"Il faut continuer à lire les romans pour pouvoir se poser les vraies questions sur le monde ", déclarait l’écrivain Jean Marie Gustave Le Clézio juste après la cérémonie de remise du prix Nobel dont il était récipiendaire l’année passée.
Si l’auteur du ‘’Désert’’ voit sous cet angle- le questionnement sur le monde- le sens de l’écriture et de la lecture, il n’en est pas de même chez tous les auteurs. Sur un autre plan où il est question de situer la validité de l’écrit sur le plan géographique et humain, l’on ne peut qu’approuver cet autre prix Nobel, Naguib Mahfûz, qui juge : " L’écrivain part toujours de l’espace réduit qui est le sien. S’il parvient à l’embrasser totalement, à le creuser en profondeur, il l’imposera comme espace universel. Prenez Dostoïevski…Ses héros quittent rarement Saint-Pétersbourg ; ils sont à cent pour cent Russes. Pourtant, qui ne se reconnaît pas en eux ? Ces personnages qui ont vécu il y a un siècle, dans un contexte géographique, social, politique tout à fait particulier nous paraissent parfois plus familiers que notre voisin de palier".
Bonheur et déchiffrement complexe
Le regretté Tahar Djaout donne sa vision de l’écriture, une vision complexe où la volonté de ‘’restructurer les choses et le monde’’ rejoint le ‘’déchiffrement immédiat du monde’’ : " Il y a une sorte de bonheur balzacien de la limpidité et du déchiffrement immédiat du monde, un désir d’ancrage dans le réel et un plaisir de créer des choses tellement transparentes qu’on a l’impression de palper la réalité juste derrière. Mais, il y a aussi un désir plus complexe, plus jouissif et plus douloureux en même temps plus ambitieux, qui est de restructurer les choses et le monde, avec une architecture plus novatrice, des interrogations plus profondes et une introspection très fouillée. Il y a donc une écriture de la lisibilité et du bonheur et une écriture du déchiffrement complexe ", expliquera-t-il (in El Moudjahid du 18 août 1991).
Le débat sur le rôle et le message de la littérature est aussi vieux que l’exercice de l’écriture elle-même. Avec la vision classique, on a considéré un certain moment l’écrivain comme un mémorialiste, un historien de l’instant qui enregistre les événements et les faits dont il est témoin. C’est, bien entendu, une vision très restrictive qui ne prend pas en considération les motivations psychologiques, esthétiques ou même politiques du message écrit.
Certes, des écrivains ont assumé avec brio cette tâche de transmettre aux générations successives les faits et gestes des rois, les hauts faits de guerre et les menus détails de la vie commerciale, économique et sociale d’une époque. Le cardinal de Retz, Saint-Simon ou, bien avant dans l’Antiquité, Salluste, Polybe et Hérodote, ont admirablement su décrire les personnages et les événements de leurs époques respectives. Mais, au sens de la littérature, tel que le concept est forgé depuis l’explosion du roman à partir du 18e siècle, une autre race de ‘’ceux qui écrivent’’ a jeté les bases d’une nouvelle conception de l’écriture, donc de nouvelles motivations qui fondent l’acte d’écrire et même l’acte de lire. En 1948, Jean-Paul Sartre, philosophe, romancier et dramaturge, s’interrogeait et interrogeait ses contemporains sur le sens de l’activité littéraire. " Pour lui, écrivent les auteurs de ‘’Littérature et Langage’’ (Fernand Nathan, 1977), l’écrivain surtout l’écrivain en prose, est ‘’engagé’’, qu’il le veuille ou non, du fait même qu’il a choisi le langage comme matière de son travail. Parler, écrire, c’est parler du monde, donc de ceci plutôt que de cela. Toute parole oblige. L’écrivain est constamment marqué, idéologiquement et politiquement désigné, par ses mots et par ses silences. D’où la légitimité et la nécessité d’une critique des contenus, qui sera en somme une lecture idéologique des œuvres, analysant leur discours manifeste, explicite et leurs non-dits ".
