"La Graine et le mulet": Kechiche signe un formidable couscous
Par Pascal Riché (Rue89) 23H55 11/12/2007
Autant le dire d'entrée de jeu, "La Graine et le mulet", d'Abdellatif Kechiche, est un film enthousiasmant, plein de vie et d'humanité, porté avec force par de très bons acteurs non-professionnels.
En le présentant jeudi dernier dans une salle du quartier latin, le réalisateur au rire accroché aux lèvres, césarisé il y a deux ans pour "L'Esquive", a raconté une triste fable impliquant, justement, une graine et un mulet.
Un paysan pauvre décide de retirer chaque jour une graine de la mangeoire de son âne, une bête fidèle et travailleuse. Le premier jour, il constate que l'âne travaille aussi dur qu'auparavant. Le deuxième également, et le troisième pareil...
Au bout de quelques semaines, la mangeoire est moitié moins remplie, mais l'âne travaille toujours aussi dur. Le paysan est satisfait. Mais un matin, il entre dans l'étable, et découvre son animal mort.
"Je vous raconte cela, mais ça n'a rien à voir avec le film", rigole alors Kechiche.
Rien, vraiment? Certes, dans "La Graine et le mulet", le mulet désigne le poisson, et la graine évoque le couscous. Il y est question d'une famille française, d'origine tunisienne, qui aide le père et beau-père, immigré des chantiers de réparation navale de Sète, à monter un restaurant sur un vieux rafiot qu'il a acheté avec ses indemnités de licenciement.
Le début de l'histoire n'est pas sans lien avec la fable: Slimane Beiji, cet ouvrier sexagénaire arrivé en France dans les années 60, a travaillé des décennies sur ces chantiers navals. Et puis un jour, ses employeurs instaurent la flexibilité du travail. On lui demande de travailler le soir, etc. Jusqu'au point ou il refuse, et se fait licencier. "Tu est fatigué et tu nous fatigues", lui dit son patron.
On pense à Pagnol, Renoir
"La Graine et le mulet" est un film social, qui ne verse jamais dans le cliché. Un film sur le travail, l'immigration, les rapports entre générations, les hypocrisies de la bourgeoisie (le tableau des notables de Sète est d'une cruauté daumieresque). Mais Kechiche va bien au delà de ces tableaux sociaux. Il plonge sa caméra, tantôt moqueuse, tantôt attendrie (on pense à Pagnol ou Renoir) au coeur de la complexité des rapports humains.
Et ce qu'il trouve, au coeur de cette complexité-là, toujours en tension, c'est l'incontournable compromis. Chaque personnage, à tour de rôle, sacrifie l'expression de ses émotions, ou bien celle de sa dignité, sur l'autel du bien commun. Trompée par son mari, la bru de Slimane ravale sa colère et accepte de se rendre à un déjeuner familial; amère, la nouvelle compagne de Slimane, propriétaire du modeste Hôtel de l'Orient, se résigne à se rendre à l'inauguration du restaurant, etc. Jusqu'à une danse du ventre improvisée, sacrificielle, à laquelle se livre sa belle fille...
L'important, ce sont les femmes
Des femmes, essentiellement. Car en dehors de son personnage principal, les hommes existent peu dans ce film, et ils ne sont pas trop à l'honneur, présentés comme lâches ou simplement paresseux. Les femmes, elles, sont, chacune à leur manière, des héroïnes. Elles portent la famille et son patriarche à bout de bras.
Kechiche signe, avec la graine et le mulet, un tableau familial d'une justesse étonnante. Certaines scènes, gorgées de vie, s'éternisent (la belle fille de Slimane picorant le couscous dans l'assiette de ce dernier, ou cherchant à convaincre sa mère d'aller à la soirée inaugurale du restaurant); elles s'éternisent, mais l'on aimerait qu'elles durent plus longtemps encore... Car c'est dans cette durée que Kechiche sait faire apparaître la vérité, l'humanité de ces personnage, comme une photo qui se développe doucement dans un bain de révélateur.
Chaque comédien habite son rôle, étonnant de force. Aucun n'est pourtant professionnel. Slimane, bel homme taciturne et calme, est joué par Habib Boufares, un ami du père de Kechiche, ancien ouvrier du bâtiment, à Nice. "L'histoire de Slimane, c'est la mienne", nous explique-t-il après la projection. Sa famille l'a poussé à accepter le travail que lui proposait Kechiche, et il ne le regrette pas. Son restaurant, c'est ce film, constate-t-il.
La grande révélation est Hafsia Herzi, une marseillaise de 20 ans, qui joue la jeune belle-fille de Slimane. Recrutée lors d'un casting, elle a pris 15 kilos pour les besoins du film ("c'est simple, j'ai mangé tout et n'importe quoi"), ce qui ne l'a pas enlaidie, bien au contraire. Pleine, belle, forte, drôle, elle crève littéralement l'écran: de l'énergie à l'état pur.
► "La Graine et le Mulet". Prix spécial du jury à la Mostra de Venise. De Abdellatif Kechiche, avec Habib Boufares, Hafsia Herzi, Faridah Benkhetache ... - France - 2h31 - voir la bande-annonce.
