Au sec, il ressemble à un enfant. Un bébé rock-star, d’allure johnnydeppienne avec sa veste customisée et ses bracelets ethniques. Trempez-le dans l’eau : l’enfant rock-star ôte sa défroque et se métamorphose. Pour s’en aller rejoindre, ondulant palmes aux pieds et caméra au poing, ses amis les requins qu’il taquine comme de jeunes chiots. Vous connaissiez l’homme qui murmure à l’oreille des chevaux ? Voici celui qui chuchote aux ouïes des squales. Il s’appelle Rob Stewart, il est photographe, zoologue, il a 28 ans, et il dit qu’il est né une seconde fois le jour où, derrière son masque et son tuba, ses yeux comme deux billes vertes ont découvert la forme parfaite du super-prédateur. Qui a survécu à tout pendant 450 millions d’années, mais qui risque de ne pas survivre à l’homme, entraînant dans sa chute tout l’écosystème marin. Une bombe à retardement. Nous ne le savions pas. Il nous l’apprend à travers un documentaire primé dans tous les festivals, de Hawaii à Toronto, que le public français découvrira le 9 avril. « Les seigneurs de la mer » : quatre-vingt-dix minutes de grâce et d’horreur, de bonheur fluide et de rage impuissante. Une charge aquatique et poétique contre le délit de faciès dont font l’objet les requins depuis Spielberg et ses « Dents de la mer ». Un chant d’amour autant qu’une chance unique de porter le fer dans les yeux et le coeur du public pour arrêter le massacre. S’il en est encore temps.
En dix ans, nous dit Rob, 90 % des requins ont été exterminés. 100 millions d’individus par an (1),15 000 rien que pendant la durée du film. La cause ? Leurs précieux ailerons, achetés 0,80 euro le kilo et revendus 200 sur les marchés asiatiques. On a même vu une nageoire de requin baleine atteindre les 10 000 dollars. Pour Rob, seule la drogue rivalise avec ce business. La faute aux vertus que l’Asie prête à cet appendice cartilagineux. En soupe, malgré son absence totale de saveur, il garantirait force et longévité, guérirait les pannes sexuelles. Comme la corne de rhinocéros ou le pénis de tigre ? Mieux, car le requin empêcherait en plus d’avoir le cancer ! Longtemps ces superstitions n’ont concerné que les élites, seules capables de s’offrir ce mets impérial. Mais le développement économique fulgurant de la zone Asie a multiplié les notables. Qui veulent, eux aussi, leur Viagra naturel !
Les seigneurs de la Mer
Le jeune réalisateur remonte la chaîne économique. Au Costa Rica, invité pour une mission de surveillance, il traque des pêcheurs qui braconnent sur les réserves naturelles. Pour gagner du temps, de la place et du poids, les hommes tranchent ailerons et nageoires sur la bête vivante et rejettent à l’eau le corps sanguinolent. On appelle ça le finning (voir encadré). Le film prend des airs de film d’horreur quand la caméra suit la bête mutilée, avatar animalier de l’homme-tronc, qui coule à pic et agonise sur le fond sableux, gueule ouverte. Puis de film d’aventures quand, accompagné par le célèbre activiste Paul Watson (voir Le Point n°1846 du 31 janvier 2008) dont le bateau éperonne les braconniers qui ne veulent pas se rendre, Rob est pourchassé par l’armée. Appelée à la rescousse par les braconniers ! Les coups de feu claquent, Rob est arrêté. Avant de s’échapper et d’aller filmer des entrepôts clandestins dont les toits servent de séchoirs à des milliers d’ailerons pour le compte de la mafia taïwanaise. Incroyable ? Pas plus que les long lines (palangres), ces lignes qui atteignent 100 kilomètres. Armées de milliers d’hameçons où se prennent, pêle-mêle, poissons, requins et tortues. « Imaginez une ligne comme ça qui se baladerait au-dessus de la forêt amazonienne, dit Rob, et qui accrocherait des perroquets, des singes... le spectacle serait insupportable et on arrêterait ça tout de suite. Mais, dans la mer, ça ne se voit pas, alors on ne fait rien. »
Surtout qu’un requin mort fait rarement pleurer dans les chaumières. Un bestiau muni d’une telle mâchoire et à l’oeil aussi vide ne peut être qu’une machine à tuer. Alors quand en plus ils ont une tête de marteau ! Avec ses « Dents de la mer », Spielberg a considérablement aggravé leur cas. Rob en veut beaucoup au réalisateur: contrairement à l’auteur du livre dont est tiré le film, qui a depuis longtemps fait amende honorable en reconnaissant avoir fantasmé, l’homme qui boycotte les JO n’a jamais eu un mot pour ses victimes aquatiques. Qui a oublié, pourtant, la nageuse innocente aspirée sous l’eau par le monstre sournois? Et la musique oppressante qui accompagne chacune de ses apparitions glaçantes ? « Des conneries, s’énerve Rob. On a plus de chances d’être tué par un distributeur de soda que par un requin. En un an, dans le monde entier, les requins causent au pis 5 décès. Les éléphants et les tigres, 100, et la malnutrition, 8 millions ! » Avec ses amis, Rob a donc prévu une action coup de poing dans le ranch de Spielberg. Qu’il en soit ici averti : vite, un mot pour les requins, Steven !