L’ouvrage de Sartre, ‘’Qu’est-ce que la littérature ?’’, a essayé de sonder le monde de l’écrivain et a préparé le terrain à la sociocritique moderne qui a rationalisé sa démarche par un appel combiné à la linguistique et au marxisme. " N’a-t-on pas coutume de poser à tous les jeunes gens qui se proposent d’écrire cette question de principe :’’Avez-vous quelque chose à dire ?’’ Par quoi il faut entendre : quelque chose qui vaille la peine d’être communiqué. Mais comment comprendre ce qui en ‘’vaut la peine’’ si ce n’est par recours à un système de valeurs transcendant ?’’, écrit Sartre.
Diagnostic spéculaire
Dans ses ‘’Notes et contrenotes’’ (1964), Eugène Ionesco écrit : " ‘’Pourquoi écrivez-vous ? ‘’Demande-t-on souvent à l’écrivain. ’’Vous devriez le savoir’’, pourrait répondre l’écrivain à ceux qui posent la question. ‘’Vous devriez le savoir puisque vous nous lisez, car si vous nous lisez et si vous continuez de nous lire, c’est que vous avez trouvé dans nos écrits de quoi lire, quelque chose comme une nourriture, quelque chose qui répond à votre besoin. Pourquoi donc avez-vous ce besoin et quelle sorte de nourriture sommes-nous ?
‘’Si je suis écrivain, pourquoi êtes-vous mon lecteur ? C’est en vous-mêmes que vous trouvez la réponse à la question que vous me poser ".
Ionesco pose ici le problème de la relation auteur/lecteur en termes d’une connivence dialectique dont le premier explique le second et vice-versa. L’on peut schématiser cette série de questions en disant que le besoin de dire rejoint le besoin de lire. Mais, peut-on ou doit-on exiger de l’écrivain qu’il réponde exactement à nos attentes en matière de questionnements ou de goût ? " Dès que quelqu’un a écrit un sonnet, un vaudeville, une chanson, un roman, une tragédie, les journalistes se précipitent sur lui pour savoir ce que l’auteur de la chanson ou de la tragédie pense du socialisme, du capitalisme, du bien, du mal, des mathématiques, de l’astronautique, de la théorie des quanta, de l’amour, du football, de la cuisine, du chef de l’État. ‘’Quelle est votre conception de la vie et de la mort ?’’ me demandait un journaliste sud-américain lorsque je descendais la passerelle du bateau avec mes valises à la main. Je posai mes valises, essuyai la sueur de mon front et le priai de m’accorder vingt ans pour réfléchir à la question, sans toutefois pouvoir l’assurer qu’il aurait la réponse. ‘’C’est bien ce que je me demande, lui dis-je, et j’écris pour me le demander ", ajoute Ionesco.
Dans bien des cas, sans doute dans la plupart des cas, l’écrivain nous transmet ses inquiétudes existentielles, partage avec ses lecteurs l’angoisse des question sans réponse ; il est inquiétant parce qu’il est inquiété ! L’écrivain essaye parfois de nous suggérer un ordre, une imbrication des choses telles qu’il les perçoit. C’est ce que propose la romancière américaine Toni Morrison en disant : ‘’J’écris pour créer de l’ordre, de la beauté, de la vie à partir de ce qui m’entoure et qui n’est que chaos, misère et mort’’. Tentant de replacer le concept d’engagement dans son acception la plus pertinente après qu’il fût malmené par des idéologues attitrés, Alain Robbe-Grillet souligne dans ‘’Pour un nouveau roman’’ (1963) : " L’art ne peut être réduit à l’état de moyen au service d’une cause qui le dépasserait, celle-ci fût-elle la plus juste, la plus exaltante ; l’artiste ne met rien au-dessus de son travail, et il s’aperçoit vite qu’il ne peut créer que pour rien ; la moindre directive extérieure le paralyse, le moindre souci de didactisme ou seulement de signification, lui est une insupportable gêne ; quel que soit son au parti ou aux idées généreuses, l’instant de la création ne peut que le ramener aux seuls problèmes de son art (…) Redonnons donc à la notion d’engagement le seul sens qu’elle peut avoir pour nous. Au lieu d’être de nature politique, l’engagement c’est pour l’écrivain, la pleine conscience des problèmes actuels de son propre langage, la conviction de leur extrême importance, la volonté de les résoudre de l’intérieur. C’est là, pour lui, la seule chance de demeurer un artiste et, sans doute aussi, par voie de conséquence obscure et lointaine, de servir un jour peut-être à quelque chose – peut-être même à la révolution ".