Par Pascal Riché (Rue89) 23H55 11/12/2007
Autant le dire d'entrée de jeu, "La Graine et le mulet", d'Abdellatif Kechiche, est un film enthousiasmant, plein de vie et d'humanité, porté avec force par de très bons acteurs non-professionnels.
En le présentant jeudi dernier dans une salle du quartier latin, le réalisateur au rire accroché aux lèvres, césarisé il y a deux ans pour "L'Esquive", a raconté une triste fable impliquant, justement, une graine et un mulet.
Un paysan pauvre décide de retirer chaque jour une graine de la mangeoire de son âne, une bête fidèle et travailleuse. Le premier jour, il constate que l'âne travaille aussi dur qu'auparavant. Le deuxième également, et le troisième pareil...
Au bout de quelques semaines, la mangeoire est moitié moins remplie, mais l'âne travaille toujours aussi dur. Le paysan est satisfait. Mais un matin, il entre dans l'étable, et découvre son animal mort.
"Je vous raconte cela, mais ça n'a rien à voir avec le film", rigole alors Kechiche.
Rien, vraiment? Certes, dans "La Graine et le mulet", le mulet désigne le poisson, et la graine évoque le couscous. Il y est question d'une famille française, d'origine tunisienne, qui aide le père et beau-père, immigré des chantiers de réparation navale de Sète, à monter un restaurant sur un vieux rafiot qu'il a acheté avec ses indemnités de licenciement.
Le début de l'histoire n'est pas sans lien avec la fable: Slimane Beiji, cet ouvrier sexagénaire arrivé en France dans les années 60, a travaillé des décennies sur ces chantiers navals. Et puis un jour, ses employeurs instaurent la flexibilité du travail. On lui demande de travailler le soir, etc. Jusqu'au point ou il refuse, et se fait licencier. "Tu est fatigué et tu nous fatigues", lui dit son patron.
On pense à Pagnol, Renoir
"La Graine et le mulet" est un film social, qui ne verse jamais dans le cliché. Un film sur le travail, l'immigration, les rapports entre générations, les hypocrisies de la bourgeoisie (le tableau des notables de Sète est d'une cruauté daumieresque). Mais Kechiche va bien au delà de ces tableaux sociaux. Il plonge sa caméra, tantôt moqueuse, tantôt attendrie (on pense à Pagnol ou Renoir) au coeur de la complexité des rapports humains.
Et ce qu'il trouve, au coeur de cette complexité-là, toujours en tension, c'est l'incontournable compromis. Chaque personnage, à tour de rôle, sacrifie l'expression de ses émotions, ou bien celle de sa dignité, sur l'autel du bien commun. Trompée par son mari, la bru de Slimane ravale sa colère et accepte de se rendre à un déjeuner familial; amère, la nouvelle compagne de Slimane, propriétaire du modeste Hôtel de l'Orient, se résigne à se rendre à l'inauguration du restaurant, etc. Jusqu'à une danse du ventre improvisée, sacrificielle, à laquelle se livre sa belle fille...
L'important, ce sont les femmes
Des femmes, essentiellement. Car en dehors de son personnage principal, les hommes existent peu dans ce film, et ils ne sont pas trop à l'honneur, présentés comme lâches ou simplement paresseux. Les femmes, elles, sont, chacune à leur manière, des héroïnes. Elles portent la famille et son patriarche à bout de bras.
Kechiche signe, avec la graine et le mulet, un tableau familial d'une justesse étonnante. Certaines scènes, gorgées de vie, s'éternisent (la belle fille de Slimane picorant le couscous dans l'assiette de ce dernier, ou cherchant à convaincre sa mère d'aller à la soirée inaugurale du restaurant); elles s'éternisent, mais l'on aimerait qu'elles durent plus longtemps encore... Car c'est dans cette durée que Kechiche sait faire apparaître la vérité, l'humanité de ces personnage, comme une photo qui se développe doucement dans un bain de révélateur.
Chaque comédien habite son rôle, étonnant de force. Aucun n'est pourtant professionnel. Slimane, bel homme taciturne et calme, est joué par Habib Boufares, un ami du père de Kechiche, ancien ouvrier du bâtiment, à Nice. "L'histoire de Slimane, c'est la mienne", nous explique-t-il après la projection. Sa famille l'a poussé à accepter le travail que lui proposait Kechiche, et il ne le regrette pas. Son restaurant, c'est ce film, constate-t-il.
La grande révélation est Hafsia Herzi, une marseillaise de 20 ans, qui joue la jeune belle-fille de Slimane. Recrutée lors d'un casting, elle a pris 15 kilos pour les besoins du film ("c'est simple, j'ai mangé tout et n'importe quoi"), ce qui ne l'a pas enlaidie, bien au contraire. Pleine, belle, forte, drôle, elle crève littéralement l'écran: de l'énergie à l'état pur.
► "La Graine et le Mulet". Prix spécial du jury à la Mostra de Venise. De Abdellatif Kechiche, avec Habib Boufares, Hafsia Herzi, Faridah Benkhetache ... - France - 2h31 - voir la bande-annonce.