Au fond, voilà le premier film d’amour lancé à un animal qui n’en a jamais reçu. Et que le cinéma a diabolisé comme jadis les loups par les contes populaires. Ça devrait donc s’arranger : en 1990, vous avez dansé avec loups. En 2008, vous danserez avec les requins
Les saigneurs de la mer
Chaque année, plus de 100 millions de requins seraient exterminés. Certaines espèces ont perdu jusqu'à 99 % de leur population, comme le requin-marteau halicorne sur la côte atlantique des Etats-Unis. Avec une maturité sexuelle tardive (entre 12 et 20 ans) et une gestation longue pour peu d'embryons, les requins n'ont souvent pas le temps de se reproduire qu'ils finissent dans un bol de soupe.
Sur le seul marché de Hongkong, entre 26 et 73 millions d'ailerons sont vendus chaque année. Les pêcheurs ne s'embarrassent pas de délicatesse. Ces saigneurs de la mer découpent les ailerons sur les requins vivants avant de les rejeter à l'eau. A plus de 200 euros le kilo d'aileron, pourquoi encombrer les cales de carcasses ? Cette boucherie nommée « finning » (« fin » : nageoire, en anglais) est interdite en Europe, où un tiers des populations de requins sont menacées d'extinction. Mais les pêcheurs du Vieux Continent s'adonnent eux aussi à cette pratique pour alimenter le marché asiatique. La moitié des ailerons surgelés vendus à Hongkong vient en effet d'Espagne.
Bruxelles impose de ramener les corps des requins, mais « cette mesure est facilement contournable, puisque carcasses et ailerons peuvent être débarqués dans des ports différents. Aucun contrôle efficace ne permet de vérifier si le nombre de carcasses correspond au nombre d'ailerons », regrette Julie Cator, directrice politique d'Oceana Europe, une ONG qui milite pour la sauvegarde des océans. « Nous demandons que les requins soient débarqués intacts, le découpage ne s'effectuant qu'à terre », ajoute-t-elle, ce qui réduirait énormément les prises. En décembre, l'Onu lançait un appel pour limiter les captures et améliorer la lutte contre la pêche illégale. De son côté, l'Union européenne annonce, après cinq ans d'attente, la publication de son plan pour une gestion globale et cohérente de la pêche au requin.
Pendant ce temps, la liste rouge de l'UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) continue de s'allonger : cette année, neuf espèces de requins rejoindront la liste des 126 autres menacées d'extinction
Par Gwendoline Dos Santos -Le Point
En dix ans, nous dit Rob, 90 % des requins ont été exterminés. 100 millions d’individus par an (1),15 000 rien que pendant la durée du film. La cause ? Leurs précieux ailerons, achetés 0,80 euro le kilo et revendus 200 sur les marchés asiatiques. On a même vu une nageoire de requin baleine atteindre les 10 000 dollars. Pour Rob, seule la drogue rivalise avec ce business. La faute aux vertus que l’Asie prête à cet appendice cartilagineux. En soupe, malgré son absence totale de saveur, il garantirait force et longévité, guérirait les pannes sexuelles. Comme la corne de rhinocéros ou le pénis de tigre ? Mieux, car le requin empêcherait en plus d’avoir le cancer ! Longtemps ces superstitions n’ont concerné que les élites, seules capables de s’offrir ce mets impérial. Mais le développement économique fulgurant de la zone Asie a multiplié les notables. Qui veulent, eux aussi, leur Viagra naturel !
