies. On pouvait s’attendre à ce que Desperate Housewives pose un regard ironique sur cet idéal de l’American way of life, voire à ce qu’elle le dynamite, d’autant que la voix off qui commentait l’intrigue était celle de la défunte, continuant depuis l’au-delà d’observer ses amies, les quatre héroïnes de la série.
Cinq ans plus tard, il faut se rendre à l’évidence : quand une production américaine mainstream promet de montrer les dessous peu reluisants d’un milieu social favorisé, elle abandonne rapidement les velléités subversives qu’elle aura pu manifester dans l’enthousiasme des débuts. Très vite, les turpitudes révélées au spectateur ne sont plus que strictement individuelles, et d’une portée tout anecdotique. Une fois résolus les conflits que ces turpitudes ont suscités, tout rentre dans l’ordre, et le propos tourne à la célébration décomplexée de ce que le cadre et le mode de vie des personnages ont, au fond, de suprêmement enviable. La leçon vaut pour les habitants de Wisteria Lane, mais aussi, par exemple, pour ceux du richissime Upper East Side, à New York, où se déroule Gossip Girl, la série à succès pour adolescents lancée en 2007.
Ainsi, Desperate Housewives se contente de mettre en scène un mélange d’intrigues policières, souvent à base de secrets de famille, et de gentilles péripéties engendrées par des malentendus ou des rivalités entre voisines : mélange divertissant, certes, mais très consensuel. La série a-t-elle usurpé la réputation novatrice qui la précédait ? A l’usage, la réponse pourrait être : non pour la forme, oui pour le fond. La forme est enlevée, efficace, et souvent très drôle. La saison 6 nous aura sans doute offert la réplique la plus désopilante de l’année, lorsque Susan, découvrant Robin la stripteaseuse plongée dans la lecture d’un roman entre deux tours de piste, s’étonne : « Moby Dick ?! », et s’attire cette réponse : « Oh non, ce n’est pas du tout ce que vous croyez : c’est l’histoire d’une baleine ! »
Quant au fond, il est devenu, au fil des saisons, de plus en plus ouvertement réactionnaire. Le principal et douteux mérite de la série aura été de repeindre aux couleurs d’une modernité pimpante les pires clichés rétrogrades et misogynes. A cet égard, le personnage de Bree Van De Kamp, la républicaine psychorigide, est sans doute le plus inoffensif, car se donnant d’emblée pour ce qu’il est. Il n’y a pas beaucoup à attendre non plus de Gabrielle Solis, la poule de luxe frivole et égoïste, que l’on a par exemple vue cette saison accueillant son mari en lingerie affriolante parce qu’elle a repéré un chalet à vendre à Aspen, avant de refermer sèchement son peignoir lorsqu’elle se voit opposer un refus. Il est toutefois remarquable qu’en six saisons, ces deux personnages n’aient pas évolué d’un iota. Certes, Bree, femme de devoir, s’est bien laissée aller à une aventure passionnée avec Karl, l’ex-mari de Susan ; mais le scénario l’a promptement punie en faisant mourir son amant et en la laissant seule avec un mari paralysé…
Le personnage le plus problématique est peut-être celui de Susan Mayer, présentée comme l’artiste de la bande. Distraite, maladroite, censée incarner la fantaisie, elle ne poursuit en réalité que des rêves hyperconformistes. Toute sa vie est d’abord tendue vers le seul but de se faire épouser par Mike, le beau voisin, et de le mettre hors de portée de ses rivales potentielles ou avérées. Une fois parvenue à ses fins, elle se lance dans une autre quête, tout aussi ambitieuse : elle et Gabrielle se livrent une compétition féroce pour assurer le succès et la popularité de leur progéniture à l’école, multipliant les manœuvres mesquines et les crêpages de chignon – auxquels la série recourt très fréquemment comme ressort narratif et comique, semblant les considérer comme l’alpha et l’oméga du comportement féminin. Elle tente aussi de faire croire à sa riche voisine que son nouveau piano est un achat, et non un héritage, afin de l’impressionner. Mariage, argent, réussite sociale des enfants : on a vu des idéaux plus originaux… Entre trucs de beauté et célébration de la maternité, GetHatched, le blog de « conseils aux femmes » que vient de lancer Teri Hatcher, l’interprète de Susan, en partenariat avec DisneyFamily.com, confirme d’ailleurs la pauvreté de l’univers du personnage – et de la série.
