Parce qu'une langue évolue et se transforme. Parce que l'écrit est aussi important. Un rappel pour ceux qui connaissent et à découvrir pour les autres.
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En berbère, un grand nombre de mots sont communs à plusieurs dialectes mais ils présentent parfois des sens différents. C'est là l’un des effets de l'évolution, que l'on retrouve, non pas seulement au berbère, mais dans toutes les langue naturelles. Les changements de sens sont de deux types : externe et interne.
L'évolution de sens est particulièrement sensible dans la désignation des référents matériels (habitat, vêtements, objets…) qui peuvent changer de forme ou d'utilisation d'une région à une autre ou d'une époque à une autre sans changer de nom…
Les changements externes
Ainsi même si le nom de la porte (en fait "ouverture pour entrer et sortir") est le même dans la quasi totalité des dialectes berbère (MC: tawwurl, K : tabburt , tawwurt ; To : tahort ; Mzb : tawurt etc ), le mot désigne différents types de portes, allant de la simple ouverture pratiquée dans la tente du nomade à la lourde pièce de bois, fixée au mur de la maison et munie de dispositifs plus ou moins compliqués pour ouvrir et fermer.
Un autre exemple : le mot aghlaI désigne, dans quelques dialectes, un récipient de bois:
-aghlaI "grand vase de bois pour manger" (To)
-aghlal "vase de bois" (Ghd)
-taghlalt "pot à pommade" (R)
-taghlaIt "petit pot en bois" (K)
Certains parlers kabyle possèdent un verbe jjeghIel "être creux" et c'est de ce verbe que dérive le nom de la coquille, ajaghlaI et, par extension de l'escargot. Le mot est certainement le même que aghlal, le J étant ,sans doute, un affixe d'origine expressive dont la valeur est, ici, perdue (cf ented' "coller", jjented' "s'accrocher". Le passage de "coquillage" à "récipient" s'explique sans doute par le fait que des coquilles (notamment celles des œufs d'autruche) ont servi de récipient. Par extension de sens, le mot en est venu à désigner d'autres récipients de matière et de formes différentes.
Cependant, les différences que peuvent présenter les objets, n’impliquent pas forcément, des différences de sens. Les maisons du Mzab, des Aures, du Sous ou du Maroc centraI différent sensiblement l'une de l'autre, mais le nom qui les désigne est le même, taddart. C'est, non pas la forme de la maison qui détermine ici la dénomination, mais sa fonction: lieu de résidence, quel qu'il soit, dont le nom est tiré du verbe edder "vivre". Le même mot existe en kabyle, taddar, mais avec le sens de "village", autre lieu de résidence et de vie, mais de proportions plus grandes. Dans ce dialecte, c'est un autre mot, axxam, qui désigne la maison.
Le changement de sens le plus frappant est celui des mots en rapport avec les structures sociales. Celles-ci évoluent et parfois même changent complètement mais les mots qui les désignent sont conservés.
Le cas le plus caractéristique est le vocabulaire de la parenté. Nous traiterons du vocabulaire de la parenté dans la deuxième partie de ce volume (Domaines du vocabulaire commun), signalons seulement ici l'existence de deux versants dans la parenté berbère : celui du nord, à base patrilinéaire et celui des Touaregs, à prédominance matrilinéaire. Les mots de base sont communs, mais ils ne sont pas toujours associés aux mêmes significations. C'est que la plupart des termes de la parenté ont un emploi classificatoire, c'est-à-dire qu'ils désignent plusieurs catégories de parents, sans tenir forcément compte du lien généalogique.
K : Yemma “mère et ascendantes en ligne directe”
K : Yelli “fille” et descendante en ligne directe
To : Ma “mère, tante maternelle, grand-mère maternelle, grand-tante maternelle” et toutes les ascendantes en ligne directe matrilinaire
To : Yel “fille, fille du frère, fille du fils de l’oncle maternel, fille du fils de la tante maternelle.
Malgré la variation, ces mots gardent des sens communs dénotatifs “mère”, “fille”). Ce n’est pas le cas d’autres mots comme :
K : Amghar “père de l’époux”
To : Amghar “père, oncle paternel, grand-père paternel, grand-oncle paternel etc.”