Si l’auteur du ‘’Désert’’ voit sous cet angle- le questionnement sur le monde- le sens de l’écriture et de la lecture, il n’en est pas de même chez tous les auteurs. Sur un autre plan où il est question de situer la validité de l’écrit sur le plan géographique et humain, l’on ne peut qu’approuver cet autre prix Nobel, Naguib Mahfûz, qui juge : " L’écrivain part toujours de l’espace réduit qui est le sien. S’il parvient à l’embrasser totalement, à le creuser en profondeur, il l’imposera comme espace universel. Prenez Dostoïevski…Ses héros quittent rarement Saint-Pétersbourg ; ils sont à cent pour cent Russes. Pourtant, qui ne se reconnaît pas en eux ? Ces personnages qui ont vécu il y a un siècle, dans un contexte géographique, social, politique tout à fait particulier nous paraissent parfois plus familiers que notre voisin de palier".
Bonheur et déchiffrement complexe
Le regretté Tahar Djaout donne sa vision de l’écriture, une vision complexe où la volonté de ‘’restructurer les choses et le monde’’ rejoint le ‘’déchiffrement immédiat du monde’’ : " Il y a une sorte de bonheur balzacien de la limpidité et du déchiffrement immédiat du monde, un désir d’ancrage dans le réel et un plaisir de créer des choses tellement transparentes qu’on a l’impression de palper la réalité juste derrière. Mais, il y a aussi un désir plus complexe, plus jouissif et plus douloureux en même temps plus ambitieux, qui est de restructurer les choses et le monde, avec une architecture plus novatrice, des interrogations plus profondes et une introspection très fouillée. Il y a donc une écriture de la lisibilité et du bonheur et une écriture du déchiffrement complexe ", expliquera-t-il (in El Moudjahid du 18 août 1991).
Le débat sur le rôle et le message de la littérature est aussi vieux que l’exercice de l’écriture elle-même. Avec la vision classique, on a considéré un certain moment l’écrivain comme un mémorialiste, un historien de l’instant qui enregistre les événements et les faits dont il est témoin. C’est, bien entendu, une vision très restrictive qui ne prend pas en considération les motivations psychologiques, esthétiques ou même politiques du message écrit.
Certes, des écrivains ont assumé avec brio cette tâche de transmettre aux générations successives les faits et gestes des rois, les hauts faits de guerre et les menus détails de la vie commerciale, économique et sociale d’une époque. Le cardinal de Retz, Saint-Simon ou, bien avant dans l’Antiquité, Salluste, Polybe et Hérodote, ont admirablement su décrire les personnages et les événements de leurs époques respectives. Mais, au sens de la littérature, tel que le concept est forgé depuis l’explosion du roman à partir du 18e siècle, une autre race de ‘’ceux qui écrivent’’ a jeté les bases d’une nouvelle conception de l’écriture, donc de nouvelles motivations qui fondent l’acte d’écrire et même l’acte de lire. En 1948, Jean-Paul Sartre, philosophe, romancier et dramaturge, s’interrogeait et interrogeait ses contemporains sur le sens de l’activité littéraire. " Pour lui, écrivent les auteurs de ‘’Littérature et Langage’’ (Fernand Nathan, 1977), l’écrivain surtout l’écrivain en prose, est ‘’engagé’’, qu’il le veuille ou non, du fait même qu’il a choisi le langage comme matière de son travail. Parler, écrire, c’est parler du monde, donc de ceci plutôt que de cela. Toute parole oblige. L’écrivain est constamment marqué, idéologiquement et politiquement désigné, par ses mots et par ses silences. D’où la légitimité et la nécessité d’une critique des contenus, qui sera en somme une lecture idéologique des œuvres, analysant leur discours manifeste, explicite et leurs non-dits ".
L’ouvrage de Sartre, ‘’Qu’est-ce que la littérature ?’’, a essayé de sonder le monde de l’écrivain et a préparé le terrain à la sociocritique moderne qui a rationalisé sa démarche par un appel combiné à la linguistique et au marxisme. " N’a-t-on pas coutume de poser à tous les jeunes gens qui se proposent d’écrire cette question de principe :’’Avez-vous quelque chose à dire ?’’ Par quoi il faut entendre : quelque chose qui vaille la peine d’être communiqué. Mais comment comprendre ce qui en ‘’vaut la peine’’ si ce n’est par recours à un système de valeurs transcendant ?’’, écrit Sartre.
