C’est enfoncer une porte ouverte que d’écrire que la littérature orale, qu’on appelle aussi la tradition orale, a perdu du terrain. Elle en perd chaque jour un peu plus. Elle est devenue un sujet de recherches dans de nombreux pays pour les ethnologues, anthropologues et autres spécialistes. Les veillées autour de l’âtre, près du feu, n’ont plus cours. Elles sont «hors champ», pour reprendre une expression à la mode depuis l’arrivée du téléphone portable en Algérie. Elle n’a pas résisté à l’irruption de la télévision et des autres outils et moyens de communication modernes.
«Saraha raha», «Alhane wa chabab» de la télévision algérienne et les nombreux programmes, émissions, reportages, magazines «servis» sans interruption, de jour comme de nuit, parfois en direct, par les dizaines, voire les centaines de télévisions émettant à travers la planète ont écarté, isolé, voire tué culturellement les conteuses et les conteurs. Les grands-mères ne trouvent plus, à leur côté, en face d’elles, leurs petits-enfants à qui raconter une belle histoire, un magnifique conte. Elles disparaissent en emportant avec elles les trésors ancestraux.
Même s’ils le désirent, les enfants, ballotés le soir entre les leçons et les devoirs scolaires, ne disposent plus de temps pour écouter des contes et autres récits épiques. Même lorsqu’ils disposent d’un court temps libre, ils préfèrent se mettre devant la télévision et regarder les programmes. Et ce n’est pas le choix qui manque. Il y en a pour tous les goûts et pour tous les âges.
«Chaque fois qu’un vieillard meurt en Afrique, c’est une bibliothèque qui brûle», disait l’écrivain et ethnologue malien Amadou Hampâté Bâ, «diplômé de la grande université de la Parole enseignée à l’ombre des baobabs» (espèce d’arbre répandu en Afrique), comme il aimait se présenter. Une petite phrase, prononcée en 1960 à l’Unesco, mettant en évidence le grand savoir ancestral.
Les berceuses, récits, épopées, contes, comptines, proverbes, mythes, légendes, fables et devinettes n’ont plus voix au chapitre. Les savoureuses veillées au coin du feu en hiver et sur la petite courette de la maison en été font partie de l’histoire ancienne. Les moments de communication entre générations sont devenus très rares. Le téléphone portable a réduit comme une peau de chagrin les contacts directs entre les membres d’une même famille et les amis.
Le SMS tend à remplacer «aberrah» (le crieur public) puisque, parfois, les avis de décès sont envoyés par le biais de ce nouveau moyen de communication, dans un message sec et froid. La même démarche commence, petit à petit, à s’installer concernant les condoléances. C’est la rançon du progrès, dit-on. De là à considérer la littérature orale comme une tradition «hors course», voire absurde, il n’y a qu’un pas. Déjà, certains jeunes et adolescents qualifient de «périmés» des pans entiers de la tradition orale.
Pourtant, cette littérature orale a joué, autrefois, un grand rôle dans la structuration, l’éducation, la formation, le développement et la socialisation de l’enfant. C’est la masse des savoirs, des connaissances, des valeurs et des référents, acquis auprès des siens par le biais de l’oralité, qui permettait de passer de l’enfance à l’âge adulte. Cela se faisait sans trop de difficultés parce que l’enfant était bien armé, culturellement et intellectuellement, pour une telle évolution. Il était assez bien «outillé» pour développer de bons rapports avec ses semblables, la nature et l’environnement. Tout le monde était impliqué, à des degrés divers, dans la transmission, le transfert du savoir et des connaissances ancestrales à l’enfant.
Tout passait par l’oralité
«Dès l'enfance, nous étions entraînés à observer, à regarder, à écouter, si bien que tout événement s'inscrivait dans notre mémoire comme dans une cire vierge», écrivait M. Hampâté Bâ, auteur entre autres de «La Poignée de poussière» (contes et récits du Mali) et de «L’Étrange destin de Wangrin», Grand Prix de littérature d’Afrique noire (1974).