K : Ayyaw “fils de la sœur, neveu utérin”
Tayyawt “fille de la sœur, nièce”
To : Ahaya “fils du fils, fils de la fille”
Tahayawt “fille du fils, fille de la fille”
K : Alwes “frère de l’époux”
Talwest “sœur de l’époux”
To : Alegges “époux de la sœur, époux de la tante paternelle, époux de la fille de la tante maternelle”
Taleggest “épouse du frère, épouse du fils de l’oncle paternel, épouse du fils de la tante maternelle”
Il s'agit là, non pas d'une simple variation mais d'un changement de sens, voire d'une mutation, qui marque peut-être le passage d'un système de parenté à un autre.
Les interdictions de vocabulaire
L'usage d'un mot dont le contenu est jugé dangereux ou contraire à la bienséance, est interdit, soit à un groupe de locuteurs, soit à tous les locuteurs. Dans certaines sociétés les interdictions linguistiques sont si courantes et si nombreuses que parfois, un étranger, trouve supprimés, à un deuxième passage un grand nombre de mots qu'il a appris auparavant.
Le tabou linguistique n'a pas ce caractère excessif en berbère, mais il existe dans tous les dialectes et on lui doit bien de changements de sens et surtout d'emprunts en remplacement de mots berbères dont le sens peut paraître ambigu. En kabyle, tifli "trou" est devenu d'un emploi rare en public, parce qu'il réfère parfois à l'organe sexuel de la femme. En touareg de l'Ahaggar, enbi, qui signifie à l'origine "goûter" a acquis un sens restreint "accomplir l'acte sexuel en parlant d'un homme". Le mot n'est pas aussi trivial que agher "coïter", mais, écrit le père de FOUCAUD, dans son Dictionnaire touareg-français, : "(il) ne se prononce jamais devant des personnes qu'on respecte et ne s'emploie que quand on parIe avec une extrême liberté de langue" . Tous les dérivés de enbi ont le sens de "coïter", à l'exception de tinbe qui signifie "goût, saveur". Dans les parlers du Niger, le sens premier de enby reste "goûter", avec le sens figuré de "coïter". Dans les dialectes de Siwa et du Djebel Nefousa, enbi a pris le sens de "téter", le mot se retrouve en kabyle, dans le langage enfantin, embu, enbu "prendre de l’eau, un liquide".
Le tabou linguistique explique sans doute la disparition de nombreux noms d'animaux dans les dialectes berbères.
Si l'ânesse , dont l'élevage est frappé d'interdiction en Kabylie, n'a pas perdu son nom, taghyult, c'est parce que celui-ci est formé par analogie avec celui de l'âne, aghyult. En revanche, on ne dispose pas, en kabyle, de nom berbère pour le cheval, alors que celui de la jument, tagmert, existe. Ici, le nom du cheval est emprunté à l'arabe, aûudiw. On peut invoquer le poids de l'arabe et parler d'une contamination, mais il faut signaler que le vocabulaire des animaux, en kabyle, comme dans d'autres dialectes berbères, est celui qui comporte le moins d'emprunts.
Au Maroc central, on conserve encore le nom berbère du lapin, awtul, mais comme l'animaI est de mauvais augure, on le remplace par un terme euphémique d'origine arabe, amerbuh', lit. "le bienvenu".
Le nom commun du singe, abiddew / iddew, est commun à plusieurs aires dialectales, mais certains dialectes, tout en le connaissant, le remplacent par des formations spécifiques. Ainsi, le kabyle, emploie ibekki, peut-être formé à partir d'un verbe bekk, attesté en touareg avec le sens de "se tapir". Les parlers du Maroc central ont abaghus, d'étymologie inconnue : dans ces parlers, le mot qui désigne le singe est tabou le matin, parce que le prononcer est de mauvais augure (M. TAIFI, opus cité, p.12.)
Le mot afert'et'u désigne, dans tous les dialectes le papillon, à l'exception du touareg qui l'emploie pour désigner la chauve-souris. Dans le même dialecte l'animal est appelé ad'egaI n ehod, littéralement. "le beau-père de la nuit". Comme dans la société touarègue les relations avec le beau-père sont empreintes de sévérité et même d’interdits, on peut supposer que l'appellation recouvre quelque tabou, ce qui expliquerait le composé et l’utilisation, par euphémisme, du nom du papillon.
Le vocabulaire en rapport avec les organes sexuels subit des limitations encore plus grandes. Dans ce domaine aussi, le berbère a dû posséder un vocabulaire commun, mais les mots, interdits en public, ont fini par disparaître.