On notera aussi, en passant, que les quatre héroïnes correspondent physiquement à des critères dont ces propos tenus un jour par Felicity Huffman, l’interprète de Lynette Scavo, laissent deviner toute la rigueur : « Le jour où l’on a choisi les vêtements de nos personnages, quand j’ai constaté que j’étais la seule à faire du 38 – Marcia Cross (Bree) fait du 36, Teri Hatcher (Susan) et Eva Longoria (Gabrielle) du 34 –, je me suis accrochée aux portants pour ne pas tomber tellement je me suis sentie grosse et moche [1]. »
Comme le titre l’indique, les Desperate Housewives se définissent avant tout par leur fonction domestique. Lynette, l’executive woman devenue mère de famille nombreuse, ne retourne plus que par intermittence sur le marché du travail. Les autres, quand elles travaillent, se cantonnent au périmètre professionnel traditionnellement dévolu aux femmes : Gabrielle a été mannequin ; Bree édite des livres de cuisine et monte sa propre entreprise de traiteur en vendant à des consommateurs nostalgiques son image de fée du logis ; Susan, après avoir été vaguement auteure de livres pour enfants, devient enseignante de dessin dans l’école privée de son fils. Feu Eddie Britt, la blonde fatale et célibataire incarnée par Nicollette Sheridan (qui intente aujourd’hui un procès à Marc Cherry pour « licenciement abusif et coups et blessures »), était agent immobilier, ce qui restait encore un métier lié à l’univers domestique…
par Mona Chollet
Au moment où s’achève aux Etats-Unis la diffusion de la sixième saison de Desperate Housewives, il y a de quoi rester rêveur en se rappelant avec quels délires louangeurs la presse, à l’époque de son débarquement en fanfare sur Canal+, en 2005, avait déroulé le tapis rouge au feuilleton créé par Marc Cherry. Celui-ci apparaissait alors comme l’un des fleurons de cette nouvelle génération de séries tantôt grand public (24 heures chrono, Lost…), tantôt plus avant-gardistes (Les Soprano, A la Maison Blanche, Six Feet Under, Oz, The Wire…), qui commençaient à conquérir le monde.
Il est vrai que le scénario de départ avait de quoi séduire : à Wisteria Lane, avenue résidentielle idyllique de la banlieue cossue (et fictive) de Fairview, le suicide brutal d’une mère de famille, Mary Alice Young, laissait soudain penser que tout n’était pas si rose dans la vie de ces ménagères aisées et apparemment épanouies. On pouvait s’attendre à ce que Desperate Housewives pose un regard ironique sur cet idéal de l’American way of life, voire à ce qu’elle le dynamite, d’autant que la voix off qui commentait l’intrigue était celle de la défunte, continuant depuis l’au-delà d’observer ses amies, les quatre héroïnes de la série.
Cinq ans plus tard, il faut se rendre à l’évidence : quand une production américaine mainstream promet de montrer les dessous peu reluisants d’un milieu social favorisé, elle abandonne rapidement les velléités subversives qu’elle aura pu manifester dans l’enthousiasme des débuts. Très vite, les turpitudes révélées au spectateur ne sont plus que strictement individuelles, et d’une portée tout anecdotique. Une fois résolus les conflits que ces turpitudes ont suscités, tout rentre dans l’ordre, et le propos tourne à la célébration décomplexée de ce que le cadre et le mode de vie des personnages ont, au fond, de suprêmement enviable. La leçon vaut pour les habitants de Wisteria Lane, mais aussi, par exemple, pour ceux du richissime Upper East Side, à New York, où se déroule Gossip Girl, la série à succès pour adolescents lancée en 2007.
