Soula, premier long-métrage du réalisateur algérien Salah Issaad a été projeté en avant-première mondiale le 8 décembre 2021, à l’occasion de la première édition du Red Sea Film Festival à Djeddah, en Arabie saoudite, dont il a également bénéficié du financement. Le film sera également en compétition à la Berlinale qui se tient du 10 au 22 février 2022.
Soula
Réalisation : Salah Issaad
France-Algérie, 2020
Issaad film productions
Douze heures et cinq voitures. Voilà planté le décor du film Soula, du nom de sa protagoniste, et dont les faits sont inspirés de la vie de l’actrice principale, Souheila dite « Soula » Bahri.
La trame est presque banale : Soula est une jeune mère célibataire que son père vient de mettre à la porte avec « sa bâtarde de fille ». Dès lors, son seul souci est de savoir où passer la nuit avec son bébé. Elle n’est pas la victime idéale, la jeune fille innocente et ingénue qu’un garçon mal intentionné aurait détournée des bonnes mœurs. Fausse blonde, faux ongles, vraies cigarettes qu’elle enchaîne sur la banquette arrière pour consumer son angoisse : elle est trop vulgaire au goût de la morale sociale pour mériter l’empathie.
Fuyant difficilement les regards inquisiteurs derrière son voile de circonstance et son abaya noirs, elle passe de voiture en voiture. D’abord chez le vieil Ammar, ancien moudjahid (résistant contre la colonisation française) et ancien soldat de l’Indochine, mais qui n’ose lui offrir un toit, par crainte de la réaction de sa femme « qui n’a peur de personne, même pas de Staline ». Son amoureux qui n’est pas le père de sa fille et qui la retrouve dans la voiture d’un ami n’a pas les moyens de ses sentiments : il s’emporte quand on prétend devant lui que son amie a couché avec tout le monde ; il a peur pour elle de l’influence d’Amel, la maquerelle qui ne cesse de lui proposer de l’embaucher, de la longue nuit qui s’annonce… Mais où peut-il la mettre à l’abri, lui qui vit encore chez ses parents ?
UNE CAMÉRA EMBARQUÉE
Soula trouve pour quelques heures un toit pour sa fille, en attendant une meilleure solution. Entre-temps, le toit des voitures — elle l’espère — l’abrite des rues de Batna. Dès que la nuit tombe, elles deviennent le terrain de chasse exclusif des hommes qui traquent Soula de leurs regards, de leurs insultes, de leurs phares. Durant cette longue nuit, le cadre de la caméra ne dépasse celui de la voiture que pour montrer les lumières et l’autoroute qui défilent. On voit rarement les visages des personnages à l’extérieur dont nous parviennent les voix, et dont on essaye de deviner les traits et les expressions. Une impression de carcan qui rappelle une séquence du film Roma wella n’touma (Rome plutôt que vous, 2007) du réalisateur algérien Tariq Teguia, filmée depuis la banquette arrière, pendant que le chauffeur tourne en rond dans un quartier en construction de la banlieue d’Alger et que la question de son amie sur le siège passager revient comme une rengaine : « T’bahharna wella mazal ? » (On s’est perdu ou pas encore ?)
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Contrainte de demander à Amel de l’héberger, la jeune protagoniste se trouve piégée dans une voiture en compagnie de deux hommes aux visages patibulaires. Elle est violée par le premier sur la banquette arrière. Lorsqu’elle tente de fuir alors que la voiture est à l’arrêt, les deux hommes la rattrapent et la rembarquent, attirant l’attention des flics. Pour échapper à une fouille qui aurait révélé le shit en leur possession et menaçant Soula de l’entraîner avec eux, le violeur fait croire qu’elle est sa sœur, et réussit à en convaincre l’agent en donnant à la jeune femme quelques coups. Le policier finit par les laisser partir avec un laconique : « La prochaine fois que vous avez des problèmes familiaux, réglez-les à la maison, pas dans la rue ». Tout passe, tout se passe, tant que c’est derrière les murs ou les portières, loin des regards.
LA NON-PROMESSE DE L’AUBE
Comment s’amuse-t-on quand on est jeune à Batna ? L’histoire de Soula sert aussi de prisme pour montrer une autre réalité sociale, celle des villes moyennes où il ne se passe rien. Ces villes où l’on achète clandestinement les bières en les passant de voiture en voiture dans des sacs en plastique noirs, avant de les « siffler » à une vitesse vertigineuse ; où il faut faire 250 kilomètres pour aller danser en discothèque à Annaba. Car c’est justement dans ce décor des rues de Batna que le réalisateur Salah Issaad a rencontré la vraie Soula, il y a de cela plusieurs années.
Dans le film, la jeune héroïne finit par trouver refuge dans la voiture d’un ami, Amine, dont elle dépend désormais. Ce dernier est une « grande gueule », généreux avec la jeune femme dont il a quand même envie de profiter. Alors, quand il lui promet de faire venir son bébé jusqu’à Annaba où il a décidé qu’ils iront passer le reste de la nuit avec Soula et son cousin, cette dernière ne peut qu’accepter.
Mais ne pas être maîtresse de sa vie a parfois ses avantages. Pendant un temps, dans la voiture d’Amine, Soula se laisse emporter par les mauvais morceaux de musique en autotune et oublie sa fille, sa vie. Elle se croirait presque libre, avec l’air qui fouette son visage, dans cette nuit qui prend la teinte orange des lumières des lampadaires. Or, la séquence nocturne est une longue parenthèse entre le crépuscule du début du film et l’aube de la fin, qui ne sonne pas forcément comme une promesse d’espoir pour la jeune femme et sa fille. Durant ces douze heures d’une nuit qui semblait interminable, Soula a eu le temps de perdre espoir dans le monde qui l’entoure.
UNE AVANT-PREMIÈRE SANS GRAND PUBLIC
La programmation d’un tel film a de quoi étonner dans un pays réputé aussi conservateur que l’Arabie saoudite, où les films qui passent sur les chaînes du groupe MBC sont épurés des scènes de sexe ou de baisers, et où le sous-titrage en arabe affiche « Donne-moi un verre de lait » quand le personnage demande, en anglais, une bière au barman. Alcool, pilules d’ecstasy, blasphèmes… rien de tout cela n’a été coupé durant la projection de Soula au Red Sea Film Festival à Djeddah. On regrettera toutefois les conditions presque intimistes de cette avant-première alors que le film est en compétition officielle.
Il y a quelque chose de biblique dans la scène finale du film, dans ce berceau improvisé avec une caisse en bois, confié à la mer tel celui de Moïse. C’est sans doute aussi la seule scène purement fictive du long-métrage. On aurait raison d’ailleurs de reprocher au réalisateur — et coscénariste avec la principale intéressée — un manque de vraisemblance, sans doute motivé par le désir de ne pas clôturer le film sur une fin heureuse. Car si les road movies relèvent souvent du récit initiatique, les kilomètres que l’héroïne du film a traversés n’ont fait que la perdre, plutôt que de lui permettre de se retrouver.
De retour à la réalité, on pousse presque un soupir de soulagement en voyant un membre de l’équipe remettre à Soula Bahri son bébé à la sortie de la salle de projection. Le producteur du film rappelle que le premier souci de ce long-métrage est de montrer les choses telles qu’elles sont, sans vernis, mais sans accabler non plus la société algérienne plus qu’une autre. Et de pousser le spectateur à se poser la question : « Et si vous croisiez une Soula — comme il y en a tant dans le monde — dans la rue, alors que vous êtes en voiture, que feriez-vous ? ».