Le réalisateur marocain Kamal Lazraq signe un premier long-métrage remarquable dans les bas-fonds de la ville.
Par Jacques Mandelbaum
Issam (Ayoub Elaid) et Hassan (Abdellatif Masstouri) dans « Les Meutes », de Kamal Lazrak. BARNEY PRODUCTION/MONT FLEURI PRODUCTION/BELUGA TREE
Le rideau s’ouvre sur la scène nocturne, sordide à souhait, d’un Casablanca non revendiqué par l’office du tourisme. Ambiance racaille et combats de chiens, sang, bave, violence, misère sociale. Le terrain est vague, les faciès ravagés, les bouches béantes, les prises à l’arrache. Un molosse est laissé pour mort. Son propriétaire, effondré, proteste, dénonce un combat truqué, et est roué de coups par l’un des hommes de main du propriétaire du chien vainqueur, petit chef d’une bande de trafiquants qui fait régner la terreur dans le quartier. Le propriétaire du chien massacré est un barbu sec comme un coup de trique, catogan, filet de barbe. Il se nomme Dib et, sans qu’on le sache encore, l’heure de sa revanche vient de sonner.
Raccord cut, au petit matin, sur deux nouveaux protagonistes. Issam, jeune manutentionnaire qui tente de surnager dans de petits boulots, et Hassan, son père, ex-taulard et homme de main, disponible aux coups tordus qui se présentent. Justement, Hassan vient chercher Issam pour ce qu’il nomme « un bon coup », une sorte de « petit boulot ». Le temps de livrer quelques bas morceaux de barbaque à sa vieille mère – la matriarche dit que « tout se mange » et l’on est ainsi au fait d’une société qui ne se nourrit plus tout à fait à sa faim – et ils sont en route. Dans une guimbarde épuisée fournie par un troisième larron, édenté, qui leur enjoint de « rester des hommes ».
Tandem d’une rare intensité
L’objurgation reviendra tout au long du film, ajoutant à la misère constatée par l’état de la viande le fort difficile impératif de la dignité humaine. On tient dans cette tension l’une des lignes de basse du film, à laquelle s’ajoute, évidemment, celle du rapport, bizarrement inversé, entre le fils, intériorisé et rationnel, et le père, fracassé et histrionesque. Les deux acteurs, comme le reste du casting, sont des non-professionnels. Le tandem, en compagnie duquel on va passer l’essentiel du temps, se révèle d’une rare intensité, servi par un tournage fiévreux, une image à gros grain, éclairée à la lueur des feux de croisement dans la nuit morale qui s’installe.
On le reprend à l’arrivée de leur occupation du jour. Le domicile d’un type qu’ils saucissonnent proprement, encapuchent d’une toile de jute et encastrent à grand-peine dans le coffre minuscule de la bagnole. Il faut dire que c’est un gros morceau, en lequel on aura eu le temps de reconnaître le membre du gang qui a tabassé Dib au début du film. A partir de quoi on se sait enfin embarqué dans un revenge movie, que Kamal Lazraq, son auteur, va infléchir, sans pour autant y renoncer, vers la farce macabre. Les deux pieds nickelés ont en effet si bien plié le type qu’ils ressortent un cadavre du coffre au moment de le remettre à Dib.
Lequel, furieux, les enjoint de le débarrasser de l’encombrement, ce qui donne lieu comme au départ d’un nouveau film, plus beckettien, ou faulknérien, ou coenien, au cours duquel le mort continuera de faire de la résistance. La nuit est entre-temps retombée. Elle passera entière, d’avanies en avanies, de visions fantastiques en coups de malchance, par la rencontre d’un pompiste possédé, d’un djinn déguisé en âne ou d’un pêcheur alcoolique qui pense, à la suite de Cousteau, que les sardines parlent. Alors même que les ennemis mortels de Dib se sont réveillés et passent à leur tour à l’action.
Sarabande du rire et de l’effroi
On est ici, et c’est ce qui fait le sel et le ton de ce remarquable premier long-métrage, entre la pure monstruosité d’un cadavre pourrissant et la montée superstitieuse d’une inquiétude de la foi chez Hassan, qui voudrait quand même qu’on l’enterre vers La Mecque. A cette impossible injonction, le film répond par une sarabande du rire et de l’effroi, nous donnant rendez-vous au bout de la nuit, à l’aube suivante, parmi les chiens errants, en nous laissant méditer sur le prix de la vie humaine.
La qualité de cette œuvre ne saurait être dite sans que l’on évoque une présence des films du Maghreb qui fut particulièrement sensible lors du Festival de Cannes. Citons le tonitruant Les Filles d’Olfa, de la Tunisienne Kaouther Ben Hania, sorti le 5 juillet, ou Machtat, de sa compatriote Sonia Ben Slama, ainsi que deux autres films marocains demandant à être considérés, l’intrigant La Mère de tous les mensonges, de la réalisatrice Asmae El Moudir, et le burlesque Déserts, de Faouzi Bensaïdi (sortie le 20 septembre). Cela pour ne rien dire de la sortie imminente, le mercredi 9 août, d’Animalia, le premier long-métrage de la Franco-Marocaine Sofia Alaoui, remarquable récit de science-fiction tourné dans les montagnes de l’Atlas. Avec ces films, Les Meutes semble manifester, dans les conditions rarement favorables de la politique culturelle des pouvoirs en place, sinon la possibilité, du moins la promesse d’un regain cinématographique.
Voilà six ans, c’était d’Algérie, avec les talentueux Karim Moussaoui (Les Jours d’avant) et Hassen Ferhani (Dans ma tête un rond-point), que nous parvenait le même signal. Il s’en faut de beaucoup, toutefois, que de ces étincelles naisse un mouvement pérenne sous des régimes qui enterrent plutôt qu’ils n’exaltent la liberté, notamment de création. Passé par la Fémis pour se former, Kamal Lazraq le sait mieux que quiconque, et lâche très probablement Les Meutes pour rappeler que la liberté est dure à cuire.