Diagnostic spéculaire
Dans ses ‘’Notes et contrenotes’’ (1964), Eugène Ionesco écrit : " ‘’Pourquoi écrivez-vous ? ‘’Demande-t-on souvent à l’écrivain. ’’Vous devriez le savoir’’, pourrait répondre l’écrivain à ceux qui posent la question. ‘’Vous devriez le savoir puisque vous nous lisez, car si vous nous lisez et si vous continuez de nous lire, c’est que vous avez trouvé dans nos écrits de quoi lire, quelque chose comme une nourriture, quelque chose qui répond à votre besoin. Pourquoi donc avez-vous ce besoin et quelle sorte de nourriture sommes-nous ?
‘’Si je suis écrivain, pourquoi êtes-vous mon lecteur ? C’est en vous-mêmes que vous trouvez la réponse à la question que vous me poser ".
Ionesco pose ici le problème de la relation auteur/lecteur en termes d’une connivence dialectique dont le premier explique le second et vice-versa. L’on peut schématiser cette série de questions en disant que le besoin de dire rejoint le besoin de lire. Mais, peut-on ou doit-on exiger de l’écrivain qu’il réponde exactement à nos attentes en matière de questionnements ou de goût ? " Dès que quelqu’un a écrit un sonnet, un vaudeville, une chanson, un roman, une tragédie, les journalistes se précipitent sur lui pour savoir ce que l’auteur de la chanson ou de la tragédie pense du socialisme, du capitalisme, du bien, du mal, des mathématiques, de l’astronautique, de la théorie des quanta, de l’amour, du football, de la cuisine, du chef de l’État. ‘’Quelle est votre conception de la vie et de la mort ?’’ me demandait un journaliste sud-américain lorsque je descendais la passerelle du bateau avec mes valises à la main. Je posai mes valises, essuyai la sueur de mon front et le priai de m’accorder vingt ans pour réfléchir à la question, sans toutefois pouvoir l’assurer qu’il aurait la réponse. ‘’C’est bien ce que je me demande, lui dis-je, et j’écris pour me le demander ", ajoute Ionesco.
Dans bien des cas, sans doute dans la plupart des cas, l’écrivain nous transmet ses inquiétudes existentielles, partage avec ses lecteurs l’angoisse des question sans réponse ; il est inquiétant parce qu’il est inquiété ! L’écrivain essaye parfois de nous suggérer un ordre, une imbrication des choses telles qu’il les perçoit. C’est ce que propose la romancière américaine Toni Morrison en disant : ‘’J’écris pour créer de l’ordre, de la beauté, de la vie à partir de ce qui m’entoure et qui n’est que chaos, misère et mort’’. Tentant de replacer le concept d’engagement dans son acception la plus pertinente après qu’il fût malmené par des idéologues attitrés, Alain Robbe-Grillet souligne dans ‘’Pour un nouveau roman’’ (1963) : " L’art ne peut être réduit à l’état de moyen au service d’une cause qui le dépasserait, celle-ci fût-elle la plus juste, la plus exaltante ; l’artiste ne met rien au-dessus de son travail, et il s’aperçoit vite qu’il ne peut créer que pour rien ; la moindre directive extérieure le paralyse, le moindre souci de didactisme ou seulement de signification, lui est une insupportable gêne ; quel que soit son au parti ou aux idées généreuses, l’instant de la création ne peut que le ramener aux seuls problèmes de son art (…) Redonnons donc à la notion d’engagement le seul sens qu’elle peut avoir pour nous. Au lieu d’être de nature politique, l’engagement c’est pour l’écrivain, la pleine conscience des problèmes actuels de son propre langage, la conviction de leur extrême importance, la volonté de les résoudre de l’intérieur. C’est là, pour lui, la seule chance de demeurer un artiste et, sans doute aussi, par voie de conséquence obscure et lointaine, de servir un jour peut-être à quelque chose – peut-être même à la révolution ".
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