Ces changements sont plus nombreux que les changements externes. Ils peuvent, comme les changements de forme, rendre difficile l’identification du vocabulaire commun.
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En berbère, un grand nombre de mots sont communs à plusieurs dialectes mais ils présentent parfois des sens différents. C'est là l’un des effets de l'évolution, que l'on retrouve, non pas seulement au berbère, mais dans toutes les langue naturelles. Les changements de sens sont de deux types : externe et interne.
L'évolution de sens est particulièrement sensible dans la désignation des référents matériels (habitat, vêtements, objets…) qui peuvent changer de forme ou d'utilisation d'une région à une autre ou d'une époque à une autre sans changer de nom…
Les changements externes
Ainsi même si le nom de la porte (en fait "ouverture pour entrer et sortir") est le même dans la quasi totalité des dialectes berbère (MC: tawwurl, K : tabburt , tawwurt ; To : tahort ; Mzb : tawurt etc ), le mot désigne différents types de portes, allant de la simple ouverture pratiquée dans la tente du nomade à la lourde pièce de bois, fixée au mur de la maison et munie de dispositifs plus ou moins compliqués pour ouvrir et fermer.
Un autre exemple : le mot aghlaI désigne, dans quelques dialectes, un récipient de bois:
-aghlaI "grand vase de bois pour manger" (To)
-aghlal "vase de bois" (Ghd)
-taghlalt "pot à pommade" (R)
-taghlaIt "petit pot en bois" (K)
Certains parlers kabyle possèdent un verbe jjeghIel "être creux" et c'est de ce verbe que dérive le nom de la coquille, ajaghlaI et, par extension de l'escargot. Le mot est certainement le même que aghlal, le J étant ,sans doute, un affixe d'origine expressive dont la valeur est, ici, perdue (cf ented' "coller", jjented' "s'accrocher". Le passage de "coquillage" à "récipient" s'explique sans doute par le fait que des coquilles (notamment celles des œufs d'autruche) ont servi de récipient. Par extension de sens, le mot en est venu à désigner d'autres récipients de matière et de formes différentes.
Cependant, les différences que peuvent présenter les objets, n’impliquent pas forcément, des différences de sens. Les maisons du Mzab, des Aures, du Sous ou du Maroc centraI différent sensiblement l'une de l'autre, mais le nom qui les désigne est le même, taddart. C'est, non pas la forme de la maison qui détermine ici la dénomination, mais sa fonction: lieu de résidence, quel qu'il soit, dont le nom est tiré du verbe edder "vivre". Le même mot existe en kabyle, taddar, mais avec le sens de "village", autre lieu de résidence et de vie, mais de proportions plus grandes. Dans ce dialecte, c'est un autre mot, axxam, qui désigne la maison.
Le changement de sens le plus frappant est celui des mots en rapport avec les structures sociales. Celles-ci évoluent et parfois même changent complètement mais les mots qui les désignent sont conservés.
Le cas le plus caractéristique est le vocabulaire de la parenté. Nous traiterons du vocabulaire de la parenté dans la deuxième partie de ce volume (Domaines du vocabulaire commun), signalons seulement ici l'existence de deux versants dans la parenté berbère : celui du nord, à base patrilinéaire et celui des Touaregs, à prédominance matrilinéaire. Les mots de base sont communs, mais ils ne sont pas toujours associés aux mêmes significations. C'est que la plupart des termes de la parenté ont un emploi classificatoire, c'est-à-dire qu'ils désignent plusieurs catégories de parents, sans tenir forcément compte du lien généalogique.
K : Yemma “mère et ascendantes en ligne directe”
K : Yelli “fille” et descendante en ligne directe
To : Ma “mère, tante maternelle, grand-mère maternelle, grand-tante maternelle” et toutes les ascendantes en ligne directe matrilinaire
To : Yel “fille, fille du frère, fille du fils de l’oncle maternel, fille du fils de la tante maternelle.
Malgré la variation, ces mots gardent des sens communs dénotatifs “mère”, “fille”). Ce n’est pas le cas d’autres mots comme :
K : Amghar “père de l’époux”
To : Amghar “père, oncle paternel, grand-père paternel, grand-oncle paternel etc.”