Ainsi, Desperate Housewives se contente de mettre en scène un mélange d’intrigues policières, souvent à base de secrets de famille, et de gentilles péripéties engendrées par des malentendus ou des rivalités entre voisines : mélange divertissant, certes, mais très consensuel. La série a-t-elle usurpé la réputation novatrice qui la précédait ? A l’usage, la réponse pourrait être : non pour la forme, oui pour le fond. La forme est enlevée, efficace, et souvent très drôle. La saison 6 nous aura sans doute offert la réplique la plus désopilante de l’année, lorsque Susan, découvrant Robin la stripteaseuse plongée dans la lecture d’un roman entre deux tours de piste, s’étonne : « Moby Dick ?! », et s’attire cette réponse : « Oh non, ce n’est pas du tout ce que vous croyez : c’est l’histoire d’une baleine ! »
Quant au fond, il est devenu, au fil des saisons, de plus en plus ouvertement réactionnaire. Le principal et douteux mérite de la série aura été de repeindre aux couleurs d’une modernité pimpante les pires clichés rétrogrades et misogynes. A cet égard, le personnage de Bree Van De Kamp, la républicaine psychorigide, est sans doute le plus inoffensif, car se donnant d’emblée pour ce qu’il est. Il n’y a pas beaucoup à attendre non plus de Gabrielle Solis, la poule de luxe frivole et égoïste, que l’on a par exemple vue cette saison accueillant son mari en lingerie affriolante parce qu’elle a repéré un chalet à vendre à Aspen, avant de refermer sèchement son peignoir lorsqu’elle se voit opposer un refus. Il est toutefois remarquable qu’en six saisons, ces deux personnages n’aient pas évolué d’un iota. Certes, Bree, femme de devoir, s’est bien laissée aller à une aventure passionnée avec Karl, l’ex-mari de Susan ; mais le scénario l’a promptement punie en faisant mourir son amant et en la laissant seule avec un mari paralysé…
Le personnage le plus problématique est peut-être celui de Susan Mayer, présentée comme l’artiste de la bande. Distraite, maladroite, censée incarner la fantaisie, elle ne poursuit en réalité que des rêves hyperconformistes. Toute sa vie est d’abord tendue vers le seul but de se faire épouser par Mike, le beau voisin, et de le mettre hors de portée de ses rivales potentielles ou avérées. Une fois parvenue à ses fins, elle se lance dans une autre quête, tout aussi ambitieuse : elle et Gabrielle se livrent une compétition féroce pour assurer le succès et la popularité de leur progéniture à l’école, multipliant les manœuvres mesquines et les crêpages de chignon – auxquels la série recourt très fréquemment comme ressort narratif et comique, semblant les considérer comme l’alpha et l’oméga du comportement féminin. Elle tente aussi de faire croire à sa riche voisine que son nouveau piano est un achat, et non un héritage, afin de l’impressionner. Mariage, argent, réussite sociale des enfants : on a vu des idéaux plus originaux… Entre trucs de beauté et célébration de la maternité, GetHatched, le blog de « conseils aux femmes » que vient de lancer Teri Hatcher, l’interprète de Susan, en partenariat avec DisneyFamily.com, confirme d’ailleurs la pauvreté de l’univers du personnage – et de la série.
On notera aussi, en passant, que les quatre héroïnes correspondent physiquement à des critères dont ces propos tenus un jour par Felicity Huffman, l’interprète de Lynette Scavo, laissent deviner toute la rigueur : « Le jour où l’on a choisi les vêtements de nos personnages, quand j’ai constaté que j’étais la seule à faire du 38 – Marcia Cross (Bree) fait du 36, Teri Hatcher (Susan) et Eva Longoria (Gabrielle) du 34 –, je me suis accrochée aux portants pour ne pas tomber tellement je me suis sentie grosse et moche [1]. »
Comme le titre l’indique, les Desperate Housewives se définissent avant tout par leur fonction domestique. Lynette, l’executive woman devenue mère de famille nombreuse, ne retourne plus que par intermittence sur le marché du travail. Les autres, quand elles travaillent, se cantonnent au périmètre professionnel traditionnellement dévolu aux femmes : Gabrielle a été mannequin ; Bree édite des livres de cuisine et monte sa propre entreprise de traiteur en vendant à des consommateurs nostalgiques son image de fée du logis ; Susan, après avoir été vaguement auteure de livres pour enfants, devient enseignante de dessin dans l’école privée de son fils. Feu Eddie Britt, la blonde fatale et célibataire incarnée par Nicollette Sheridan (qui intente aujourd’hui un procès à Marc Cherry pour « licenciement abusif et coups et blessures »), était agent immobilier, ce qui restait encore un métier lié à l’univers domestique…
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