Les seigneurs de la Mer
Le jeune réalisateur remonte la chaîne économique. Au Costa Rica, invité pour une mission de surveillance, il traque des pêcheurs qui braconnent sur les réserves naturelles. Pour gagner du temps, de la place et du poids, les hommes tranchent ailerons et nageoires sur la bête vivante et rejettent à l’eau le corps sanguinolent. On appelle ça le finning (voir encadré). Le film prend des airs de film d’horreur quand la caméra suit la bête mutilée, avatar animalier de l’homme-tronc, qui coule à pic et agonise sur le fond sableux, gueule ouverte. Puis de film d’aventures quand, accompagné par le célèbre activiste Paul Watson (voir Le Point n°1846 du 31 janvier 2008) dont le bateau éperonne les braconniers qui ne veulent pas se rendre, Rob est pourchassé par l’armée. Appelée à la rescousse par les braconniers ! Les coups de feu claquent, Rob est arrêté. Avant de s’échapper et d’aller filmer des entrepôts clandestins dont les toits servent de séchoirs à des milliers d’ailerons pour le compte de la mafia taïwanaise. Incroyable ? Pas plus que les long lines (palangres), ces lignes qui atteignent 100 kilomètres. Armées de milliers d’hameçons où se prennent, pêle-mêle, poissons, requins et tortues. « Imaginez une ligne comme ça qui se baladerait au-dessus de la forêt amazonienne, dit Rob, et qui accrocherait des perroquets, des singes... le spectacle serait insupportable et on arrêterait ça tout de suite. Mais, dans la mer, ça ne se voit pas, alors on ne fait rien. »
Surtout qu’un requin mort fait rarement pleurer dans les chaumières. Un bestiau muni d’une telle mâchoire et à l’oeil aussi vide ne peut être qu’une machine à tuer. Alors quand en plus ils ont une tête de marteau ! Avec ses « Dents de la mer », Spielberg a considérablement aggravé leur cas. Rob en veut beaucoup au réalisateur: contrairement à l’auteur du livre dont est tiré le film, qui a depuis longtemps fait amende honorable en reconnaissant avoir fantasmé, l’homme qui boycotte les JO n’a jamais eu un mot pour ses victimes aquatiques. Qui a oublié, pourtant, la nageuse innocente aspirée sous l’eau par le monstre sournois? Et la musique oppressante qui accompagne chacune de ses apparitions glaçantes ? « Des conneries, s’énerve Rob. On a plus de chances d’être tué par un distributeur de soda que par un requin. En un an, dans le monde entier, les requins causent au pis 5 décès. Les éléphants et les tigres, 100, et la malnutrition, 8 millions ! » Avec ses amis, Rob a donc prévu une action coup de poing dans le ranch de Spielberg. Qu’il en soit ici averti : vite, un mot pour les requins, Steven !
Au fond, voilà le premier film d’amour lancé à un animal qui n’en a jamais reçu. Et que le cinéma a diabolisé comme jadis les loups par les contes populaires. Ça devrait donc s’arranger : en 1990, vous avez dansé avec loups. En 2008, vous danserez avec les requins
Les saigneurs de la mer
Chaque année, plus de 100 millions de requins seraient exterminés. Certaines espèces ont perdu jusqu'à 99 % de leur population, comme le requin-marteau halicorne sur la côte atlantique des Etats-Unis. Avec une maturité sexuelle tardive (entre 12 et 20 ans) et une gestation longue pour peu d'embryons, les requins n'ont souvent pas le temps de se reproduire qu'ils finissent dans un bol de soupe.
Sur le seul marché de Hongkong, entre 26 et 73 millions d'ailerons sont vendus chaque année. Les pêcheurs ne s'embarrassent pas de délicatesse. Ces saigneurs de la mer découpent les ailerons sur les requins vivants avant de les rejeter à l'eau. A plus de 200 euros le kilo d'aileron, pourquoi encombrer les cales de carcasses ? Cette boucherie nommée « finning » (« fin » : nageoire, en anglais) est interdite en Europe, où un tiers des populations de requins sont menacées d'extinction. Mais les pêcheurs du Vieux Continent s'adonnent eux aussi à cette pratique pour alimenter le marché asiatique. La moitié des ailerons surgelés vendus à Hongkong vient en effet d'Espagne.
Bruxelles impose de ramener les corps des requins, mais « cette mesure est facilement contournable, puisque carcasses et ailerons peuvent être débarqués dans des ports différents. Aucun contrôle efficace ne permet de vérifier si le nombre de carcasses correspond au nombre d'ailerons », regrette Julie Cator, directrice politique d'Oceana Europe, une ONG qui milite pour la sauvegarde des océans. « Nous demandons que les requins soient débarqués intacts, le découpage ne s'effectuant qu'à terre », ajoute-t-elle, ce qui réduirait énormément les prises. En décembre, l'Onu lançait un appel pour limiter les captures et améliorer la lutte contre la pêche illégale. De son côté, l'Union européenne annonce, après cinq ans d'attente, la publication de son plan pour une gestion globale et cohérente de la pêche au requin.
Pendant ce temps, la liste rouge de l'UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) continue de s'allonger : cette année, neuf espèces de requins rejoindront la liste des 126 autres menacées d'extinction
Par Gwendoline Dos Santos -Le Point