K : Ayyaw “fils de la sœur, neveu utérin”
Tayyawt “fille de la sœur, nièce”
To : Ahaya “fils du fils, fils de la fille”
Tahayawt “fille du fils, fille de la fille”
K : Alwes “frère de l’époux”
Talwest “sœur de l’époux”
To : Alegges “époux de la sœur, époux de la tante paternelle, époux de la fille de la tante maternelle”
Taleggest “épouse du frère, épouse du fils de l’oncle paternel, épouse du fils de la tante maternelle”
Il s'agit là, non pas d'une simple variation mais d'un changement de sens, voire d'une mutation, qui marque peut-être le passage d'un système de parenté à un autre.
Les interdictions de vocabulaire
L'usage d'un mot dont le contenu est jugé dangereux ou contraire à la bienséance, est interdit, soit à un groupe de locuteurs, soit à tous les locuteurs. Dans certaines sociétés les interdictions linguistiques sont si courantes et si nombreuses que parfois, un étranger, trouve supprimés, à un deuxième passage un grand nombre de mots qu'il a appris auparavant.
Le tabou linguistique n'a pas ce caractère excessif en berbère, mais il existe dans tous les dialectes et on lui doit bien de changements de sens et surtout d'emprunts en remplacement de mots berbères dont le sens peut paraître ambigu. En kabyle, tifli "trou" est devenu d'un emploi rare en public, parce qu'il réfère parfois à l'organe sexuel de la femme. En touareg de l'Ahaggar, enbi, qui signifie à l'origine "goûter" a acquis un sens restreint "accomplir l'acte sexuel en parlant d'un homme". Le mot n'est pas aussi trivial que agher "coïter", mais, écrit le père de FOUCAUD, dans son Dictionnaire touareg-français, : "(il) ne se prononce jamais devant des personnes qu'on respecte et ne s'emploie que quand on parIe avec une extrême liberté de langue" . Tous les dérivés de enbi ont le sens de "coïter", à l'exception de tinbe qui signifie "goût, saveur". Dans les parlers du Niger, le sens premier de enby reste "goûter", avec le sens figuré de "coïter". Dans les dialectes de Siwa et du Djebel Nefousa, enbi a pris le sens de "téter", le mot se retrouve en kabyle, dans le langage enfantin, embu, enbu "prendre de l’eau, un liquide".
Le tabou linguistique explique sans doute la disparition de nombreux noms d'animaux dans les dialectes berbères.
Si l'ânesse , dont l'élevage est frappé d'interdiction en Kabylie, n'a pas perdu son nom, taghyult, c'est parce que celui-ci est formé par analogie avec celui de l'âne, aghyult. En revanche, on ne dispose pas, en kabyle, de nom berbère pour le cheval, alors que celui de la jument, tagmert, existe. Ici, le nom du cheval est emprunté à l'arabe, aûudiw. On peut invoquer le poids de l'arabe et parler d'une contamination, mais il faut signaler que le vocabulaire des animaux, en kabyle, comme dans d'autres dialectes berbères, est celui qui comporte le moins d'emprunts.
Au Maroc central, on conserve encore le nom berbère du lapin, awtul, mais comme l'animaI est de mauvais augure, on le remplace par un terme euphémique d'origine arabe, amerbuh', lit. "le bienvenu".
Le nom commun du singe, abiddew / iddew, est commun à plusieurs aires dialectales, mais certains dialectes, tout en le connaissant, le remplacent par des formations spécifiques. Ainsi, le kabyle, emploie ibekki, peut-être formé à partir d'un verbe bekk, attesté en touareg avec le sens de "se tapir". Les parlers du Maroc central ont abaghus, d'étymologie inconnue : dans ces parlers, le mot qui désigne le singe est tabou le matin, parce que le prononcer est de mauvais augure (M. TAIFI, opus cité, p.12.)
Le mot afert'et'u désigne, dans tous les dialectes le papillon, à l'exception du touareg qui l'emploie pour désigner la chauve-souris. Dans le même dialecte l'animal est appelé ad'egaI n ehod, littéralement. "le beau-père de la nuit". Comme dans la société touarègue les relations avec le beau-père sont empreintes de sévérité et même d’interdits, on peut supposer que l'appellation recouvre quelque tabou, ce qui expliquerait le composé et l’utilisation, par euphémisme, du nom du papillon.
Le vocabulaire en rapport avec les organes sexuels subit des limitations encore plus grandes. Dans ce domaine aussi, le berbère a dû posséder un vocabulaire commun, mais les mots, interdits en public, ont fini par disparaître.
Ces changements sont plus nombreux que les changements externes. Ils peuvent, comme les changements de forme, rendre difficile l’identification du vocabulaire commun.
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