C’est par le biais de l’oralité qu’on apprenait à l’enfant comment «devenir un membre de la communauté», nous confie Rachid Bellil, sociologue et chercheur au Centre national de recherches préhistoriques, anthropologiques et historiques (CNRPAH) d’Alger.
«L’activité pédagogique se fait d’abord au sein de la famille dans la société traditionnelle. Il n’existait pas d’institution. Le rôle d’une institution spécialisée est très limité. Je pense par exemple, dans certaines communautés, à l’existence d’écoles coraniques où l’on transmettait par l’écrit un savoir religieux. Globalement, tout passait par l’oralité», estime M. Bellil.
Il cite l’exemple des devinettes qui étaient transmises à l’enfant «de manière orale et ramassée», sous la forme de questions-réponses. Les devinettes contenaient «des éléments essentiels de la connaissance sur l’environnement, l’environnement naturel physique : les plantes, les fruits, en un mot tout ce qui concerne la vie quotidienne. Elles étaient transmises de manière ramassée et aussi symbolique», ajoute-t-il.
«On s’exerçant aux devinettes, l’enfant apprend à intérioriser la connaissance du groupe, sur son environnement et parfois sur lui-même. C’est un peu la même chose pour les contes, sous une autre forme, sous la forme imaginaire», relève M. Bellil.
La devinette parle de choses réelles, concrètes. Par contre le conte, lui, fait appel à l’imaginaire. Il véhicule et transmet des valeurs, une connaissance de la situation géographique, des informations sur l’environnement naturel etc. «Par le biais de ces productions orales, on transmettait aux enfants le minimum, parfois beaucoup plus que le minimum, de la connaissance, du savoir qu’il doit maîtriser pour entrer dans la société», note l’auteur de l’ouvrage intitulé «Textes Zénètes du Gourara», dans la région de Timimoun (sud algérien) édité au CNRPAH en 2006.
La poésie jouait aussi le même rôle mais à un niveau beaucoup plus élevé, élaboré, parfois maîtrisée par des initiés. Par le biais de la poésie, ce sont aussi des valeurs du groupe, leur vision de la vie et de la mort, leurs espoirs et déceptions, leurs activités quotidiennes, leur histoire qui se transmettaient. Mais «c’est une histoire qui n’a rien à voir avec l’histoire telle qu’on la connaît, écrite dans les livres d’histoire. Très souvent, il n’y a pas de référence, pas de datation», précise M. Bellil. Mais la poésie renferme des repères qui peuvent être très utiles pour l’historien, comme ceux évoqués, relatés, parfois avec force détails, par Si Mohand Ou M’hand, Youcef Oulefki, Ahmed Lemseyah pour ne citer que ces trois poètes, connus, de la région de Tizi Ouzou. Les récits, historiques ou autres, sont parfois très brefs. Cette brièveté est justement voulue, calculée, pour que les auditeurs, les membres du groupe, de la communauté à laquelle appartient le locuteur s’en rappellent et se les transmettent. «Il y a un minimum de données sur la société, sur les ancêtres qui sont transmises ainsi par le biais de l’oralité», relève M. Bellil.
«Mais là encore, lorsqu’on étudie cette tradition orale, on s’aperçoit que, très souvent, elle ne dépassait pas l’horizon du groupe, de la communauté. C’est-à-dire on ne se transmettait que l’histoire de ses propres ancêtres. C’est un savoir assez limité, restreint au groupe», estime-t-il.
«Lorsqu’on fait de la recherche sur le terrain, quand on s’adresse à un individu pour nous donner la tradition historique sur le village d’à-côté, il vous orientera vers les gens du village d’à-côté. Comme si, moralement, il n’avait pas le droit de parler des ancêtres du village voisin. C’est à leurs descendants de parler de leurs ancêtres», selon M. Bellil.
Une donnée essentielle de la littérature orale est qu’elle se transmettait par le biais du corps humain. «Ainsi, si l’individu auquel on parle ne comprend pas la langue ou le dialecte, la transmission du savoir et la communication s’arrêtaient. Il faut être le locuteur de la langue pour pouvoir s’approprier et transmettre les éléments de la littérature orale», souligne-t-il.
«Saraha raha», «Alhane wa chabab» de la télévision algérienne et les nombreux programmes, émissions, reportages, magazines «servis» sans interruption, de jour comme de nuit, parfois en direct, par les dizaines, voire les centaines de télévisions émettant à travers la planète ont écarté, isolé, voire tué culturellement les conteuses et les conteurs. Les grands-mères ne trouvent plus, à leur côté, en face d’elles, leurs petits-enfants à qui raconter une belle histoire, un magnifique conte. Elles disparaissent en emportant avec elles les trésors ancestraux.
Même s’ils le désirent, les enfants, ballotés le soir entre les leçons et les devoirs scolaires, ne disposent plus de temps pour écouter des contes et autres récits épiques. Même lorsqu’ils disposent d’un court temps libre, ils préfèrent se mettre devant la télévision et regarder les programmes. Et ce n’est pas le choix qui manque. Il y en a pour tous les goûts et pour tous les âges.
«Chaque fois qu’un vieillard meurt en Afrique, c’est une bibliothèque qui brûle», disait l’écrivain et ethnologue malien Amadou Hampâté Bâ, «diplômé de la grande université de la Parole enseignée à l’ombre des baobabs» (espèce d’arbre répandu en Afrique), comme il aimait se présenter. Une petite phrase, prononcée en 1960 à l’Unesco, mettant en évidence le grand savoir ancestral.
Les berceuses, récits, épopées, contes, comptines, proverbes, mythes, légendes, fables et devinettes n’ont plus voix au chapitre. Les savoureuses veillées au coin du feu en hiver et sur la petite courette de la maison en été font partie de l’histoire ancienne. Les moments de communication entre générations sont devenus très rares. Le téléphone portable a réduit comme une peau de chagrin les contacts directs entre les membres d’une même famille et les amis.
Le SMS tend à remplacer «aberrah» (le crieur public) puisque, parfois, les avis de décès sont envoyés par le biais de ce nouveau moyen de communication, dans un message sec et froid. La même démarche commence, petit à petit, à s’installer concernant les condoléances. C’est la rançon du progrès, dit-on. De là à considérer la littérature orale comme une tradition «hors course», voire absurde, il n’y a qu’un pas. Déjà, certains jeunes et adolescents qualifient de «périmés» des pans entiers de la tradition orale.
Pourtant, cette littérature orale a joué, autrefois, un grand rôle dans la structuration, l’éducation, la formation, le développement et la socialisation de l’enfant. C’est la masse des savoirs, des connaissances, des valeurs et des référents, acquis auprès des siens par le biais de l’oralité, qui permettait de passer de l’enfance à l’âge adulte. Cela se faisait sans trop de difficultés parce que l’enfant était bien armé, culturellement et intellectuellement, pour une telle évolution. Il était assez bien «outillé» pour développer de bons rapports avec ses semblables, la nature et l’environnement. Tout le monde était impliqué, à des degrés divers, dans la transmission, le transfert du savoir et des connaissances ancestrales à l’enfant.
Tout passait par l’oralité
«Dès l'enfance, nous étions entraînés à observer, à regarder, à écouter, si bien que tout événement s'inscrivait dans notre mémoire comme dans une cire vierge», écrivait M. Hampâté Bâ, auteur entre autres de «La Poignée de poussière» (contes et récits du Mali) et de «L’Étrange destin de Wangrin», Grand Prix de littérature d’Afrique noire (1974).
C’est par le biais de l’oralité qu’on apprenait à l’enfant comment «devenir un membre de la communauté», nous confie Rachid Bellil, sociologue et chercheur au Centre national de recherches préhistoriques, anthropologiques et historiques (CNRPAH) d’Alger.
«L’activité pédagogique se fait d’abord au sein de la famille dans la société traditionnelle. Il n’existait pas d’institution. Le rôle d’une institution spécialisée est très limité. Je pense par exemple, dans certaines communautés, à l’existence d’écoles coraniques où l’on transmettait par l’écrit un savoir religieux. Globalement, tout passait par l’oralité», estime M. Bellil.
Il cite l’exemple des devinettes qui étaient transmises à l’enfant «de manière orale et ramassée», sous la forme de questions-réponses. Les devinettes contenaient «des éléments essentiels de la connaissance sur l’environnement, l’environnement naturel physique : les plantes, les fruits, en un mot tout ce qui concerne la vie quotidienne. Elles étaient transmises de manière ramassée et aussi symbolique», ajoute-t-il.
«On s’exerçant aux devinettes, l’enfant apprend à intérioriser la connaissance du groupe, sur son environnement et parfois sur lui-même. C’est un peu la même chose pour les contes, sous une autre forme, sous la forme imaginaire», relève M. Bellil.
La devinette parle de choses réelles, concrètes. Par contre le conte, lui, fait appel à l’imaginaire. Il véhicule et transmet des valeurs, une connaissance de la situation géographique, des informations sur l’environnement naturel etc. «Par le biais de ces productions orales, on transmettait aux enfants le minimum, parfois beaucoup plus que le minimum, de la connaissance, du savoir qu’il doit maîtriser pour entrer dans la société», note l’auteur de l’ouvrage intitulé «Textes Zénètes du Gourara», dans la région de Timimoun (sud algérien) édité au CNRPAH en 2006.
La poésie jouait aussi le même rôle mais à un niveau beaucoup plus élevé, élaboré, parfois maîtrisée par des initiés. Par le biais de la poésie, ce sont aussi des valeurs du groupe, leur vision de la vie et de la mort, leurs espoirs et déceptions, leurs activités quotidiennes, leur histoire qui se transmettaient. Mais «c’est une histoire qui n’a rien à voir avec l’histoire telle qu’on la connaît, écrite dans les livres d’histoire. Très souvent, il n’y a pas de référence, pas de datation», précise M. Bellil. Mais la poésie renferme des repères qui peuvent être très utiles pour l’historien, comme ceux évoqués, relatés, parfois avec force détails, par Si Mohand Ou M’hand, Youcef Oulefki, Ahmed Lemseyah pour ne citer que ces trois poètes, connus, de la région de Tizi Ouzou. Les récits, historiques ou autres, sont parfois très brefs. Cette brièveté est justement voulue, calculée, pour que les auditeurs, les membres du groupe, de la communauté à laquelle appartient le locuteur s’en rappellent et se les transmettent. «Il y a un minimum de données sur la société, sur les ancêtres qui sont transmises ainsi par le biais de l’oralité», relève M. Bellil.
«Mais là encore, lorsqu’on étudie cette tradition orale, on s’aperçoit que, très souvent, elle ne dépassait pas l’horizon du groupe, de la communauté. C’est-à-dire on ne se transmettait que l’histoire de ses propres ancêtres. C’est un savoir assez limité, restreint au groupe», estime-t-il.
«Lorsqu’on fait de la recherche sur le terrain, quand on s’adresse à un individu pour nous donner la tradition historique sur le village d’à-côté, il vous orientera vers les gens du village d’à-côté. Comme si, moralement, il n’avait pas le droit de parler des ancêtres du village voisin. C’est à leurs descendants de parler de leurs ancêtres», selon M. Bellil.
Une donnée essentielle de la littérature orale est qu’elle se transmettait par le biais du corps humain. «Ainsi, si l’individu auquel on parle ne comprend pas la langue ou le dialecte, la transmission du savoir et la communication s’arrêtaient. Il faut être le locuteur de la langue pour pouvoir s’approprier et transmettre les éléments de la littérature orale», souligne-t-il.
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